Le Maître de la Terre

IV

Cependant ce bruit, et cette vue même, dansl’âme du prêtre syrien firent à peine vibrer le fil, infinimentténu, qui, désormais, le rattachait au monde des sens. Il voyait etentendait un grand tumulte, dans le corridor, des yeux enflammés etdes bouches criantes ; et, en contraste merveilleux, ilapercevait les pâles visages extasiés de ceux des cardinaux etprêtres qui, machinalement, s’étaient retournés vers laporte ; mais tout cela lui apparaissait séparé de lui, commeune scène de théâtre et le drame qui s’y joue sont séparés duspectateur de la galerie. Dans l’univers matériel, réduitmaintenant à l’irréalité d’un mirage, des événements se passaient,mais, pour l’âme du prêtre syrien, recueillie dans l’attented’événements plus réels, tout cela n’était rien qu’un rêve lointainet confus.

De nouveau, il se tourna vers l’autel ;et là, comme il le savait d’avance, là, parmi la resplendissantelumière des cierges, tout était en paix. Humblement, en un murmurelent et recueilli, l’officiant adorait le mystère du Verbeincarné ; et bientôt, une fois de plus, le prêtre syrien levit tomber à genoux, devant le Sacrement.

Et voici que par une impulsion irrésistible,le prêtre syrien sentit que ses propres lèvres commençaient àchanter, très haut, des paroles qui, à mesure qu’elles ensortaient, s’ouvraient comme des fleurs épanouies au soleil

Ô salutaris hostia, quae cœli pandisostium…

Tous les assistants chantaient, et il n’yavait pas jusqu’au catéchumène mahométan, celui qui venait, tout àl’heure, d’entrer avec de grand cris d’effroi, il n’y avait jusqu’àlui qui ne chantât comme les autres, sa petite tête mince penchéeen avant, et ses bras en croix sur sa poitrine. L’étroite chapelleretentissait du mélange des voix ; et tout le vaste monde, audehors, vibrait et frémissait sous ce chant merveilleux.

Tout en continuant de chanter, le prêtre vitque quelqu’un posait un voile sur les épaules de Sylvestre ;et puis il y eut un mouvement, un passage de figures, – d’ombreslointaines, maintenant, dans l’évanouissement des apparencesterrestres.

Uni trinoque Domino…

Et le pape se redressa, éclatante pâleur dansle rayonnement de lumière, avec des plis de soie lui tombant desépaules, et ses mains enveloppées de ces plis, et sa tête cachéepar l’ostensoir de métal au centre duquel éclatait la splendideblancheur.

Qui vitam sine termino

Nobis donet in patria.

Les assistants remuaient, à présent, et lemonde de la vie renaissait en eux : voilà ce que le prêtresyrien parvenait à comprendre ! Lui-même, bientôt, se trouvadehors, dans le passage, parmi des visages livides et affolés, qui,la bouche ouverte, contemplaient le spectacle de ces quaranteprêtres indifférents aux catastrophes prochaines, et tout absorbésdans le chant sonore du Pange lingua… Arrivé au coin ducorridor, il se retourna un instant pour voir les six flammestremblantes briller comme des lances de feu entourant un roi et, aumilieu d’elles, les rayons d’argent de l’ostensoir et le cœur blancde Dieu.

Et puis il déboucha dans la cour, dans cetespace libre où, déjà, la bataille se préparait.

Le ciel était passé maintenant d’une obscuritésinistre à une lumière non moins effrayante, une lumière d’un rougede sang, qui semblait couler au-dessus du monde.

Depuis le Thabor, sur la gauche, jusqu’auCarmel, à la limite de l’horizon de droite, par-dessus toutes leshauteurs d’alentour se dressait une énorme voûte de sang :aucune nuance dans ce rouge, aucune gradation du zénith àl’horizon ; tout était de la même teinte profonde, comme unvrai sang qui coulerait à grands flots. Et il vit aussi le soleil,blanc comme tout à l’heure l’hostie, levé au-dessus du mont de laTransfiguration ; tandis que, là-bas, très loin, à l’occident,là-bas où autrefois des hommes avaient vainement appelé Baal, ilvit pendre la faucille de la lune, également toute blanche.

In suprema nocte coenae,

chantaient des voix, non plus quarante voix,mais des myriades, un cœur immense, qui paraissait remplir toutel’infinité de l’espace.

Recumbens cum fratribus,

Observata lege plene,

Cibis in legalibus

Cibum turbae duodenae

Se dat suis manibus.

Et le prêtre syrien vit également, flottantdans l’air, comme d’immenses phalènes, ce cercle d’étrangesvaisseaux qu’il avait aperçus, quelques heures auparavant, dans sonillumination, ils étaient blancs, eux aussi, sauf des instants oùle reflet du ciel les teintait de pourpre ; et, tandis qu’illes regardait, tout en continuant de chanter, il comprit que lecercle avait achevé de se former et que les hommes qui montaientces vaisseaux continuaient à ne rien voir, à ne rien savoir.

Verbum caro, panem verum

Verbo carnem efficit.

Puis, avec un sourd mugissement, le tonnerres’éleva, et finit par un éclat prodigieux, secouant toute la terre,qui, tout entière, remuait sourdement, parvenue au dernier temps desa dissolution.

Tantum ergo sacramentum

Veneremur cernui,

Et antiquum documentum

Novo cedat ritui !

Oui, voici enfin qu’il était venu, l’Homme duPéché, Celui que Dieu attendait ! Le voici qui trônait sous ledôme de sang, dans son char magnifique, aveugle à tout ce quin’était point l’unique objet poursuivi par lui depuis de longssiècles, et sans s’apercevoir que son monde était en train de secorrompre, de s’écrouler et de périr autour de lui.

Et son ombre remuait comme un nuage pâle,au-dessus de cette plaine, désormais toute spectrale, où jadisIsraël avait combattu, et où Sennacherib s’était vanté devaincre !

Et, une fois de plus, les voixchantèrent :

Praestet fides supplementum

Sensuum defectui !

Le voici qui venait, plus rapide que jamais,l’héritier des âges temporels, mais l’exilé de l’éternité : lemisérable prince des rebelles, la créature dressée contre Dieu,plus aveugle que ce soleil pâli et que cette terretremblante ! Et, autour de lui, le cercle flottant de sesvictimes s’agitait, pareil à un groupe d’insectes qui,spontanément, vont chercher la mort dans la lumière d’une flamme…Le voici qui venait ; et la terre, au moment où il la croyaitenfin toute soumise à sa domination, se déchirait et gémissait dansles luttes dernières de son agonie !

Le voici qui venait, l’Antéchrist orgueilleux,le Maître de la Terre ! Déjà son ombre descendait vers le sol,et les ailes blanches du vaisseau tournaient pour le conduire àl’endroit même d’où il devait frapper ; et déjà, au mêmeinstant, une cloche immense, surnaturelle, avait retenti, tandisque les myriades des voix continuaient à chanter doucement, tendremurmure opposé au fracas de la tempête environnante :

Genitori Genitoque

Laus et jubilatio,

Salus, Honor, virtus quoque,

Sit et benedictio :

Procedenti ab utroque

Compar sit laudatio !

Et puis, ce monde passa, et toute sa gloire sechangea en néant…

FIN

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer