Le Maître de la Terre

II

Cette nuit-là, Percy ne revint dans sa chambrequ’à deux heures du matin, absolument épuisé. Tout l’après-midi ettoute la soirée, il était resté en compagnie du cardinal, ouvrantles dépêches qui affluaient de tous les points de l’Europe.

Il n’y avait aucun doute possible surl’authenticité de la nouvelle ; et tout tendait même à fairesupposer que Felsenburgh, depuis longtemps, avait délibérémentattendu l’offre qu’il venait enfin d’accepter, – ne s’obstinant àrefuser toutes les requêtes précédentes que pour contraindre lesnations à cette suprême requête collective. La veille, il y avaiteu, secrètement, une réunion des diverses puissances, dont chacuneavait échoué à obtenir individuellement le concours du grandhomme ; toutes avaient convenu de retirer leurs offresantérieures et d’envoyer un message unique. Les honneurs proposés àFelsenburgh n’avaient jamais encore auparavant été imaginés dansune démocratie. On lui promettait un palais et le libre choix deses ministres, dans chaque capitale de l’Europe. Sur toutes leslois votées par les parlements, on lui promettait un droit de veto,dont les défenses garderaient une valeur absolue pendant trois ans.On consentait à ce que toute mesure décidée par lui, à troisreprises, durant trois années consécutives, devint, sans autrediscussion, une loi formelle. En échange, on ne lui demandait rienque l’engagement de se consacrer tout entier à ses nouvellesfonctions.

Et tout cela, comme le voyait clairementPercy, tout cela décuplait le danger que présentait déjà l’union del’Europe. Tout cela impliquait la concentration des forcesprodigieuses du socialisme, dirigées désormais par un chef degénie. C’était la combinaison des plus précieuses caractéristiquesdes deux méthodes opposées de gouvernement. Et l’offre avait étéacceptée par Felsenburgh, après huit heures de réflexion.

Quant à la manière dont la nouvelle avait étéaccueillie par les deux autres divisions du monde, l’Orient,d’après les dépêches, se montrait enthousiaste, tandis quel’Amérique semblait partagée. Mais, en tout cas, l’Amérique étaitsans pouvoir : la balance du monde penchait trop lourdementcontre elle.

Percy se jeta sur son lit, sans se dévêtir, etresta étendu, le pouls battant, les yeux fermés, et avec undésespoir immense dans le cœur. Il lui paraissait que, tout à coup,le monde venait de se dresser comme un géant, au-dessus del’horizon de Rome, et que la cité sainte n’était plus, maintenant,qu’un pauvre château de sable attendant le flot qui allaitl’anéantir. Le fait de cet anéantissement, à ses yeux, étaitcertain. De quelle manière la ruine se produirait, et sous quelleforme, et à quel moment, il ne le savait point, ni ne se souciaitde le savoir : il savait seulement qu’elle était fatale.

