Le Maître de la Terre

Prologue

– Laissez-moi d’abord me recueillir unmoment ! dit le vieillard, en se rejetant au fond de sonfauteuil.

Les trois hommes étaient assis dans unechambre de dimensions moyennes, très silencieuse, et aménagée avecl’extrême bon sens de l’époque. Elle n’avait ni fenêtres niporte ; car, depuis soixante ans déjà, les hommes, dans lemonde entier, s’étant avisés que l’espace n’est point borné à lasurface du globe, avaient commencé à se créer des demeuressouterraines. La maison du vieux M. Templeton se trouvait àquinze mètres environ sous le niveau des quais de la Tamise, dansune situation justement considérée comme fort commode : levieillard, en effet, n’avait à faire qu’une centaine de pas pouratteindre la gare du second Cercle central des Automobiles, et undemi-kilomètre pour arriver à la station des Bateaux Volants deBlack Friars. Cependant, âgé de plus de quatre-vingt-dix ans, il nesortait plus guère de chez lui.

La chambre où il recevait ses deux visiteursétait toute recouverte du délicat émail de jade vert prescrit parle Comité de l’Hygiène ; elle était éclairée de la lumièresolaire artificielle qu’avait découverte le grand Reuter, quaranteans auparavant ; sa couleur était fraîche et plaisante,absolument comme celle d’un bois au printemps ; et leclassique calorifère grillagé, qui l’échauffait et la ventilait, lamaintenait invariablement à la température de dix-huit degréscentigrades.

M. Templeton était un homme simple, secontentant de vivre comme avait vécu son père, avant lui. Lemobilier de sa chambre, notamment, était un peu suranné, à la foisdans son exécution et dans son dessin tout construit, pourtant,d’après le système moderne des meubles en émail absestosdoux, sur armature de fer, indestructibles, plaisants au toucher,et imitant à merveille les variétés de bois les plus délicates.Quelques étagères, chargées de livres, s’alignaient des deux côtésde la cheminée électrique, à piédestal de bronze, devant laquelleétaient assis les trois hommes ; et dans deux des coins de lapièce attendaient les ascenseurs hydrauliques, dont l’un conduisaitaux chambres à coucher, l’autre à la grande antichambre accédantsur le quai.

Le P. Percy Franklin, l’aîné des deuxvisiteurs, était un homme de figure originale et attirante. À peineâgé de trente-cinq ans, il avait des cheveux d’un blanc de neige.Ses yeux gris, sous leurs sourcils noirs, avaient un éclat étrange,ardemment passionné : mais son nez et son menton proéminents,ainsi que la coupe très nette de ses lèvres, rassuraientl’observateur sur sa maîtrise de soi et sa volonté. C’était un deces hommes que l’on ne peut rencontrer, au passage, sans éprouverle besoin de les dévisager.

Son collègue et ami le P. Francis, assis del’autre côté de la cheminée, se rapprochait beaucoup plus du typemoyen : malgré l’expression fine et intelligente de ses grandsyeux bruns, l’ensemble de ses traits dénotait un caractère manquantd’énergie ; et l’on devinait même, dans le mouvement de seslèvres, dans la façon dont il tenait ses paupières à demi baissées,une certaine tendance à la rêverie sans objet.

Quant à M. Templeton, c’était, toutbonnement, un très vieil homme, avec un vigoureux visage tout ridé,– entièrement ras, d’ailleurs, comme l’étaient alors tous lesvisages du monde. Il reposait doucement dans l’ample fauteuil,appuyé sur ses coussins d’eau chaude, une couverture étalée sur sesjambes.

Enfin il parla, s’adressant d’abord à Percy,qui s’était assis à sa gauche.

