Le Maître de la Terre

I

Le lendemain soir, Olivier Brand, assis dansson bureau, lisait l’article de tête de la dernière édition duNouveau Peuple, où le rédacteur en chef du journal décrivait etappréciait, en ces termes, la cérémonie de la veille :

Nous commençons enfin à nous remettre un peude l’enivrement de la nuit passée, et à nous rendre compte dessuites merveilleuses que ne pourront manquer d’avoir les événementsde cette nuit, à jamais mémorable. Mais, d’abord, il convient derappeler brièvement les faits. Jusqu’à la soirée d’hier, notreanxiété persistait au sujet de la crise d’Orient, et, sur le coupde vingt et une heures, il n’y avait pas encore à Londres plus dequarante personnes qui sussent positivement que tout danger avaitdisparu. Pendant la demi-heure qui a suivi ce moment, leGouvernement a pris quelques mesures discrètes : un petitnombre de personnes choisies ont été informées ; la police aété appelée, avec une demi-douzaine de régiments de troupes, pourassurer l’ordre ; le Temple de Paul a été mis en état pour laséance solennelle ; les Compagnies de chemin de fer ont reçudes instructions ; et, à vingt et une heures et demieexactement, l’avis officiel a été publié, au moyen d’affichesélectriques, dans tous les quartiers de Londres, aussi bien quedans toutes les grandes villes de province. Le temps et la placenous font défaut pour décrire ici l’admirable manière dont toutesles autorités publiques se sont acquittées de leur devoir ;qu’il nous suffise de dire que, dans toute la ville de Londres, onn’a pas eu à déplorer plus de soixante accidents mortels.

Dès vingt-deux heures, le Temple de Paul étaitbondé jusque dans ses derniers recoins. Le chœur avait été réservépour les membres du Parlement et les fonctionnaires publics. Lesgaleries du dôme étaient remplies d’une assistance de dames ;et le public était librement admis dans la nef entière. Aussi bien,ceux qui voulaient assister à la fête ont-ils été sages de sehâter ; car, un quart d’heure après, on peut bien dire quetoutes les rues de Londres sont devenues intraversables.

Par un choix excellent, M. Olivier Brandavait été désigné pour parler en premier lieu. Le souvenir del’infâme attentat dirigé contre lui par un émissaire de l’Églisecatholique était présent encore à tous les esprits ; etl’expression caractéristique de sa figure, aussi bien que l’accentpassionné de ses paroles, ont donné à merveille le ton général detoute la séance. On trouvera plus loin le résumé de son discours.Après lui, successivement, le premier ministre, le ministre del’Amirauté, le secrétaire des Affaires d’Orient, et lord Pembertonont dit quelques mots confirmant l’incroyable nouvelle. Versvingt-trois heures moins le quart, un renforcement de clameurs, audehors, a annoncé l’approche de la délégation américaine, venueexprès de Paris pour donner plus d’éclat à la fête ; et,solennellement, les membres de la délégation sont montés surl’estrade, après être entrés par la porte sud de l’ancien chœur.Chacun d’eux, tour à tour, a prononcé une courte allocution ;mais, bien que tous aient tenu à nous le rappeler, aucun d’entreeux, peut-être, n’a plus clairement mis en lumière queM. Markham ce fait essentiel, que tout le succès des effortsaméricains a été dû, uniquement et absolument, à M. JulienFelsenburgh. Celui-ci, à ce moment de la séance, n’était pas encorearrivé ; mais, en réponse à l’attente unanime de la foule,M. Markham a déclaré qu’on pouvait être sûr de le voir dansquelques instants. Puis il a continué en nous décrivant, autantqu’il était possible de le faire en quelques phrases, la méthodedont s’était servi M. Felsenburgh pour accomplir ce quirestera toujours, probablement, l’acte le plus étonnant de toutel’histoire humaine.

