Le Maître de la Terre

III

À dix heures, le matin suivant, les cardinauxfurent convoqués dans les appartements du pape, qui avait à leurfaire une allocution.

Percy, de sa place parmi les consulteurs,voyait entrer les cardinaux et autres prélats, hommes de nations,de tempéraments et d’âges divers : les Latins gesticulant,découvrant des dents brillantes ; les Germains sérieux etrecueillis ; un vieux cardinal français appuyé sur sa canne,et s’avançant au bras du bénédictin anglais. La salle était une desgrandes pièces, simples et nues, qui remplaçaient, à présent, lesanciennes chambres du Vatican. Elle avait la forme d’une chapelle,avec des rangées de sièges sur toute son étendue. Près de l’autel,sous un dais, s’élevait le trône pontifical.

Percy n’avait aucune idée de ce qui allaitêtre dit. Comment s’attendre à des déclarations précises etdéfinies, en présence d’une situation encore aussiincertaine ? Tout ce que l’on savait, jusqu’à cette heure,c’était la confirmation de la nouvelle d’une présidence del’Europe, confirmation suffisamment établie, déjà, par la petitepièce d’argent. On disait aussi qu’il y avait eu, de toutes parts,une brusque poussée de persécution, aussitôt réprimée par lesautorités locales. Et le bruit courait que Felsenburgh, dès cejour, allait commencer sa tournée, de capitale en capitale. Onl’attendait à Turin pour la fin de la semaine. De tous les centrescatholiques du monde, des messages affluaient, implorant desinstructions ; on y lisait que l’apostasie se soulevait commeun énorme flux de marée, que partout la persécution menaçait, quemême des évêques commençaient à chanceler.

Quant aux intentions du Saint-Père, tout étaitdouteux. Ceux qui savaient ne disaient rien ; et la seulechose qui se fût divulguée était que le pape avait passé toute lanuit en prière, au tombeau de l’Apôtre…

Subitement, le murmure de la salle s’éteignit,et tous les regards se tournèrent vers un même point. Un instantaprès, Jean, Pater Patrum, était installé sur sontrône.

Au premier moment, Percy ne chercha pas même àcomprendre. Il considérait, comme une peinture, dans la grandelumière poussiéreuse qui venait des hautes fenêtres, les lignesécarlates se dessinant des deux côtés et se continuant jusqu’àl’énorme baldaquin écarlate où se trouvait assise la figureblanche. Certes, ces Méridionaux avaient la notion du pouvoireffectif de la mise en scène ! Tous les accessoires étaientsomptueux, imposants : l’élévation des murs, les couleurs desrobes, les chaînes et les croix, et cet aboutissement des couleurset des ors à une petite forme blanche, comme si la gloire terrestres’épuisait et se déclarait impuissante à dire le suprêmesecret ! L’écarlate et la pourpre, et l’or, cela convenait àceux qui se tenaient sur les degrés du trône, cela leur étaitnécessaire ; mais quant à celui qui était assis sur le trône,il n’avait pas besoin de ce luxe mortel. Et cependant, quelleexpression merveilleuse apparaissait dans ce beau visage ovale, ceport impérieux de la tête, ce doux éclat des yeux, ces lèvresnettement découpées qui promettaient une parole vigoureuse !On n’entendait pas un bruit, dans la salle, pas un souffle ni unmouvement ; et, au dehors même, on aurait dit que le monde setaisait, pour permettre au surnaturel d’exposer, en paix, sadéfense, avant de proclamer bruyamment la condamnation.

Mais Percy fit un violent effort pourconcentrer son attention, et, les poings serrés, il écouta.