– Eh ! bien, dit-il, c’est une trèsgrosse affaire, pour moi, de me rappeler avec précision des chosesaussi lointaines ; mais voici, du moins, comment je mereprésente l’enchaînement des faits ! En Angleterre, lapremière alarme sérieuse qu’ait éprouvée notre vieux particonservateur lui est venue de l’élection du fameux « Parlementdu Travail », en 1917. Cette élection nous a prouvé combienprofondément l’hervéisme avait, désormais, imprégné toutel’atmosphère sociale. Certes, il y avait eu déjà nombre dethéoriciens socialistes, auparavant : mais aucun n’était alléaussi loin que Gustave Hervé, surtout pendant les dernières annéesde sa vie, ni n’avait obtenu autant de résultats. Cet Hervé, commepeut-être vous l’aurez lu dans les manuels d’histoire, enseignaitle matérialisme et le socialisme absolus, et poussait à l’extrêmetoutes leurs conséquences logiques. Le patriotisme, d’après lui,était un dernier vestige de la barbarie ; et le plaisir, lasatisfaction aussi complète que possible de tous les besoinsprésents, constituait l’unique bien et l’unique devoir. Et d’abord,naturellement, tout le monde s’était moqué de lui. Dans notreparti, surtout, on soutenait que, sans une religion, sans une forteorganisation politique et militaire, ce serait chose impossible decontraindre les hommes à conserver un ordre social, même le plusélémentaire. Mais on se trompait, apparemment, et Hervé n’avait quetrop raison. Après la ruine définitive de l’Église de France, audébut du siècle, et les massacres populaires de 1914, labourgeoisie du monde entier se mit sérieusement à un travail deréorganisation ; et c’est alors que commença l’extraordinairemouvement dont nous voyons aujourd’hui les effets, un mouvement quitendait à supprimer toute distinction de patries ou de classessociales, après avoir supprimé toute institution militaire. C’étaitla franc-maçonnerie – ai-je besoin de vous le dire ? – quidirigeait tout ce mouvement. Né en France, celui-ci s’étenditbientôt à l’Allemagne, où déjà l’influence du socialismemarxiste…

– Oui, monsieur, – interrompitrespectueusement Percy, – mais c’est surtout l’histoire desévénements en Angleterre…

– L’Angleterre ! Eh ! bien,voici ! Donc, en 1917, le Parti du Travail parvint au pouvoir,et ce fut le début réel du communisme. Cela se passait à un momentdont je n’ai pu, moi-même, garder aucun souvenir personnel :mais je sais que c’est toujours de cette période que mon pèredatait l’origine de l’état de choses nouveau. Je m’étonne,seulement, que la réforme n’ait point marché plus vite : jesuppose qu’il restait encore, chez nous, un grand fonds de l’ancienlevain tory. C’est à cette date que le Times acessé de paraître : mais chose étrange, ce n’est qu’en 1935que la Chambre des Lords, depuis longtemps dépouillée de touteimportance, a été supprimée officiellement. Quant à l’ÉgliseÉtablie, elle avait cessé d’exister dès 1929. Car il faut vous direque les « ritualistes », – comme s’appelaient ceux qui,parmi les Anglicans, continuaient à avoir besoin d’un dogme définiet d’un culte, – après un effort désespéré pour amener à leur causele Parti du Travail, revinrent en masse à l’Église catholique, à lasuite de la « Convocation » anglicane de 1919, où futdécidément abandonné le Credo de Nicée. Tout le reste del’Église anglicane, d’autre part, se fondit dans ce qu’on appelaitl’Église Libre ; et cette Église Libre ne réclamait, au total,qu’une simple adhésion de sentiment. La Bible, dorénavant, avaitcomplètement cessé d’être tenue pour une autorité digne de quelquefoi ; les nouveaux assauts de la science allemande, vers 1920,avaient achevé de ruiner son crédit, aux yeux de tout ce quin’était point catholique ; et mon père m’a souvent assuré que,dès les premières années du siècle, la divinité du Christ n’avaitplus eu, pour les protestants du monde entier, qu’une valeurpurement verbale.

« L’Église catholique, pendant quelquetemps, fit alors des progrès extraordinaires. Tous les espritsreligieux s’étaient ralliés au catholicisme, tandis que la grandemasse des hommes rejetaient absolument le surnaturel, etdevenaient, jusqu’au dernier, matérialistes et communistes.Malheureusement, ce ne fut qu’un feu de paille. Vers 1940, à laclôture du Concile du Vatican, – ouvert au dix-neuvième siècle, etqui, jusque-là, n’avait jamais été dissous – nous perdîmes un grandnombre d’adhérents. Mais, surtout, il y eut l’incessant progrès descommunistes. Jamais vous ne sauriez vous imaginer l’émotionuniverselle qui s’empara de la nation lorsque, en 1947, fut voté etpromulgué le Bill des Industries nécessaires. Bien deshommes de notre parti, il est vrai, étaient persuadés que cettenationalisation des principaux métiers allait marquer la fin detoute entreprise : mais, comme vous ne l’ignorez pas, il n’enfut rien. Au fond, la nation entière désirait cette réforme, sansen avoir nettement conscience, et surtout depuis le moment où l’onavait municipalisé les chemins de fer. Puis vint la réorganisationdes retraites ouvrières et des pensions de vieillards ; etvous pouvez bien penser quel surcroît de puissance en ont retiréles communistes. Puis ce furent le bill de réforme desprisons, et l’abolition de la peine de mort ; puis la loidéfinitive de 1959 sur l’enseignement, interdisant touteinstruction religieuse dans les écoles ; puis l’abolitioneffective de l’héritage, supprimant tout ce qui s’était conservé del’ancien système.