Avec son habitude de s’étudier soi-même, ilretourna son regard au-dedans de lui, comme un médecin atteintd’une maladie mortelle se complaît amèrement à diagnostiquer sespropres symptômes. Sans compter que c’était pour lui une sorte desoulagement de pouvoir perdre de vue le monstrueux mécanisme dumonde, pour considérer, en miniature, un simple cœur humain dénuéd’espérance. Pour sa religion, à présent, il n’avait plus decraintes ; aussi absolument qu’un homme peut connaître lacouleur de ses yeux, il savait que sa religion était ferme,assurée, à l’abri de toute secousse. Durant les semaines qu’ilvenait de passer à Rome, le trouble qu’il avait naguère ressentis’était dissipé, et le fond même de son âme lui était redevenuvisible. Ou, mieux encore, le grand ensemble de dogmes, decérémonies, de coutumes et de principes moraux au milieu duquel ilavait été élevé, et que, jusqu’alors, jamais il n’avait saisi quepar parties, tantôt en découvrant un morceau et tantôt un autre,peu à peu ce système du catholicisme s’était éclairé tout entier,pour se révéler à lui dans un rayonnement merveilleux de lumièredivine. Des détails qui, autrefois, l’avaient étonné ou mêmechoqué, reprenaient, pour lui, une évidence parfaite. Il voyait,par exemple, que, tandis que la religion de l’Humanité tâchait àabolir la souffrance, celle-ci était un fait qui jamais ne selaisserait supprimer et que la religion divine était autrementraisonnable, qui reconnaissait la souffrance pour nécessaire, etlui accordait une place dans le plan total du Créateur. Ou bien ilse rendait compte que, tandis que, d’un certain point de vue, sessens ne découvraient que l’aspect matériel du tissu composite de lavie universelle, d’un autre point de vue le surnaturel se révélaità lui avec non moins de certitude et de réalité. Il comprenait quela religion de l’Humanité ne pouvait apparaître vraie que si l’onnégligeait, au moins, une moitié de la nature de l’homme, de sesaspirations et de ses misères ; tandis que le christianisme,avait, en tout cas, le mérite d’admettre tout ce que contenaitcette nature, si même il ne parvenait pas à tout expliquer. Oui, lafoi catholique était, dorénavant, plus sûre pour lui que sa propreexistence : elle était vivante, absolument véritable. Il n’yavait, à y réfléchir sérieusement et impartialement, aucunehésitation possible sur le fait que Dieu existait et régnait. Ettous les chemins de la pensée du prêtre aboutissaient à laconclusion, aussi, que Jésus-Christ était l’incarnation de ce Dieusouverain, ayant prouvé sa divinité par sa mort, sa résurrection,et la suite miraculeuse de son Église jusqu’à Jean, son derniervicaire. Toutes ces choses étaient comme des vertèbres del’univers, des faits supérieurs au doute, immuablement vrais :si ces choses n’étaient pas vraies, c’est que rien, nulle part,n’était qu’un vain rêve.

Des difficultés ? Oui, certes, il y enavait et en très grand nombre ! Ainsi le jeune prêtre necomprenait aucunement pourquoi Dieu avait fait le monde tel qu’ilétait, ni comment le pain était transsubstantié en Corps vivant deDieu ; mais… mais ces choses étaient, tout simplement !Percy songeait au voyage qu’avait fait son esprit, depuis le jouroù, dans son ardeur juvénile, il avait cru que toute vérité divinepouvait être démontrée dans le domaine intellectuel. Maintenant ilavait appris, pour toujours, que le naturel en appelait ausurnaturel ; que la pauvre raison humaine, assurément, n’étaitpas en état de contredire les mystères de la religion, mais qu’ellene pouvait les prouver adéquatement qu’en admettant, d’abord, laRévélation comme un fait, c’est-à-dire en se plaçant à un point devue où l’âme écoute docilement la foi et l’esprit divin. Jamais ilne s’était mieux rendu compte de l’innombrable quantité desobjections que pouvait faire naître le dogme chrétien, quand on leconsidérait du dehors, à la lumière d’une certaine critiquenécessairement condamnée à n’en laisser voir qu’une apparencetrompeuse ; et jamais, non plus, il n’avait mieux senti laprofonde inanité, le néant éternel et fatal de ces objections.

Ainsi la fermeté de sa foi apparaissait àPercy décidément assurée et inébranlable. En présence de lacatastrophe qu’il prévoyait imminente, il songeait avec joie que,du moins, son âme serait à l’abri de la destruction. Mais, souscette certitude confiante de son cœur de croyant, il y avait sacuriosité d’homme, de témoin étonné du spectacle de la vie.

Pourquoi, pourquoi, pourquoi ? Pourquoitout cela était-il permis ? Comment était-il concevable queDieu n’intervînt pas, et que le Père des hommes autorisât la racetout entière de ses enfants à se soulever contre sa personne ?Que comptait-Il faire ? Est-ce que ce silence continu ne seromprait jamais ? Est-ce que ces millions d’âmes, de toutesles nations, qui naissaient et mouraient dans le blasphème, est-cequ’elles n’étaient point, elles aussi, les agneaux de sontroupeau ? À quoi donc était destinée l’Église catholique, sice n’était pas à convertir le monde ? Et pourquoi, en ce cas,le Dieu tout-puissant avait-il permis à cette Église de se trouverréduite à une poignée de fidèles, tandis que, d’autre part, lemonde trouvait sa paix en dehors d’elle et de Lui ?

