Le Maître de la Terre

II

Il pouvait être trois heures et demie, lelendemain, lorsque le prêtre se réveilla, dans sa petite chambreaux murs crépis de boue, proche de celle du Saint-Père, et entenditun pas montant l’escalier. Le soir précédent, il avait laissé lepape, comme d’ordinaire, s’occupant à ouvrir la pile de lettresvenues du cardinal Corkran ; et, là-dessus, il s’en était allétout droit vers son lit, et n’avait fait qu’un somme jusqu’àmaintenant. Une minute ou deux encore, il resta étendu, à demisomnolent, écoutant chaque battement des pieds sur lesmarches ; mais bientôt il se redressa brusquement, car un coupavait été frappé à sa porte ; un second coup, et le voicisautant hors du lit, dans sa longue tunique de nuit, se hâtant derenouer sa ceinture, et se précipitant vers la porte pourouvrir !

C’était le pape qui se tenait debout, sur leseuil, avec une petite lampe dans une de ses mains, – car l’aubecommençait à peine de poindre, – et un papier dans l’autre.

– Je vous demande pardon, mon père, maisil s’agit d’un message qu’il faut que nous envoyions tout de suiteà Son Éminence !

Ensemble, ils traversèrent la chambre du pape,gravirent l’escalier abrupt, et émergèrent à l’air froid et limpidedu haut de la maison. Le pape souffla sa lampe et la posa sur leparapet.

– Mais vous allez avoir froid, monpère ! Allez chercher votre manteau !

– Et vous, Sainteté ?

Sylvestre fit un petit signe négatif, et sedirigea vers l’abri où était installé l’appareil du télégraphe sansfil.

– Allez chercher votre manteau, monpère ! répéta-t-il, par-dessus son épaule. Pendant ce temps,je vais appeler !

Quand le prêtre arriva, trois minutes après,les pieds chaussés de pantoufles et un manteau sur ses épaules,apportant un autre manteau pour son maître, celui-ci était assis àla table de l’appareil. Il ne leva pas même la tête, à l’arrivée duprêtre, mais, une fois de plus, pressa sur le levier qui,communiquant avec la longue perche dressée au-dessus d’eux,transportait l’énergie vibrante et frémissante à travers les lieuesqui séparaient Nazareth de Damas.

Ce bon prêtre, maintenant encore, n’avait pasfini de s’accoutumer à cette machine extraordinaire, inventéedepuis plus d’un siècle, et amenée, depuis lors, à un merveilleuxdegré de perfection, cette machine qui, à l’aide d’un poteau, d’unepelote de fil, et d’une boîte de roues, parlait, à travers lesespaces du monde, à un petit récepteur de métal.

L’air était étrangement froid, en comparaisonde la chaleur qui avait précédé et qui allait suivre ; et leprêtre frissonnait un peu, debout sur le toit, pendant qu’ilconsidérait, tour à four, la figure immobile assise devant lui, et,au-dessus de lui, la voûte énorme du ciel qui, en ce moment même,passait d’une lumière décolorée et froide à des nuances tendres dejaune, à mesure que l’aube pointait au delà du Thabor et de Moab.Du village voisin s’élevait le chant d’un coq, aigu et cuivré commele son d’une trompette : un chien aboya, et, de nouveau, setut ; et puis, tout à coup, la sonnerie brève du timbreattaché au rebord du toit rappela le rêveur à la réalité, et luiannonça que son travail allait commencer.

En effet, le pape, après avoir encore presséle levier, et attendu la réponse d’une seconde sonnerie, se leva etfit signe à son compagnon de prendre sa place.

Le Syrien s’assit, non sans avoir d’abord jetéle manteau sur les épaules de son maître ; après quoi, ilattendit que celui-ci se fût installé sur une chaise, placée detelle façon, auprès de la table, que les deux visages se faisaientvis-à-vis. Et ainsi il resta, ses gros doigts bruns posés sur lesrangées de touches, les yeux fixés sur le visage du pape ; etil lui sembla que ce beau visage, parmi les plis du capuchon quil’entourait, était plus pâle que jamais. Dans cette fraîche lumièrede l’aube, les sourcils noirs, arqués, accentuaient cetteimpression de pâleur ; et les lèvres même, fermes et fines,s’apprêtant à parler, avaient une blancheur exsangue que le prêtrene se souvenait point d’avoir jamais vue. Sylvestre tenait toujoursson papier à la main, et ses yeux, maintenant, y étaient fixés.

– Assurez-vous bien que c’est lecardinal ! dit-il, brusquement.

Le prêtre frappa une question ; et, enremuant les lèvres, lut le message qui venait se précipiter,nettement imprimé, sur la grande feuille de papier blanc.

– C’est bien Son Éminence,Sainteté ! dit-il doucement. Elle est seule àl’appareil !

– Bien ! Alors, commencez

« – Nous avons reçu la lettre de VotreÉminence et pris note des nouvelles qu’elle renfermait. J’aurais dûêtre prévenu par le télégraphe ; pourquoi ne l’a-t-on pasfait ? »

La voix s’arrêta, et le prêtre, qui avaitfrappé le message bien plus rapidement qu’on n’aurait pu l’écrire,lut, tout haut, la réponse :

« – Je ne pensais pas qu’il y eûturgence. Je croyais que ce n’était là qu’un nouvel assaut de nospersécuteurs, pareil aux autres. Du reste, j’avais l’intention dedemander des renseignements supplémentaires, et de les transmettreaussitôt à Nazareth !

« – Il y avait urgence,absolument ! » reprit la voix de Sylvestre, de ce toncalme et égal qui servait à la dictée des messages.« Rappelez-vous que toutes les nouvelles de cette sorte sonttoujours urgentes !

