Le Maître de la Terre

I

La petite chambre où le nouveau pape se tenaitassis, son livre en main, était un modèle de simplicité. Les mursétaient blanchis à la chaux, le plafond était fait de poutres nonrabotées, et de la terre battue formait le plancher.

Au milieu de la pièce se dressait une tablecarrée, avec une chaise de bois auprès d’elle ; un brasier,maintenant refroidi, occupait le milieu du vaste foyer ; et lachambre ne contenait rien d’autre, absolument, à l’exception d’unedouzaine de volumes sur une planche, contre l’un des murs. Il yavait trois portes, dont l’une menait à l’oratoire privé, unedeuxième à l’antichambre, et la troisième à une petite cour pavée.Les fenêtres du sud avaient leurs volets clos ; mais, par lafente irrégulière de ces volets mal joints, ruisselait, en lames defeu, l’ardente lumière du printemps oriental.

C’était l’heure de la sieste, après le repasde midi, et, sauf le bruit de faux, rapide et saccadé, d’unecigale, au flanc de la colline qui s’élevait derrière la maison, unsilence profond régnait à l’entour.

Le pape, qui avait dîné depuis plus d’uneheure, avait à peine fait un mouvement, depuis lors, sur sa chaise,tout absorbé dans la lecture du livre qu’il tenait en main. Pour uninstant, il avait tout mis de côté : ses propres souvenirs destrois mois passés, son amère anxiété présente, le poids effroyablede sa responsabilité. Le livre qu’il lisait était une rééditionpopulaire, à bon marché, de la fameuse Biographie de JulienFelsenburgh publiée à Londres un mois auparavant ; et lepape était maintenant arrivé presque aux dernières pages.

C’était un livre très serré et très habilementécrit, œuvre d’un auteur anonyme, et que quelques-uns, d’abord,avaient attribuée à Felsenburgh lui-même. La plus grande partie dupublic, cependant, se refusait à admettre cette hypothèse ;mais on était d’avis que le livre avait été rédigé, avec leconsentement de Felsenburgh, par l’un des membres de ce petitgroupe de privilégiés, qui, désormais accueillis dans l’intimité duPrésident, l’aidaient à diriger la politique du monde.

Le corps de l’ouvrage traitait de la vie deFelsenburgh, ou plutôt des deux ou trois années de cette vie que lemonde avait pu connaître, depuis son brusque avènement dans lapolitique américaine, et sa médiation en Orient, jusqu’à la récentesérie de faits des mois précédents, où, tour à tour, Felsenburghavait été proclamé messie à Damas, adoré comme un dieu à Londres,et, enfin, s’était vu élire à la présidence des deux Amériques.

Le pape avait parcouru le récit de cesévénements historiques, qui lui étaient déjà suffisammentconnus ; mais surtout il avait étudié avec attention l’analysedu caractère du mystérieux personnage, ce que l’auteur appelait,sentencieusement, sa « révélation au monde ». Cet auteurdéfinissait, comme étant les deux grands traits caractéristiques dela personnalité du Président, sa double faculté de domination surles mots et sur les faits. « En lui, écrivait-il, les mots,ces enfants de la terre, se trouvent mariés aux faits, ces enfantsdu ciel ; et le suprême Surhomme n’est que le produit de cetteunion. » Parmi les traits secondaires, l’écrivain anonymenotait la prodigieuse mémoire du héros, son génie linguistique. Ille louait de posséder à la fois « l’œil télescopique et l’œilmicroscopique », de pouvoir discerner également les grandestendances universelles et les plus menus détails des chosesparticulières. Diverses anecdotes illustraient ces observations, etl’auteur rapportait un certain nombre de ces courts aphorismes quiétaient l’un des modes d’expression favoris de Felsenburgh.« Nul homme ne pardonne, disait, par exemple celui-ci ;ce qu’on appelle pardonner, c’est seulement comprendre. » Oubien : « Il faut une foi suprême pour renoncer à croireen Dieu. » Ou bien encore : « Un homme qui croit ensoi-même est seul capable de croire en son prochain. » Et lepape songeait que cette dernière phrase traduisait parfaitementl’égoïsme transcendant qui, mieux que tous les autres étatsd’esprit, était capable de s’opposer à l’esprit chrétien.Felsenburgh disait encore : « Pardonner un mal commis,c’est approuver un crime. » Et encore : « L’hommefort ne doit être accessible à personne, mais tous doivent êtreaccessibles pour lui. »

Il y avait, dans plusieurs de ces paroles, uncertain ton d’emphase assez déplaisant ; mais ce ton provenaitbien plutôt du biographe que de l’orateur lui-même. Quiconque avaitvu Felsenburgh savait de quelle façon ces phrases avaient dû êtreprononcées : sans aucune solennité pédante, mais enveloppéesd’un tourbillon brûlant d’éloquence, ou bien exprimées avec cettesimplicité, étrangement émouvante, qui avait valu au Président sapremière victoire sur Londres. Certes, il était possible de haïrFelsenburgh, et de le craindre, mais non pas de le dédaigner, ni desourire d’aucune de ses manifestations.

Un des thèmes favoris de l’auteur du livreétait de signaler l’analogie qu’il découvrait entre son héros et lanature. Dans l’un comme dans l’autre se trouvait la mêmecontradiction apparente, la combinaison de l’extrême tendresse avecl’extrême impitoyabilité. « Le pouvoir qui guérit les plaiesest aussi celui qui les inflige, le pouvoir qui revêt le sol defleurs et de gazon est aussi celui qui le ravage par lestremblements de terre. » De même il en était pour Felsenburgh.Lui, qui avait pleuré sur la destruction de Rome, un mois aprèsavait parlé de l’extermination comme d’un instrument qui, parfois,pouvait et devait être employé au service de l’Humanité.« Seulement, ajoutait-il, c’est un instrument qui doit êtreemployé avec délibération, non avec passion. »

Ces paroles avaient soulevé un intérêtextrême, et tout le monde, d’abord, les avait trouvéessingulièrement paradoxales, de la part d’un homme qui, la veille,avait prêché la paix et la tolérance. Mais, sauf un renforcement demesures pour la dispersion des catholiques irlandais, et, çà et là,quelques exécutions individuelles ou par petits groupes, cesparoles de Felsenburgh, jusqu’ici, n’avaient pas été suiviesd’effet ; et, de jour en jour, le monde s’était accoutumé àles admettre ; à comprendre leur nécessité profonde, et même àen attendre la prochaine réalisation.

Car, aussi bien, comme le remarquaitprécisément le biographe, un monde issu de la nature physique nepouvait manquer d’accueillir avec faveur l’homme qui accomplissaitles préceptes de cette nature, le premier qui, délibérément etouvertement, introduisait dans les affaires humaines des loistelles que celle de la survivance du plus apte, et des véritésnaturelles telles que l’immoralité du pardon. Dans cet homme, quiincarnait la nature, comme dans la nature elle-même, il y avaitforcément une part de mystère ; et l’un comme l’autre devaientêtre acceptés pour que l’être humain pût se développer et. suivresa voie.

Et le secret de ce pouvoir qu’exerçaitFelsenburgh résidait, d’après le biographe, dans la personnalité duPrésident. Le voir, c’était croire en lui, ou plutôt c’était lereconnaître comme le représentant nécessaire de la vériténaturelle. « Nous ne pouvons pas expliquer la nature, ni luiéchapper par des regrets sentimentaux. Le lièvre mourant crie commeun enfant, le cerf blessé pleure de grosses larmes, le moineau tueses parents ; la vie n’existe qu’à la condition qu’existe lamort ; et ces choses arrivent malgré toutes les théories qu’ilnous plaît d’enfanter. La vie doit être acceptée dans cesconditions, qui seules sont bonnes, car nous ne pouvons pas noustromper en suivant la nature ; et ce n’est qu’en acceptant cesconditions que nous trouverons la paix, car notre commune mère nerévèle ses secrets qu’à ceux qui la prennent comme elle est. »Pareillement il en était de Felsenburgh. « Sa personnalité estd’une sorte qui ne souffre point la discussion. Il est complet etsuffisant en soi, pour ceux qui se fient à lui ; et toujoursil restera une énigme détestée pour ceux qui ne seront pas aveclui. Et il faut que le monde, se l’étant donné pour maître, seprépare à la conséquence logique de son avènement. Il ne faut pointque le sentiment, une fois de plus, se trouve admis à dominer et àentraver la raison ! »

Enfin, l’écrivain anonyme montrait comment, àcet Homme par excellence, convenaient proprement tous les titresdécernés, jusqu’alors, à des Êtres suprêmes imaginaires. Ainsi,c’était lui qui était le Seigneur, car à lui était réservé demettre au jour cette vie parfaite de paix et d’union à laquelle,avant lui, les innombrables générations humaines avaient aspirévainement. Et il était aussi le Rédempteur, car il avait rachetél’homme des ténèbres et de l’ombre de la mort, guidant ses pas dansla voie de la paix. Il était le Fils de l’Homme, car lui seul étaitparfaitement humain. Il était l’alpha et l’oméga, le commencementet la fin de l’humanité renouvelée. Il était Dominus DeusNoster, – tout comme Domitien l’avait été jadis !songeait le pape. – Il était aussi simple et aussi complexe que lavie même est simple dans son essence, complexe dans sesmanifestations.

Et déjà son esprit remplissait le monde.L’individu n’était plus séparé de ses frères ; et la mortn’apparaissait plus que comme une ride qui courait, çà et là, surl’immense mer inviolable. Car l’homme avait enfin appris que larace était tout, et non le moi personnel ; la cellule avaitenfin découvert l’unité du corps entier ; et, de l’aveu desplus grands penseurs contemporains, la conscience même del’individu allait bientôt céder le titre de personnalité à la massecollective des hommes. Au reste, n’était-ce pas cette fusion desindividus en une humanité totale qui, seule, pouvait expliquer lacessation des rivalités de partis et des conflits entre lesnations ? Or, tout cela, c’était l’œuvre de JulienFelsenburgh !

Voici que je suis pour toujours avecvous, – l’auteur anonyme terminait son livre parcette citation, – depuisce jour jusqu’à la consommation du monde ! Je suis la porte,la route, la vérité et la vie ; le pain de la vie et l’eau dela vie. C’est moi qui sais le désir de toutes les nations ; etmon royaume n’aura pas de fin.

Ayant achevé de lire cette péroraison toutelyrique, le pape jeta le livre, et s’accouda sur la table, les yeuxfermés.

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