En face de soi, Percy revoyait le monde, cettefolie qui s’était emparée des peuples, les histoires étonnantes quele téléphone venait de lui apporter ! À Paris, des hommes etdes femmes, avec l’ivresse mystique des anciennes Bacchantes,s’étaient percé le cœur, publiquement, sur la place de la Concorde,en criant à une foule, non moins enthousiaste, qu’ils avaient assezlongtemps vécu, et ne pouvaient point survivre aux délices de cettedivinisation définitive de l’humanité. À Séville, dans un concert,une danseuse célèbre était morte de joie, au milieu d’une figure deballet, en apprenant l’acceptation de Felsenburgh. Dans une valléedes Pyrénées, ce matin même, tous les catholiques avaient étécrucifiés par les paysans que leur excès d’allégresse avait, tout àcoup, rendus furieux. En Allemagne, trois évêques avaient abjuré…et ceci… et cela… et mille horreurs qui s’étaient produites troprapidement pour pouvoir être prévues ou arrêtées ; et Dieucontinuant à ne faire aucun signe, à ne dire aucun mot !

Il y eut un petit coup à la porte ; etPercy, brusquement redressé, vit entrer, de nouveau, le vieuxcardinal.

Le vieillard paraissait horriblementusé : ses yeux avaient une sorte d’éclat profond qui révélaitde la fièvre. D’un petit geste, il invita Percy à s’asseoir ;et lui-même s’assit dans un fauteuil, tremblant un peu, etrassemblant ses pieds, bouclés d’argent, sous sa soutane noire auxboutons rouges.

– Il faut que vous m’excusiez, monenfant ! Je suis anxieux pour la sécurité de l’évêque. Ildevrait être ici, à cette heure !

Il s’agissait de l’évêque de Southwark, quiavait quitté l’Angleterre dans la matinée de ce jour.

– Il avait bien promis de venir toutdroit à Rome, Éminence ?

– Oui. Il devrait être ici depuisvingt-trois heures, et c’est bien minuit qui sonne, n’est-cepas ?

En effet, on entendait les tintements deshorloges. Tout était très calme, à présent. Dans la journée, l’airavait été vibrant de clameurs et de bruits. La foule des Romainss’était promenée par les rues, commentant la grande nouvelle ;et, d’autre part, on disait que des bandes d’ouvriers des faubourgsavaient réussi à se glisser dans la ville, en chantant des refrainsantireligieux. Mais, de très bonne heure, les portes avaient étéfermées : l’incident pouvait, tout au plus, inquiéter comme unindice de troubles à venir.

Après quelques minutes de silence, le cardinalparut commencer à se remettre de son épuisement.

– Vous paraissez fatigué, mon père ?dit-il à son jeune ami, d’un ton affectueux.

Percy sourit.

– Et Votre Éminence ?demanda-t-il.

Ce fut au tour du vieillard de sourire.

– Oh ! moi, dit-il, je n’en ai pluspour longtemps ! Et ensuite, mon père, ce sera à vous desouffrir !

Percy sursauta vivement, épouvanté.

– Mais oui ! reprit lecardinal ; la chose est déjà arrangée avec leSaint-Père : c’est vous qui me succéderez ! Inutile d’enfaire un secret !

– Éminence !… murmura Percy d’unevoix implorante.

Mais le vieillard l’arrêta, d’un geste de samaigre main ridée.

– Oh ! je comprends ce qu’il enest ! dit-il doucement. Vous préféreriez mourir, n’est-ce pas,et rester en paix ? Il y en a bien d’autres, allez, quidésirent cela ! Mais il faut que nous souffrionsd’abord ! Et pati et mori. Père Franklin, il fautaccepter l’épreuve sans hésiter !

Une fois de plus, un long silence suivit.