« … Or, puisqu’il en est ainsi, mes filsen Jésus-Christ, c’est à nous de répondre ! Comme nousl’enseigne le docteur des Gentils, nous ne luttons point contre lachair et le sang, mais contre les principautés et les puissances,contre l’esprit du mal dans les hauts lieux. » Et c’estpourquoi, nous dit encore l’Apôtre, « armez-vous de l’armurede Dieu ! » Et, de cette armure, il nous en expliquel’espèce : la ceinture de la vérité, le bouclier de lajustice, les souliers de la paix, l’écusson de la foi, le casque dusalut, et le glaive de l’esprit.

« Voilà donc avec quelles armes la parolede Dieu nous ordonne de combattre, mais non pas avec uneépée : car, en vérité, le royaume de Dieu n’est pas de cemonde, et c’est pour vous rappeler les principes de cette lutte queNous vous avons rassemblés en notre présence ! »

La voix s’arrêta, et il y eut un mouvementgénéral, le long des sièges, comme un unanime soupir après uneffort trop tendu. Puis la voix reprit, sur un ton un peu plusélevé :

« Il a toujours convenu à la sagesse deNos prédécesseurs, comme aussi il a toujours été leur devoir,tandis qu’ils gardaient le silence à de certains moments,d’exprimer en toute liberté, à d’autres moments, la parole entièrede Dieu. De ce devoir, il ne faut pas que Nous soyons, Nous-même,détourné par la notion de Notre propre faiblesse etignorance ; mais plutôt il faut que Nous ayons confiance quecelui qui Nous a placé sur ce trône daignera parler par Notrebouche, et faire servir Nos paroles à sa gloire.

« En premier lieu, donc, il estnécessaire que Nous fassions connaître notre sentiment sur cemouvement nouveau, comme on l’appelle, qui a été inauguré, de nosjours, par les maîtres du monde.

« Certes, Nous ne négligeons ni nedédaignons les bénédictions de la paix et de l’union ; maisNous ne pouvons pas, non plus, oublier que la présente apparitionde ces choses sur la terre a été le fruit de maintes autres chosesque Nous avons condamnées. Et c’est cette apparence de paix qui atrompé maints hommes, les amenant à douter de la promesse du Princede la Paix : que c’est par lui seul que nous aurons accès auPère. Cette paix véritable qui doit nous être donnée ne concernepas seulement les relations des hommes entre eux, mais aussi lesrelations des hommes avec leur Créateur ; et c’est sur cepoint nécessaire que les efforts actuels du monde se trouvent avoiréchoué. Et, en vérité, il n’est pas étonnant que, dans un monde quia rejeté Dieu, ce sujet essentiel soit perdu de vue ! Leshommes, pervertis par des séducteurs, ont pensé que l’unité desnations était le bien le plus précieux de cette vie, oubliant lesparoles de notre Sauveur, qui a dit qu’il ne venait point pourapporter la paix, mais un glaive, et que ce n’était qu’à traversbien des tribulations que nous pourrions entrer au royaume de Dieu.Et, d’abord, donc, il convient d’établir la paix de l’homme avecDieu ; après quoi l’unité de l’homme avec l’homme s’ensuivra.Cherchez d’abord le royaume de Dieu, nous dit Jésus-Christ, etalors toutes ces choses vous seront données par surcroît !

« En premier lieu, donc, Nous condamnonset anathématisons, une fois de plus, les opinions de ceux quicroient et qui enseignent le contraire de cela ; et Nousrenouvelons, une fois de plus, les condamnations prononcées, parNous-même ou nos prédécesseurs, contre toutes sociétés,organisations ou communautés qui ont été formées pour établirl’unité sur d’autres fondements qu’un fondement divin ; etNous rappelons à nos enfants, à travers le monde entier, qu’il leurest défendu d’entrer dans une quelconque de ces associations, ou del’aider ou de l’approuver d’une manière quelconque. »

Percy s’agita sur son banc, avec une ombred’impatience… Certes, la manière était superbe, tranquille etimposante comme le courant d’un grand fleuve ; mais lamatière, le fond, lui semblait un peu bien banal. Dans descirconstances comme celle-là, recommencer simplement l’ancienneréprobation de la franc-maçonnerie !

– En second lieu, poursuivit la fermevoix, Nous désirons vous faire connaître nos intentions pourl’avenir ; et, ici, Nous allons avoir à aborder un terrain quirisque d’être considéré comme dangereux.

De nouveau, un remuement sourd de toute lasalle. Percy vit trois ou quatre cardinaux se pencher en avant, lamain en trompette contre l’oreille, pour mieux entendre.Évidemment, quelque chose d’important allait venir.

– Il y a bien des points, continua lahaute voix, dont il n’est pas dans Notre volonté de parler à cetteheure : les uns étant secrets par leur nature propre, et lesautres ayant à être traités dans d’autres occasions. Mais ce queNous disons ici, nous le disons au monde entier. Parce que lesassauts de nos ennemis sont à la fois publics et secrets, telleaussi doit être notre défense. Voici donc quelles sont Nosintentions !

Le pape s’arrêta, éleva une main jusqu’à sapoitrine, et, machinalement, saisit la croix qui y étaitsuspendue.

– L’armée du Christ, tout en étant une,consiste en maintes divisions dont chacune a sa fonction et sonobjet particuliers. Dans les temps passés, Dieu a fait naître descompagnies de ses serviteurs afin de remplir telle ou telle tâchespéciale : les fils de saint François afin de prêcher lapauvreté, les fils de saint Bernard afin d’unir le travail à laprière, pendant que de saintes femmes s’adonnaient à la mêmedestination ; la Société de Jésus pour l’éducation de lajeunesse et la conversion des païens ; et puis, pareillementencore, tous ces autres ordres religieux dont les noms sont connusà travers le monde. Chacune de ces compagnies a surgi à ce momentparticulier où son intervention était nécessaire ; chacune anoblement répondu à sa vocation divine. Et chacune a eu, aussi,cette gloire, de renoncer à tous les modes d’activité (même trèsbons en soi) qui pouvaient l’empêcher dans l’œuvre pour laquelleDieu l’avait appelée, – suivant en cela cette parole de notreRédempteur : toute branche qui porte du fruit, je l’émondepour qu’elle puisse porter plus de fruit. Or, au moment où noussommes, il apparaît à Notre humilité que tous ces ordres existants,– que Nous louons et bénissons une fois de plus, – ne sont pointparfaitement appropriés, de par les conditions de leurs règlesrespectives, à s’acquitter de la grande tâche que requiert cetemps. Car notre lutte n’est point dirigée en particulier contrel’ignorance, que ce soit celle des païens à qui l’Évangile n’estpas encore arrivé, ou celle des hommes dont les pères l’ontrejeté ; notre lutte n’est point dirigée en particulier contreles décevantes richesses de ce monde, ni contre la fausse science,ni contre aucune de ces forteresses de l’infidélité contrelesquelles nous avons combattu dans le passé. Il semblerait plutôtque le temps est enfin venu dont parlait l’Apôtre, quand il disaitque « le grand jour ne viendrait pas avant que se produisîtd’abord un grand » reniement, et avant que se révélât cetHomme du Péché, ce Fils de la Perdition, qui s’opposerait ets’exalterait par-dessus tout ce qui est appelé Dieu.

« Ce n’est plus contre telle ou telleforce particulière que nous avons à lutter, mais contrel’immensité, désormais dévoilée, de ce Pouvoir dont le temps nous aété prédit, et dont la destruction est éternellementpréparée ! »

Encore une pause. Percy étreignit le siège dusimple banc de bois où il était assis, pour essayer d’arrêter letremblement de ses mains. Au mouvement sourd de tout à l’heureavait succédé, maintenant, un silence solennel. Le pape eut unelongue aspiration, tourna lentement la tête à plusieurs reprises,et puis il continua, d’un ton encore plus ferme et plusdécidé :

– Il a donc paru bon à Notre humilité quele vicaire du Christ invitât lui-même les enfants de Dieu à cecombat nouveau ; et, ainsi, notre intention est d’enrôler,sous le titre de l’Ordre du Christ Crucifié, tous ceux qui voudronss’offrir pour ce service suprême. Ce que faisant, Nous n’ignoronspoint la nouveauté de notre action ; et c’est délibérément queNous négligeons toutes les précautions qui ont été jugéesnécessaires dans le passé ; ne prenant conseil, dans cettematière, de nul autre que de Celui qui nous inspire et nous guidesurnaturellement.