« – Je regrette ma faute ! fut laréponse que lut le prêtre.

« – Vous me dites, » poursuivit le pape,les yeux toujours fixés sur le papier, « que cette mesure estdésormais décidée. Vous ne me nommez que trois autorités ; enavez-vous d’autres ? »

Il y eut une pause d’un moment. Puis le prêtrecommença à lire des noms :

« – En plus des trois cardinaux que j’ainommés hier, les archevêques du Caire, de Calcutta et de Sydney,les évêques des îles Marquises et de Terre-Neuve, les franciscainsdu Maroc, et d’autres encore, m’ont demandé quelle serait laconduite à tenir si la nouvelle était vraie. J’ai déjà expédié enAngleterre deux membres de l’ordre du Christ Crucifié.

« – Dites-nous quand et comment lanouvelle vous est arrivée d’abord !

« – J’ai été appelé à l’appareil, hiersoir, vers dix-huit heures ! L’archevêque de Sydney medemandait si la nouvelle était exacte, à quoi j’ai répondu que jel’ignorais. Dix minutes après, le cardinal Ruspoli m’a envoyé lanouvelle, bien positive, de Turin ; et j’ai reçu un messagepareil du P. Petrowski, à Moscou. Puis…

« – Arrêtez ! Pourquoi n’est-ce pasle cardinal Dolgoroukof qui vous a communiqué la nouvelle, deMoscou ?

– Il ne l’a communiquée que trois heuresplus tard. Son Éminence venait seulement d’apprendre lanouvelle.

« – Informez-vous du moment exact où lanouvelle a été connue à Moscou ! Et maintenant,continuez ! Quand supposez-vous que la nouvelle ait été renduepublique ?

« – La chose a été décidée, en premierlieu, dans une conférence secrète de Londres, environ vers quatorzeheures. Les plénipotentiaires semblent l’avoir signée tout desuite. Après quoi, elle a été communiquée au monde. Ici, on l’apubliée vers minuit.

« – Ainsi, Felsenburgh était àLondres ?

« – Je n’en suis pas encore certain. Lecardinal Malpas me dit que Felsenburgh avait donné son consentementéventuel dès la veille.

« – Bien. Et voilà tout ce que voussavez ?

« – J’ai été rappelé, il y a une heure,par le cardinal Ruspoli. Il me dit qu’il redoute un mouvement defoule à Florence ; il prévoit que ceci va être le commencementde troubles infiniment plus graves que les précédents. Et ildemande des instructions.

« – Dites-lui que nous lui envoyons notrebénédiction apostolique et qu’il recevra des instructions dans deuxheures d’ici ! Choisissez douze membres de l’ordre, pour unservice immédiat !

« – Je le ferai.

« – Communiquez également ce message àtout le Sacré Collège, et enjoignez-lui de le transmettre, avectoute la discrétion nécessaire, aux métropolitains et évêques, afinque les prêtres et le peuple sachent bien que nous les portons dansnotre cœur !

« – Je le ferai, VotreSainteté !

« – Enfin, dites aux cardinaux que nousavons prévu ceci depuis longtemps, et que nous les recommandons auPère Éternel, sans la providence duquel pas un passereau ne perdune de ses plumes ! Enjoignez-leur d’être calmes et confiants,et de ne rien faire, absolument, que de confesser leur foi quandils seront interrogés !

« – Je ferai tout cela, VotreSainteté ! »

De nouveau, il y eut une pause.

Le pape avait parlé avec la plus parfaitetranquillité, comme un homme plongé dans un rêve. Ses yeux étaientabaissés sur le papier, tout son corps avait l’immobilité d’unestatue ; et cependant le prêtre, qui écoutait, expédiait lesmessages latins, et lisait tout haut les réponses, avaitl’impression que, sous les paroles assez insignifiantes en soiqu’il venait de transmettre, quelque chose de très étrange et detrès grand se trouvait caché. Il y avait, dans l’air, une sensationspéciale d’attente anxieuse ; et le prêtre, après s’êtreétonné de la manière dont le monde catholique tout entier étaitentré en communication passionnée avec Damas, irrésistiblementavait été entraîné à se rappeler ses méditations du soir précédent,pendant qu’il attendait le messager. Évidemment, toutes lespuissances du monde s’apprêtaient à faire un pas de plus, dans leurmarche contre le Christ. Quant à la nature particulière du nouvelassaut, cela n’intéressait le bon Syrien que très faiblement.

Le pape fut le premier à rompre le silence,parlant maintenant de sa voix naturelle.

– Mon père, ce que je vais dire à présentest aussi secret que si je le disais en confession ! Vouscomprenez ?… Très bien ! Commencez !

Et, de nouveau, l’intonation égale et sansaccent se mit à dicter :

« – Éminence ! dans une heure d’ici,Nous dirons la messe du Saint-Esprit ; lorsque Nous auronsfini, vous tâcherez à faire en sorte que tout le Sacré Collège soiten contact avec vous et attende Nos ordres. Cette nouvelle décisionqu’on vient de prendre ne ressemble à aucune de celles qui l’ontprécédée ; et je suis sûr que, désormais, vous le comprendrez.Or, Nous avons en tête deux ou trois plans, mais sans savoirexactement quel est celui que Notre-Seigneur nous commande dechoisir. Après la messe, Nous vous communiquerons sa volonté. EtNous vous prions de dire la messe, vous aussi, tout de suite, ànotre intention. Quant à l’affaire du cardinal Dolgoroukof, vouspouvez la remettre à plus tard ; mais vous ne manquerez pas denous faire connaître le résultat de votre enquête. Benedicat teOmnipotens Deus, Pater et Filius, et SpiritusSanctus !

« – Amen », murmura leprêtre, lisant ce mot sur la feuille blanche.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer