Le Maître de la Terre

III

Le samedi matin, vers neuf heures, Olivierdescendit de l’automobile qui l’avait amené à Wimbledon-Common etcommença à gravir les marches conduisant à l’ancien quai de départdes aériens, abandonné maintenant depuis plusieurs années. On avaitjugé bon, en effet, pour tenir l’expédition vers Nazareth aussisecrète que possible, que les délégués de l’Angleterre à cetteexpédition partissent ainsi d’un endroit relativement inconnu etqui ne servait plus désormais que, de temps à autre, pour desessais de machines nouvelles. L’ascenseur même avait étéenlevé ; et force était à Olivier de faire à pied la montéedes cent cinquante marches.

Ce n’est qu’à contre-cœur que le jeuneministre avait accepté d’être désigné pour prendre part à cetteexpédition, car il n’avait toujours pas encore de nouvelles de safemme, et il s’effrayait de devoir quitter Londres pendant qu’ildemeurait dans le doute sur la destinée de Mabel. Après avoirlonguement réfléchi, il se sentait moins enclin que jamais àaccepter l’hypothèse d’un suicide par l’euthanasie. Il en avaitparlé à. deux ou trois des amies de Mabel, qui, toutes, avaientdéclaré que jamais la jeune femme n’avait fait la moindre allusionà une telle manière de finir. Sans doute, Mabel devait s’êtreretirée quelque part, probablement à l’étranger ; et, d’unjour à l’autre, Olivier s’attendait à la voir revenir, repentante,réconciliée avec les exigences de la réalité, victorieusementsortie de l’une de ces crises que, souvent déjà, elle avaittraversées. Aussi aurait-il bien désiré pouvoir rester chez lui, defaçon à l’accueillir, avec une tendre indulgence, dès l’instant deson retour ; mais, d’autre part, il n’avait point cru possiblede se dérober aux instances de ses collègues. Sans compter qu’iléprouvait sincèrement un désir, à demi par conscienceprofessionnelle, à demi par curiosité, d’assister à cet actesuprême de justice, qui allait détruire une secte qu’il considéraitcomme la cause de sa tragédie domestique ; et puis, toujours,à présent, il y avait en lui une sorte de fascination magnétiquequi le portait à souhaiter de mourir, au besoin, pour obéir à unsimple signe de tête de Felsenburgh. Si bien que, tout compte fait,il s’était résigné au départ, ayant seulement chargé son secrétairede n’épargner aucune dépense pour se mettre en communication aveclui, au cas où l’on recevrait des nouvelles de sa femme, durant sonvoyage.

La chaleur, ce matin-là, était vraimentterrible ; et c’est à grand-peine qu’Olivier parvint sur laplate-forme. Il découvrit alors que l’aérien était déjà là,installé dans son étui blanc d’aluminium et que déjà les grandesailes avaient commencé de vibrer. Il entra dans la voiture et posasa valise sur l’un des sièges du grand salon ; puis, aprèsavoir échangé quelques mots avec le garde, qui, naturellement,ignorait encore l’objet du voyage, il sortit, de nouveau, sur laplate-forme pour essayer de trouver un peu de fraîcheur, et pourrêver plus à son aise.

Londres, tel qu’il l’aperçut à ses pieds, luiparut avoir un aspect étrange. Immédiatement au-dessous de luiétait le grand square, tout desséché par l’intense chaleur de lasemaine précédente : un sol durci, un gazon jauni et fané, desarbres déjà dépouillés d’une partie de leurs feuilles. Au-delà,s’étendait le tissu serré des maisons. Mais ce qui surprenaitsurtout Olivier, c’était l’extrême densité de l’air, qui étaitdevenu exactement pareil à ce que décrivaient les vieux livres del’atmosphère de Londres à l’époque des brouillards et de la fumée.Aucune trace de la fraîcheur ni de la transparence matinales ;et impossible de chercher, dans une direction quelconque, la sourcede ce voile de brume, car, de tous côtés, il était le même. Il n’yavait pas jusqu’au ciel, au-dessus d’Olivier, qui n’eût perdu sonbleu ; il apparaissait comme souillé, d’une brosseboueuse ; et le soleil étalait des stries d’un rouge sale, lesplus singulières du monde. Olivier songea qu’un grand orage,probablement, se préparait ; ou bien peut-être était-ce lecontrecoup de nouveaux tremblements de terre, dans une autre régiondu globe, pareils à ceux qui, depuis quelques jours, s’étaientproduits sur divers points avec une intensité effroyable,anéantissant toute trace de vie, détruisant des villes, desvillages, des nations entières. N’importe, le voyage seraitcurieux, ne fût-ce que pour l’observation de ces changementsclimatériques, à la condition, toutefois, songea Olivier, que lachaleur ne devînt pas trop intolérable, lorsqu’on traverserait lespays du Sud.

Et puis les pensées d’Olivier, tout d’un coup,revinrent à l’angoissant mystère qui les hantait et les torturaitdepuis une semaine.

Dix minutes après, environ, il vitl’automobile rouge du ministère glisser rapidement sur la route,venant de Fulham ; et, quelques instants plus tard, les troisautres membres anglais de l’expédition apparurent sur laplate-forme, Maxwell, Snowford et Cartwright, tous vêtus d’étoffeblanche de la tête aux pieds, comme l’était aussi Olivier.

Ils ne se dirent pas un mot de l’affaire quiles réunissait, car les employés et gardes allaient çà et là, etl’on tenait à empêcher la moindre possibilité d’une indiscrétion.Les gardes avaient, simplement, été informés que l’aérien aurait àfaire un voyage de deux jours et demi, et que le premier point àatteindre serait le centre des Dunes du Sud.

Quant aux délégués, ils avaient reçu denouvelles instructions du Président, en même temps que Felsenburghleur avait appris l’adhésion de tous les pouvoirs du monde. Le plande l’expédition, au moins pour ce qui concernait la délégationanglaise, était définitivement arrêté. L’aérien aurait à pénétreren Palestine de la direction de la Méditerranée, après s’être jointaux aériens français et espagnol, environ à dix kilomètres del’extrémité orientale de l’île de Crète. À la vingt-troisièmeheure, l’aérien montrerait son signal nocturne, une ligne rouge surun champ blanc ; et, au cas où les deux autres vaisseaux neseraient pas en vue, il aurait à les attendre, en planant à unehauteur de huit cents pieds. Puis la traversée continuerait, et larencontre générale aurait lieu au-dessus d’Esdraélon, le lendemainmatin, vers neuf heures.

Le garde s’approcha des quatre hommes, qui setenaient debout, silencieux, considérant l’étrange physionomie dela ville au-dessous d’eux.

– Messieurs, dit-il, nous sommesprêts !

– Que pensez-vous du temps ? luidemanda Snowford.

Le garde eut un hochement de têteincertain.

– Je ne serais pas étonné si nous allionsavoir des coups de tonnerre, monsieur ! dit-il.

– Simplement cela ? demandaOlivier.

– Peut-être même un gros orage,monsieur ! répliqua le garde. Je n’ai encore jamais vu untemps comme celui-ci !

Snowford fit un pas vers lapasserelle :

– Allons, dit-il, mieux vaut partir toutde suite ! Nous aurons, sans doute, assez de retard, enchemin, par la faute de ce maudit temps !

Quelques minutes encore, et tout fut prêt pourle départ. De l’avant du vaisseau s’éleva une vague odeur decuisine, car le déjeuner allait être servi aussitôt ; et unchef à calotte blanche passa la tête, un instant, pour interrogerle garde. Les quatre hommes s’assirent dans le luxueux salon :Olivier un peu à l’écart, plongé dans ses pensées, les trois autrescausant à voix basse. Une fois encore, le garde traversa toute lalongueur du vaisseau, se dirigeant vers son compartiment, à laproue ; et, un moment après, retentit la sonnerie du départ.Alors, sur toute l’étendue de l’aérien, – le vaisseau le plusrapide de l’Angleterre et du monde entier, – se fit sentir lavibration du propulseur, qui commençait son travail ; etOlivier, par la grande fenêtre de cristal, vit les rails glisser enarrière, et surgir brusquement la longue ligne de Londres,étrangement pâle sous le ciel souillé. Il entrevit un petit groupede personnes qui, dans le square, levaient la tête ; et, toutde suite, ce groupe disparut, à son tour, dans un grandtourbillon ; et bientôt un véritable pavé de toits de maisonscoula sous le vaisseau, et bientôt Londres lui-même se rétrécit, seraréfia, montrant des taches d’un vert jauni ; après quoi, cefut la campagne desséchée qui s’étendit à perte de vue.

Snowford se leva, un peu chancelant sur sesjambes.

– Je puis, aussi bien, prévenir le gardedès maintenant ! dit-il. De cette façon nous n’aurons plus àêtre dérangés !

Il se tourna ensuite vers Olivier et lui fitun petit signe presque imperceptible ; aussitôt Olivier seleva, lui aussi, et les deux hommes s’en allèrent ensemble dans lepetit corridor qui longeait le vaisseau.

– J’ai une nouvelle pour vous ! ditSnowford, montrant un télégramme qu’il sortit de sa poche. ÀChypre, vous êtes invité à monter à bord de l’aérien duPrésident !

Olivier rougit de plaisir, malgré l’énormepoids qui pesait sur son cœur.

– Son Honneur a entendu parler de votrecourageuse attitude, à propos de votre femme ! poursuivitSnowford, tâchant à dissimuler, dans sa voix, l’envie qui lerongeait.

Olivier parcourut la petite feuille jaune queson collègue lui avait tendue ; puis il la souleva à seslèvres et la baisa.

– Je suis bien récompensé, certes !dit-il. Lorsque les deux ministres eurent achevé de donner leursinstructions au garde, ils se dirigèrent vers la petite piècevoisine du compartiment du pilote, où l’on avait placé l’explosif.Les fabricants avaient envoyé le paquet à bord, dès le soir de laveille ; et il gisait là, une boîte de métal de quelques piedscarrés, soigneusement enfoncée dans une couche de ouate.

Snowford s’agenouilla auprès de la boîte,détacha une clef de sa chaîne de montre et, sans dire un mot,ouvrit les trois serrures et leva le couvercle en souriant.

Dans l’écrin de velours, une petite boulereposait, aussi inoffensive, pour le moment, qu’un morceaud’argile ; et, sur l’un de ses côtés, saillait le petit bec demétal qui devait servir à en décharger le contenu.

Olivier s’agenouilla, lui aussi, hypnotisé parcette vue.

Il songeait à l’effet qu’allait produire, dansquelques heures, cette insignifiante petite boule. Il avaitl’impression d’entendre le bruit léger de sa chute, et puis,quelques secondes plus tard, d’assister à la catastrophe, – laterre éventrée, les rochers émiettés, l’air tout rempli d’éclats depierres et de fragments d’arbres, et de membres humainsdéchiquetés !

Et Olivier se rappela, avec un nouvel éland’orgueil, que c’était du vaisseau même de Felsenburgh qu’ilverrait et entendrait tout cela.

Plus d’une fois, durant cette longue ettorride journée, Olivier alla voir, de nouveau, la petite pièce,dominé par les images terribles et attirantes qui s’en dégageaientpour lui. Non seulement il avait l’impression que cette boîte demétal allait faire de l’histoire ; il se disait encore que, detoute la surface du globe, d’autres vaisseaux semblables,poursuivant le même objet, – un objet d’une signification et d’uneimportance infinies, – se dirigeaient vers le même point, et quechacun, comme celui-ci, portait dans ses flancs une petite boulemeurtrière. Là, sous le revêtement d’acier uni, se trouvait, pourainsi dire, le maître victorieux de toute la civilisationintellectuelle et morale d’une ville. Les espoirs, les craintes,toute la vie de milliers d’hommes, à la merci d’un petit paquet depoudre et de cinq gouttes de liquide ! Et cependant, il yavait encore des hommes qui croyaient en Dieu, devant ce triomphemanifeste de la matière ! Il y avait des hommes qui rêvaient,– en bien petit nombre, maintenant, il est vrai, – que la vie del’âme réclamait des forces supérieures à celles de la matière, etun monde que tout le pouvoir de ces explosifs ne sauraitatteindre !

Lorsque déjà la nuit commençait à tomber,d’ailleurs à peine distincte de la lourde journée embrumée, Olivierrevint brusquement vers ses collègues.

– Il y a trois vaisseaux en vue !dit-il.

Les ministres se dirigèrent vers lafenêtre ; et là, en effet, se détachant faiblement parmi lesténèbres, apparaissaient les phalènes spectrales, deux d’un côté etune de l’autre, – se dirigeant dans le même sens que l’aérienanglais.

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