« D’abord, Nous disons que, bien quel’obéissance et le zèle aient à être exigés de tous ceux qui serontadmis dans cet ordre, Notre intention première, en l’instituant,est de compter sur l’égard de Dieu plus que sur celui de l’homme,d’en appeler à Celui qui réclame notre sacrifice plutôt qu’à ceuxqui le refusent, et de dédier, une fois de plus, par un acte formelet réfléchi, nos âmes et nos corps au service de Celui qui, seul, ale droit d’exiger de nous une telle offre, et qui, seul, daignetirer parti de notre misère.

« En un mot, Nous n’édictons aujourd’huique les conditions suivantes :

« Personne ne pourra entrer dans l’ordres’il n’est âgé de plus de dix-sept ans ;

« Aucun emblème, habit, ni insigne nesera attaché à l’ordre nouveau ;

« Le fondement de la règle de l’ordresera dans les trois vœux évangéliques, auxquels Nous ajoutons unequatrième intention : à savoir le désir de recevoir lacouronne du martyre, et la résolution expresse de la recevoir.

« Chaque évêque de nos diocèses, s’ilconsent lui-même à entrer dans l’ordre, en sera le supérieur dansles limites de sa juridiction ; et lui seul sera exempté del’observance stricte du vœu de pauvreté, aussi longtemps qu’ilconservera son siège.

« En outre, Nous annonçons que Notreintention est d’entrer, Nous-même, dans l’ordre, comme son prélatsuprême, et de faire Notre profession dès le premier jour.

« En outre, Nous déclarons que, bientôt,Nous dédierons solennellement la basilique des saints Pierre etPaul comme l’église centrale de l’ordre, dans laquelle église Nouscanoniserons sans délai toutes les âmes bienheureuses qui aurontsacrifié leur vie terrestre à la poursuite de leur vocation.

« De cette vocation, Nous nous bornons àdire qu’elle pourra être suivie dans les conditions les plusdiverses, imposées aux membres par leurs supérieurs. Quant à ce quiconcerne le noviciat, Nous en définirons très prochainement larègle. Chacun des supérieurs diocésains aura tous les droits quiappartiennent ordinairement aux supérieurs religieux, et seraautorisé à employer les membres à toute tâche qui, suivant lui,pourra contribuer à la gloire de Dieu et au salut desâmes. »

Une dernière fois, le pape releva les yeux,sans trace apparente d’émotion. Et il reprit :

– Voilà donc ce que Nous avonsdécidé ! Sur les autres points, Nous aurons, tout à l’heure, àprendre conseil ; mais notre désir est que, dès maintenant,les paroles que Nous venons de prononcer soient communiquées aumonde entier, et que celui-ci connaisse sans délai ce que leChrist, par l’entremise de son vicaire, demande de tous ceux quiproclament son nom divin. Et nous n’offrons aucune récompense, sice n’est celle que Dieu lui-même a promise à ceux qui l’aiment etqui sacrifient leur vie pour son service ; Noué n’offronsaucune promesse de paix, si ce n’est cette paix qui passe laraison ; Nous n’offrons aucune demeure, si ce n’est celle quiconvient à des pèlerins cherchant la cité à venir ; Nousn’offrons aucun honneur, si ce n’est le mépris du monde ; etNous n’offrons aucune vie, si ce n’est celle qui est cachée avec leChrist en Dieu !

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