Le Maître de la Terre

III

Six jours après, Percy se leva, commed’ordinaire, dit sa messe, déjeuna, et s’assit pour réciter sonoffice, jusqu’au moment où son domestique l’emmènerait s’habillerpour la messe pontificale.

Il était maintenant si habitué à recevoir demauvaises nouvelles – d’apostasie, de mort, de déchaînementpopulaire, – que le repos de la semaine précédente lui avaitapporté un réconfort merveilleux. Il lui semblait que ses rêveriesde Sainte-Anastasie s’étaient trouvées plus vraies qu’il n’avaitpensé, et que la douceur de l’antique fête n’avait pas encoreentièrement perdu son pouvoir. Car presque rien d’important n’étaitarrivé. Quelques nouveaux martyres s’étaient produits, mais par casisolés ; et, de Felsenburgh, on n’avait absolument rien su.Nulle part, le président de l’Europe ne s’était montré, – confinédisait-on, dans un coin de l’Orient.

D’un autre côté, Percy n’oubliait point que lajournée du lendemain serait d’une portée extraordinaire, tout aumoins en Angleterre et en Allemagne : car, en Angleterre,cette journée devait voir la première application de la loi rendantle culte obligatoire ; tandis que, en Allemagne, la loi devaitêtre appliquée déjà pour la seconde fois. Hommes et femmes, lesdeux nations entières auraient à se déclarer pour ou contre lareligion nouvelle.

Le cardinal avait reçu de Londres, quelquesjours auparavant, une photographie de l’image qui allait êtreadorée, le lendemain, dans l’abbaye de Westminster ; et ill’avait déchirée en morceaux dans un accès de dégoût etd’indignation. La statue représentait une femme nue, grande etmajestueuse, la tête et les épaules rejetées en arrière, dansl’attitude d’une personne qui contemple une vision, les brasétendus et les mains un peu soulevées, avec une expression totaled’attente, d’espérance, dé ravissement ; et l’artiste, par uneironie diabolique, avait couronné ses longs cheveux de douzeétoiles. Cette figure était la contrepartie de l’autre,l’incarnation de la Maternité idéale de l’Homme…

Et Percy, foulant aux pieds les morceauxblancs de l’image, répandus sur les dalles comme une neigeempoisonnée, s’était élancé vers son prie-Dieu et s’y était laissétomber, avec un désir passionné de réparation.

– Oh ! Mère ! Mère !s’était-il écrié vers la vénérable Reine des Cieux, qui, avec sonfils dans les bras, le regardait du haut de son piédestal.

Mais, ce matin du dernier jour de l’année, ilse sentait de nouveau assez tranquille, et avait célébré saintSylvestre, pape et martyr, avec une sérénité relative. Le spectacledes cérémonies de la veille, la foule des cardinaux accourus desquatre coins de l’univers, tout cela avait contribué à le rassurerde nouveau – déraisonnablement, il le savait, mais réellement.L’atmosphère même était chargée d’une attente solennelle etjoyeuse. Toute la nuit, la Piazza avait été encombrée d’une énormefoule muette, guettant l’ouverture des portes de la basilique. Etmaintenant la basilique, à son tour, était pleine, et la Piazza nel’était pas moins. Tout le long de la rue jusqu’au fleuve, aussiloin que Percy pouvait voir en se penchant à sa fenêtre, s’étendaitce pavé immobile de têtes humaines. Le toit de la colonnade, luiaussi, montrait une longue rangée de têtes ; les toits desmaisons étaient noirs de figures vivantes ; tout cela malgréle froid piquant d’une matinée de gel. Mais qu’importait le froid,quand on savait que, après la messe et le défilé des membres del’ordre devant le trône pontifical, le pape allait donner labénédiction apostolique à la cité et au monde ?

Percy acheva de réciter tierces, ferma sonlivre, et s’adossa dans son fauteuil, en attendant que sondomestique vînt l’appeler.

Il pensait à la nouvelle solennité quis’apprêtait, et où allait prendre part la totalité du SacréCollège, à l’exception du Cardinal Protecteur de Jérusalem, retenudans son lit par la maladie. De quel spectacle unique il allaitêtre témoin ! Huit ans auparavant, il se rappelait avoir vu,de très loin, une réunion analogue ; mais le nombre total descardinaux, alors, n’était que de soixante-trois, au lieu desoixante-cinq qu’ils étaient maintenant ; et une dizained’entre eux n’étaient point venus.

Tout à coup Percy entendit un bruit de parolesdans son antichambre, un pas rapide, et une voix anglaise quisemblait insister. Le domestique répondait :

– Son Éminence doit s’habiller pour lacérémonie. Impossible en ce moment !

Cette réponse fut suivie de nouvellesinstances, criées d’une voix sans cesse plus fiévreuse. Percy,ennuyé d’un tel éclat, se leva et ouvrit la porte. Un homme setenait là, que d’abord il ne reconnut point, tout pâle et le regardeffaré.

– Qu’est-ce que ?… commençaPercy

Puis il sursauta.

– Monsieur Phillips ! dit-il.

L’autre étendit vers lui ses deux mains.

– C’est moi, monsieur… Votre Éminence…J’arrive à l’instant… C’est la vie ou la mort… Votre domestique medit…

– Qui vous a envoyé ici ?

– Le P. Blackmore !

– Bonnes nouvelles ? oumauvaises ?

Le visiteur désigna, d’un mouvement des yeux,le domestique, qui restait immobile, à quelques pas plus loin, lamine offensée. Et Percy, ayant compris le signe, mit sa main sur lebras de Phillips et l’entraîna dans sa chambre.

– Vous viendrez frapper à ma porte danscinq minutes, Jacques ! dit-il au domestique.

Percy se dirigea vers son siège habituel, dansl’embrasure de la fenêtre, s’assit, et dit à l’homme, encore toutessoufflé :

– En un mot, monsieur, qu’est-ce quec’est ?

– Il y a un grand complot parmi lescatholiques ! Ils ont l’intention de détruire l’Abbaye,demain, avec des explosifs ! Je savais que le pape…

Percy, d’un geste, l’arrêta court ; et lelaissant seul dans sa chambre, il sortit précipitamment.

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