M. Felsenburgh, d’après ce qu’il nous aappris, est, d’abord, sans aucun doute, le plus grand orateur quele monde ait jamais entendu. Toutes les langues lui sontfamilières : durant les huit mois derniers, tout le temps ques’est poursuivi le Congrès d’Orient, M. Felsenburgh a discouruen dix-huit langues différentes. Quant à la nature particulière deson éloquence, nous aurons, tout à l’heure, l’occasion de ladéfinir. M. Markham nous a dit aussi que cet homme admirablepossède la connaissance la plus surprenante, non seulement de lanature humaine, mais de tout ce qu’il y a, dans cette nature, deproprement divin. Sans que l’on puisse deviner où il a puisé unescience aussi universelle, c’est chose certaine que, dès le début,il a paru ne rien ignorer de l’histoire, des préjugés, descraintes, des espoirs, etc., de toutes les innombrables sectes etcastes orientales avec lesquelles il a eu affaire. En résumé, commel’observe très justement M. Markham, M. Felsenburghconstitue le premier produit vraiment parfait de cette nouvellehumanité cosmopolite, dont la création a été l’objet inconscient etcontinu de tous les efforts du monde, à travers l’histoire. Dansneuf cités de l’Orient, – Damas, Irkoutsk, Constantinople,Calcutta, Bénarès, Nankin, et trois autres, – une foule mahométanel’a acclamé comme le dernier Messie. Enfin, en Amérique, d’où asurgi cette figure extraordinaire, personne n’a rien à dire de luique du bien. Il ne s’est rendu coupable d’aucun de ces actes depresse jaune, de corruption, d’improbité commerciale ou politique,qui ont souillé le passé de tous les hommes d’État d’autrefois.M. Felsenburgh n’a même jamais formé un parti. C’est lui enpersonne, et non pas son groupe, qui a tout conquis. Et tous ceuxqui ont assisté à la séance de cette nuit s’accorderont àreconnaître, avec nous, que l’effet de ce discours deM. Markham a été indescriptible. Quand ce discours a pris fin,un grand silence s’est répandu dans la foule ; et puis, pourrépondre à l’émotion universelle, l’organiste a frappé les premiersaccords de l’Hymne maçonnique. Bientôt, non seulement toutl’intérieur de l’édifice a retenti des paroles sacrées de cechant ; mais au dehors aussi, le peuple rassemblé s’est mis àchanter ; et notre vieille cité de Londres, pendant quelquesinstants, est devenue, en vérité, le Temple du Seigneur.

Et maintenant nous voici parvenu à la partiela plus difficile de notre tâche. Aussi bien devons-nous avouer,tout de suite, que toute description échouerait à rendre compte dela séance de cette nuit.

On achevait le quatrième verset de l’Hymnemaçonnique, lorsqu’une figure simplement vêtue de noir a gravi lesmarches de l’estrade. Personne, d’abord, n’y a faitattention ; mais, tout à coup, un mouvement s’est produitparmi les délégués ; et bientôt le chant s’est interrompu, aumoment où le nouveau venu, après une légère inclinaison de tête àdroite et à gauche, s’est frayé un chemin jusqu’à un siège qui luiétait réservé, au premier plan de l’estrade. Et, chose singulière,aucun vivat bruyant n’a remplacé la musique de l’Hymne. Un silenceprofond, infini, a immédiatement dominé l’énorme foule ; et cesilence, par un magnétisme étrange, s’est communiqué même en dehorsde l’édifice, dès l’instant où M. Felsenburgh a prononcé sespremières paroles.

De son discours, nous ne dirons que peu dechose. Autant qu’il nous a semblé, pas un seul reporter n’a eu lecourage de baisser les yeux sur son papier, pour prendre des notes.Le discours, prononcé en espéranto, était d’ailleurs très bref ettrès simple. Il ne consistait qu’en une annonce rapide du grandfait de la Fraternité universelle, désormais établie ; en desfélicitations à tous ceux qui auraient le bonheur de pouvoirassister au déroulement futur des destinées de l’univers, après cetaccomplissement définitif du grand effort des siècles ; et,par manière de péroraison, en une exhortation à la louange de cetesprit du Monde qui, maintenant, vient de réaliser sonincarnation.

Tel a été le contenu de ce discours dequelques minutes ; mais comment essayer de traduirel’impression que nous a fait éprouver la personnalité del’orateur ? M. Felsenburgh, autant que l’on en peut jugerpar son apparence extérieure, est un homme d’environ trente outrente-cinq ans. Il a le visage rasé, la taille très droite, lesyeux et les sourcils noirs, sous des cheveux entièrement blancs.Pendant tout son discours, il s’est tenu immobile, les mainsappuyées sur le rebord de l’estrade. Toutes ses paroles étaientdites lentement, distinctement, d’une voix merveilleusement claireet haute. Puis, quand il eut achevé, il est resté debout, aupremier plan de l’estrade.

Il n’a pas obtenu d’autre réponse qu’unsoupir, qui a jailli de tous les cœurs, comme si le monde entiervenait de respirer librement pour la première fois ; aprèsquoi s’est étendu sur nous, de nouveau, l’extraordinaire silence.Nombre d’yeux pleuraient ; des milliers de lèvres remuaientsans émettre aucun son ; et tous les visages étaient tournésvers la simple figure debout sur l’estrade, comme si l’espoir detoutes les âmes était concentré là. C’est d’une façon pareille que,sans doute, – si du moins la chose n’est pas une simple fiction, –des milliers d’yeux et d’âmes étaient tournés vers le personnageconnu dans l’histoire sous le nom de Jésus de Nazareth.