– Et comment avons-nous fait pour noustenir à l’écart de la grande guerre de l’Europe avecl’Orient ? demanda Percy.

– Oh ! ceci serait une longuehistoire ; en un mot, c’est l’Amérique qui nous aretenus ; et, du même coup, nous avons perdu l’Inde etl’Australie. Mais notre ministre Braithwaite, très habilement, aréparé cette perte en nous obtenant, une fois pour toutes, leprotectorat de l’Afrique. Au reste, nous verrons mieux tout celasur la carte !

Percy, pendant quelques instants, considérasilencieusement la grande carte géographique que le vieillardvenait d’ouvrir devant lui. C’était une carte du monde moderne,mais comparé avec la répartition politique des diverses régions unsiècle auparavant : et rien n’était plus curieux que ladifférence des multiples bariolages, qui représentaient les petitesnations de jadis, et des trois grandes plaques de couleurcorrespondant aux trois grands empires de la fin du vingtièmesiècle.

D’abord, le, doigt de M. Templeton sepromena sur l’Asie. Les mots Empire d’Orient couraient àtravers le jaune pâle, depuis les monts Ourals, à gauche, jusqu’audétroit de Behring, à droite, s’étendant, avec leurs lettresgéantes, sur l’Inde, la Nouvelle-Zélande, et l’Australie. La tacherouge que le doigt désigna ensuite était sensiblement moindre, maiscependant assez importante, puisqu’elle recouvrait toute l’Europe,et toute la Russie asiatique jusqu’aux monts Ourals. Enfin, laRépublique Américaine formait une tache bleue, répandue surl’ensemble du continent transatlantique, et qui se répandait encoretout à l’entour, en une pluie d’étincelles bleues sur le blanc desmers.

– Oh ! oui, cela est beaucoup plussimple qu’autrefois ! dit simplement le vieillard.

Percy referma l’atlas et le remit sur latable.

– Et maintenant, monsieur, à votre avis,demanda-t-il, que va-t-il arriver ?

Le vieil homme d’État catholique eut unsourire d’indécision.

– Ce qui arrivera ? dit-il. Dieuseul le sait ! Si l’empire d’Orient se décide à se mettre enmouvement, nos États-Unis d’Europe ne pourront rien contre lui. Etle fait est que je ne comprends pas pourquoi l’Orient ne s’est pasencore mis en mouvement, jusqu’ici ! Je suppose qu’il en estempêché par ses divisions religieuses.

– Vous ne croyez pas que l’Europe sedésunisse ? demanda le prêtre.

– Oh ! non ! certainementnon ! Nous nous rendons trop compte, désormais, du danger quenous courons ! Mais, tout de même, il n’y aura que Dieu quipuisse vraiment nous empêcher de périr, si l’empire d’Orient sedécide enfin à nous attaquer. Car cet empire connaît maintenant saforce ; et que sommes-nous, en comparaison de lui ?

– Mais, au sujet de la religion, repritPercy, que croyez-vous qu’il arrive ?

M. Templeton, visiblement las, aspirad’abord une longue bouffée de son inhalateur d’oxygène. Après quoi,avec sa courtoisie habituelle, il se mit en devoir de répondre.

– Pour résumer la situation, dit-il, iln’y a plus au monde que trois forces qui comptent : lecatholicisme, l’humanitarisme, et les religions de l’Orient. Sur cedernier terrain, je ne saurais rien prédire : la récente uniondes Chinois et des Japonais achève de dérouter tous nos calculs.Mais en Europe et en Amérique, incontestablement, le conflitn’existe qu’entre les deux autres éléments que je viens de nommer.Tout le monde, il est vrai, a fini par reconnaître qu’une religionsurnaturelle implique forcément une autorité absolue, et que lejugement individuel, en matière de foi, n’est autre chose que lecommencement de la décomposition. Et il est vrai, aussi, que,puisque l’Église catholique est l’unique institution qui prétendedétenir une autorité surnaturelle, elle est assurée de l’hommage detous les chrétiens qui conservent, à un degré quelconque, lacroyance dans le surnaturel. Tout cela est certain : mais,d’autre part, il ne faut pas oublier que l’humanitarisme,contrairement à l’attente générale de naguère, est en train dedevenir lui-même une religion organisée, malgré sa négation dusurnaturel. Il s’est associé au panthéisme : sous la directionde la franc-maçonnerie, il s’est créé des rites qu’il ne cessepoint de développer ; et il possède, lui aussi, unCredo : « L’homme est dieu », etc. Il adonc, désormais, un aliment effectif et réel pouvant être offertaux aspirations des âmes religieuses : il comporte, lui aussi,une part d’idéal, tout en ne demandant rien aux facultésspirituelles. Et puis, ces gens-là ont à leur disposition toutesles églises, – sauf les quelques chapelles qu’ils ont daigné nouslaisser, – toutes les magnifiques cathédrales d’Angleterre et ducontinent ; et, dans tous les pays, ils commencent enfin àencourager les élans du cœur. Et puis ils sont libres, eux, dedéployer abondamment leurs symboles, tandis que cela nous estinterdit ! Je suis d’avis que, avant dix ans, leur doctrinesera légalement établie comme religion officielle, dans l’Europeentière.

« Et nous, les catholiques, pendant cetemps, nous reculons toujours ! En Amérique, je suppose quenous avons encore, nominalement, un quarantième de la population, –grâce à l’admirable mouvement catholique du début du vingtièmesiècle. En France et en Espagne, nous ne comptons, pour ainsi dire,plus ; en Allemagne, notre nombre diminue de jour en jour. EnItalie ? Là, nous avons reconquis Rome, qui de nouveau nousappartient exclusivement ; mais le reste de la presqu’île estperdu pour nous, Ici, enfin, nous gardons toute l’Irlande, etpeut-être un soixantième de l’Angleterre, de l’Écosse, et du Paysde Galles ; mais notre proportion était d’un sur quarante, ily a vingt ans encore. En outre, depuis ces temps derniers, lesénormes progrès de la psychologie sont en train de nous causer undommage qui ne va plus cesser de grandir. Autrefois nous n’avionscontre nous que le matérialisme pur et simple : et, bien deshommes le trouvaient trop cru, trop grossier. Maintenant, voici lapsychologie qui remplace l’ancien matérialisme, et qui, au lieu denier le surnaturel, se pique de l’admettre, en l’expliquant à safaçon ! Hélas ! mon père, la chose n’est point douteuse,nous reculons ! Et nous allons continuer de reculer ; etje crois même que nous devons nous tenir prêts pour unecatastrophe, d’un moment à l’autre !

– Cependant… commença Percy.

– Vous vous dites que j’ai des vues biensombres, pour un vieillard sur le bord du tombeau ! Quevoulez-vous ? Je vous ai ouvert toute ma pensée. J’ai beaufaire, je n’aperçois aucun espoir ! Et il me semble que, dèsmaintenant, il suffirait du moindre incident pour accomplir notreruine. Non, voyez-vous, je n’aperçois aucun espoir, jusqu’au jouroù…

Percy releva brusquement les yeux sur soninterlocuteur, comme si les derniers mots de celui-ci avaientrépondu à l’aboutissement de ses propres pensées.

– Jusqu’au jour où notre Seigneurreviendra, ainsi qu’il l’a promis ! reprit le vieil hommed’État.

Percy resta encore immobile quelquesinstants ; puis il se leva.

– Je vais être forcé de partir, monsieur,dit-il ; voici qu’il est dix-neuf heures passées ! Jevous remercie infiniment. Venez-vous, mon père ?

Le P. Francis se leva aussi, et les deuxvisiteurs s’apprêtèrent à sortir.

– Eh ! bien, mon père, dit levieillard, en s’adressant à Percy, revenez me voir l’un de cesjours, si vous ne m’avez pas trouvé trop bavard ! Je supposeque vous allez avoir à écrire votre lettre pour Rome ?