La nouvelle qui venait d’être révélée à Percyétait trop imprévue et trop surprenante pour produire, en lui,autre chose que la sensation d’un choc douloureux. Jamais l’idée nelui était venue que lui, un homme de moins de quarante ans, pûtêtre considéré comme le successeur désigné de ce sage et patientvieux prélat. Et quant à l’honneur de la chose, Percy, maintenant,était bien au-dessus de toute ambition personnelle. Il n’apercevaitdevant lui qu’une seule perspective : un long et cruel voyage,sur un chemin qui grimpait à pic, et avec les épaules chargées d’unfardeau trop pesant pour elles.

Cependant, il se rendit compte bientôt que lefait annoncé était inévitable : cela devait être, et iln’avait rien à dire. Mais c’était comme si un abîme de plus s’étaitouvert devant lui ; et il en contemplait le fond avec unehorreur muette, inexprimable.

Le cardinal fut le premier à rompre lesilence.

– Père Franklin, dit-il, j’ai vuaujourd’hui un portrait de Felsenburgh. Savez-vous de qui j’ai crud’abord que c’était l’image ?

Percy eut un sourire triste.

– Mais oui, mon père, reprit levieillard, j’ai pris ce portrait pour le vôtre ! Etmaintenant, que pensez-vous de cela ?

– Je n’en pense rien, et je n’y comprendsrien, Votre Éminence !

– Eh ! bien…

Mais il s’interrompit, et, tout à coup,changea de sujet.

– Il y a eu un assassinat, dans la cité,tout à l’heure, dit-il : un catholique a poignardé unblasphémateur.

Percy, effrayé, releva les yeux.

– Oui, et l’assassin n’a pas essayé defuir, poursuivit le vieillard. Il est en prison.

– Et ?…

– Et il sera exécuté. Le procèscommencera ce matin même… c’est bien triste ! Le premiermeurtre depuis plus d’un an !

L’ironie de la situation apparaissaitclairement à Percy, pendant que, immobile au fond du fauteuil, ilrecueillait le silence répandu dans la nuit étoilée. Il songeait àcette pauvre ville affectant que rien n’était changé, continuant àadministrer ses procédés surannés de justice traditionnelle, sousla risée du monde ; et, là-bas, au dehors, sans cessegrandissaient et se concentraient les forces qui allaient mettrefin à ce pauvre jeu. Son enthousiasme de naguère semblait mort enlui. Il ne frémissait plus d’admiration à la pensée du splendidemépris des faits matériels qui, jusqu’alors, lui avait semblé sibeau et si émouvant ! Il avait l’impression d’un hommeobservant une mouche qui repose sur le cylindre d’une machine enmouvement. Un clin d’œil, et la roue énorme aura tourné, écrasantla petite vie de l’insecte ; et cependant l’homme qui observese sent hors d’état d’intervenir. Ainsi, le surnaturel se montraità Percy, vivant encore, et aussi parfait que jamais, mais réduitaux proportions d’un point minuscule ; et des forces immensesétaient en mouvement, l’univers se soulevait, et Percy ne pouvaitrien faire que regarder et trembler. Et pourtant, comme il sel’était dit encore tout à l’heure, il n’y avait pas une ombre sursa foi : il savait que la mouche, dans l’ordre de la vie,était plus grande que la gigantesque machine ; si bientôt ellese trouvait écrasée, ce n’est point sur elle que tomberait lasouffrance suprême. Mais, au delà de cette certitude, tout était,pour lui, incertain et sombre.

On entendit un bruit de pas, un petit coup surla porte ; et un serviteur entra.

– Sa Grandeur est arrivée,Éminence ! dit-il. Le cardinal se releva péniblement, ens’appuyant à la table. Sur le point de sortir de la chambre, ils’arrêta, parut se rappeler quelque chose, et chercha dans sapoche.

– Regardez ceci, mon père ! dit-ilen tendant au prêtre un petit disque d’argent. Non, pasmaintenant ! attendez que je sois parti !

Percy referma la porte, et revint s’asseoir,pour examiner le petit objet rond.

C’était une pièce de monnaie, tout fraîchementfrappée. Sur une des faces était l’emblème maçonnique habituel,avec les mots : « un franc », gravés au centre, enlangue espéranto ; et sur l’autre face se voyait le profild’un homme, avec cette inscription :

JULIEN FELSENBURGH,

PRÉSIDENT DE L’EUROPE

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