M. Felsenburgh s’est tenu debout, unmoment encore, puis il a traversé l’estrade et est sorti de lasalle.

Des événements qui ont eu lieu au dehors, untémoin oculaire nous a rapporté les quelques détailssuivants :

L’aérien blanc, qui sert de voitureparticulière à M. Felsenburgh, et que connaissent désormaistous ceux qui étaient à Londres la nuit passée, avait stationnéauprès de la petite porte sud de l’ancien chœur, reposant à environvingt pieds au-dessus du sol. Rapidement, en quelques minutes, lafoule a appris, ou deviné, quel était le voyageur qu’avait amenécet aérien ; et, lorsque M. Felsenburgh a reparu, sur laporte, le même étrange soupir a retenti à travers tout l’espace duCimetière de Paul, bientôt suivi du même silence. L’aérien étantdescendu, son maître y est entré, et, de nouveau, le vaisseau s’estélevé à une hauteur de vingt pieds.

On s’était d’abord attendu à undiscours ; mais, vraiment, aucun discours n’était nécessaire,et, après une pause de quelques secondes, l’aérien a commencé cettepromenade merveilleuse à travers la ville que celle-ci,certainement, n’oubliera jamais. Quatre fois, durant la nuit,M. Felsenburgh a traversé, d’un bout à l’autre, l’énormecapitale, sans dire un seul mot ; et partout l’immense soupira précédé et suivi son apparition, partout l’extraordinaire silencea marqué l’instant de son passage. Deux heures après le lever dusoleil, le vaisseau blanc s’est rapidement élancé vers le nord et adisparu ; et depuis lors, personne n’a plus revu celui quenous pouvons appeler, en toute vérité, le Sauveur du Monde.

Et maintenant, que nous reste-t-il àdire ?

Tout commentaire est inutile. Nous devonsajouter simplement que cette ère nouvelle a commencé, dès hier, àlaquelle ont vainement aspiré les prophètes et les rois, et ceuxqui ont souffert et ceux qui sont morts, ceux qui peinent et quisont lourdement chargés. En même temps que les rivalitésintercontinentales ont cessé d’exister, le conflit des dissensionsintérieures a pris fin, lui aussi. Et quant à celui qui a été lehéros de l’organisation de cette ère nouvelle, le temps seul nousmontrera quelle tâche il lui est encore réservé d’accomplir.

Ce qu’il a accompli déjà, en tout cas, estd’un prix incalculable. Le péril oriental a été, par lui, à jamaisdissipé. Tout le monde, à présent, aussi bien les barbaresfanatiques que les nations civilisées, ont clairement conscienceque le règne de la guerre est fini. « J’apporte non point lapaix, mais un glaive ! » disait le Christ ; et l’onsait combien amèrement vraies se sont trouvées ces paroles. –« Je n’apporte pas un glaive, mais la paix ! » estla réponse, enfin nettement formulée, de ceux qui ontdéfinitivement renoncé à suivre le Christ, ou qui jamais n’ontaccepté de le suivre. Les principes d’amour et d’union que notreOccident a appris à comprendre et à appliquer, durant le sièclepassé, ont maintenant été adoptés aussi par l’Orient. Il n’y auraplus d’appel aux armes, mais à la Justice ; les hommes nes’adresseront plus à un Dieu qui s’obstine à se tenir caché, maisbien à l’Homme, qui a appris sa propre divinité. Le Surnaturel estmort, ou plutôt nous savons aujourd’hui qu’il n’a jamais vécu. Cequi reste à faire, c’est de mettre en œuvre ces leçons nouvelles,de déférer tous nos actes, toutes nos paroles, et toutes nospensées au Tribunal de l’Amour et de la Justice : ce sera,sans aucun doute, la tâche des années qui viendront. Tous les codesauront à être détruits, toutes les barrières à êtrerenversées ; chaque parti devra s’unir avec l’autre parti,chaque nation avec l’autre nation, et chaque continent avec l’autrecontinent. Rien ne subsiste plus de l’ancienne peur qui pesait surnous ; nous n’avons plus à craindre ni les dangers de la vieprésente, ni ceux d’une soi-disant vie future, dont l’appréhensiona paralysé toute l’activité des générations précédentes. Assezlongtemps l’humanité a gémi dans le travail de sonenfantement ; son sang a coulé par la faute de sa proprefolie ; aujourd’hui, enfin, elle se comprend elle-même, etcommence à vivre. C’est dorénavant que pourront être vraimentbienheureux les doux, les pacifiques, les compatissants : carvoici qu’ils vont enfin posséder la terre, et seront nommés lesenfants de Dieu !

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