Percy fit un signe de tête affirmatif.

J’en ai écrit une moitié ce matin,dit-il : mais, étranger comme je le suis, depuis l’enfance,aux choses de l’Angleterre, j’ai senti qu’il me fallait merenseigner d’abord, auprès de vous, sur les origines et les causesde la situation, avant de me risquer à exposer celle-ci sous sonjour véritable ; et combien je vous suis reconnaissant dem’avoir éclairé ! Au fait, c’est un gros travail, et d’uneresponsabilité énorme, cette lettre quotidienne que je suis chargéd’écrire au cardinal-protecteur ! J’ai l’intention d’yrenoncer bientôt, si seulement le cardinal veut bien me lepermettre…

– Mon cher enfant, s’écria le vieuxM. Templeton, ne faites point cela ! Si vous m’autorisezà vous parler en toute sincérité, j’ai l’impression que vous êtesdoué d’une observation extrêmement pénétrante ; et Rome abesoin d’être informée par des gens tels que vous…

Percy sourit modestement, et se dirigea versla porte.

– Venez, mon père ! dit-il à soncompagnon.

Les deux prêtres se séparèrent en arrivant surle quai : et Percy, resté seul, s’arrêta, quelques minutes, àcontempler la scène automnale qui se déroulait autour de lui. Cequ’il avait entendu, chez le vieillard, lui semblait éclairerétrangement le magnifique tableau de prospérité qui s’étalait à savue. L’air était aussi lumineux qu’au milieu du jour ; car,depuis les derniers progrès de la lumière artificielle, Londres neconnaissait plus de différence entre le midi et la nuit. Le jeuneprêtre se trouvait dans une façon de cloître vitré, dont le solétait tapissé d’une préparation de caoutchouc sur laquelle lespieds ne produisaient aucun son. Au-dessous de lui, circulait undouble torrent infini de personnes, allant à droite et à gauche,sans autre bruit que le murmure des conversations, dont la pluparten langue espéranto. À travers la vitre dure et transparente quifermait, d’un côté, le passage public, le prêtre apercevait uneroute large et noire, entièrement vide ; mais, tout à coup,une grande clameur retentit du côté de Westminster, pareille aubourdonnement d’une ruche géante, et, dès l’instant d’après, ungrand objet lumineux passa sur la route ; et puis l’intensitéde la clameur s’éteignit peu à peu, à mesure que le grand TrainNational Automobile, arrivant du sud, poursuivait son chemin versl’est. C’était là une voie privilégiée, où, seules, les voitures del’État avaient permission de passer, et à une vitesse n’excédantpoint cent cinquante kilomètres à l’heure.

Tous les autres bruits étaient étouffés, danscette ville caoutchoutée. Les trottoirs roulants des piétonspassaient à quelque cent mètres plus loin, et la circulationsouterraine ne se faisait sentir que par un léger frémissement dusol. Mais, au moment même où Percy allait se remettre en marche,une note musicale résonna, soudain, qui semblait jaillir de lavoûte du ciel, un long accord d’une beauté et d’une intensitémerveilleuses ; et le prêtre, en relevant les yeux des flotspaisibles de la Tamise, – qui seule s’était, jusqu’alors, refusée àse laisser transformer, – vit, très loin au-dessus de lui, sedétachant sur les nuages vivement éclairés, un long objet mince,imprégné d’une douce lumière, qui glissait vers le nord, et bientôtdisparut, sur ses ailes déployées. Ce délicieux appel musical,c’était la voix des lignes européennes de grands Bateaux Volants,pour annoncer l’arrivée d’un de leurs « aériens » dansles diverses stations où il s’arrêtait.

« Jusqu’au jour où Notre-Seigneurreviendra ! » se redisait Percy ; et, pour uninstant, de nouveau, son ancienne angoisse lui étreignit le cœur.Combien c’était chose difficile, de tenir les yeux fixés sur cethorizon lointain, tandis que le monde se déployait, tout proche,avec tant d’attrait dans sa force et dans sa splendeur !

Tristement, le prêtre reprit sa marche, sedemandant combien de temps encore le P. Francis, son compagnon,arrivé hier de Rome avec lui, garderait la force de résister à unetelle épreuve ; et puis, après un dernier regard jeté sur leseaux tranquilles du fleuve, il descendit le large escalier quimenait à la voie souterraine.

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