Le Maître de la Terre

I

Lorsque Percy, ce soir-là, revit le vieuxcardinal, celui-ci se borna à le complimenter de l’attitude qu’ilavait eue durant son audience. Le prêtre, décidément, avait euraison de dire toute sa pensée comme il l’avait fait. Puis lecardinal Martin lui expliqua quelles seraient, désormais, sesfonctions.

Le prêtre anglais garderait pour son usage lesdeux chambres où on l’avait logé. Il dirait sa messe dansl’oratoire du cardinal. À neuf heures, il aurait à venir demanderses instructions. À midi, il dînerait avec le cardinal, après quoiil serait libre de son temps jusqu’à l’Ave Maria ; etensuite, de nouveau, il travaillerait avec son maître jusqu’ausouper. Sa tâche principale consisterait à lire les correspondancesanglaises, et à rédiger un rapport quotidien sur leur contenu.

Percy trouva cette vie très agréable, dans satranquillité sereine ; et, de jour en jour, il sentit qu’ils’y accoutumerait plus entièrement. Il était maître d’une grandepartie de ses heures, qu’il occupait de la façon la plus variée etla plus charmante. De huit heures à neuf, chaque jour, il sepromenait par les rues, examinant les trésors artistiques deséglises, étudiant les mœurs populaires, s’imprégnant peu à peu del’étrange sensation de naturel qui se dégageait de cette vie à lamanière d’autrefois. Par instants, cette vie lui faisait l’effetd’un rêve historique ; mais parfois aussi, et de plus en plus,il lui semblait que cette vie était l’unique réalité, que c’étaitle monde tendu et glacé de la civilisation moderne qui était unfantôme, et que, à Rome seulement, l’âme humaine avait gardé sasimplicité native. La lecture même des correspondances nel’affectait que superficiellement, car le torrent de sa penséerecommençait à couler, tout clair, dans son aimable canal dejadis ; et sans cesse, à mesure qu’il se détachait du mondedont il venait de sortir, il ressentait plus de calme, presqued’indifférence, à s’instruire des événements qui se produisaientdans ce monde lointain.

Les nouvelles importantes, d’ailleurs,n’étaient pas très nombreuses. Une sorte de bonace avait succédé àl’orage. Felsenburgh continuait à se tenir dans la retraite ;il avait refusé toutes les offres qui lui étaient venues de laFrance et de l’Angleterre ; et, bien que la chose ne fût pasannoncée d’une manière formelle, on tendait à supposer qu’il étaitrésolu à se confiner, désormais, dans l’attitude d’un simplespectateur. Cependant les divers parlements de l’Europes’employaient aux travaux préparatoires de la réfection des codes.Suivant toute probabilité, rien de décisif n’aurait lieu jusqu’auxsessions d’automne.

Et à Rome, cependant, la vie était, pourPercy, singulièrement attirante. L’antique cité était devenue,maintenant, non seulement le centre de la foi, mais, en un sens, unmicrocosme de l’univers chrétien. Elle était partagée en quatregrands quartiers, l’Anglo-Saxon, le Latin, l’Allemand etl’Oriental, sans compter le Transtévère, qui était presqueabsolument rempli par les bureaux pontificaux, séminaires etécoles. Les races anglo-saxonnes demeuraient dans le quartier duSud-Ouest, comprenant l’Aventin, le Coelius, et le Testaccio. LesLatins habitaient la vieille Rome, entre le Corso et le fleuve, lesAllemands le quartier du Nord-Est, borné au sud par la rueSaint-Laurent ; et le quartier qui restait était réservé auxOrientaux, avec le Latran pour centre. De cette façon, les vraisRomains avaient à peine conscience de l’intrusion étrangère ;ils possédaient une multitude d’églises, bien à eux ; ilsavaient le droit de poursuivre leur vie dans les rues sombres et detenir leurs marchés en plein vent ; et c’était parmi eux quePercy se promenait le plus volontiers, dans sa passion de vierétrospective. Mais les autres quartiers étaient, peut-être, pluscurieux encore. Il était amusant de voir, par exemple, comment ungroupe nombreux d’églises gothiques, desservies par des prêtresseptentrionaux, avaient jailli de terre, spontanément, dans lesdistricts anglo-saxon et allemand, et comment les rues larges etgrises de ces districts, leurs pavés plats et unis, leurs maisonssévères, prouvaient que les hommes du Nord ne s’étaient pasconvertis aux traditions de la vie méridionale. Les Orientaux,d’autre part, ressemblaient aux Latins ; leurs rues étaientaussi étroites et sombres, avec les mêmes odeurs excessives ;leurs églises étaient aussi sales et, en même temps, aussi intimeset pieuses ; et peut-être leurs couleurs avaient-elles unéclat plus vif encore et plus bariolé.

Au delà des remparts, la confusion étaitindescriptible. Si la cité même apparaissait une miniature,soigneusement découpée et ordonnée, du monde chrétien, lesfaubourgs représentaient le même modèle brisé en mille pièces, quel’on aurait plongées dans un sac pour les en retirer au hasard.Aussi loin que l’œil pouvait s’étendre, du haut du Vatican, Percyapercevait une suite infinie de toits, interrompue par des flèches,des tours, des dômes, et des cheminées ; et là-dedans vivaientdes êtres humains de toutes les races qui sont sous le soleil.C’était là que se trouvaient les grandes manufactures, les édificesmonstrueux de l’univers nouveau, les gares, les écoles, lesadministrations : tout cela peuplé de six millions d’âmes quiétaient venues vivre là, transplantées par le seul amour de lareligion. C’était la foule de ceux qui avaient désespéré de la viemoderne, qui s’étaient lassés du changement et de l’effort, et quiavaient fui le monde pour se réfugier dans l’Église, mais sanspouvoir obtenir la permission de demeurer à l’intérieur de Rome.Continuellement, dans toutes les directions, de nouvelles maisonss’élevaient. Un compas gigantesque, dont l’une des branches auraitété fixée à Rome et qui aurait eu une ouverture de cinq kilomètres,n’aurait point cessé de rencontrer des rues toutes pleines demaisons, sur tout le cercle de son parcours.

Mais jamais la signification de ce qu’ilvoyait ne s’était révélée au prêtre anglais aussi clairement qu’uncertain jour d’été, où fut célébrée la fête du saint patron du paperégnant.

La matinée était encore assez fraîche, lorsquele prêtre suivit son chef, à qui il devait servir de chapelain, lelong des vastes corridors du Vatican, vers la salle où le pape etles cardinaux allaient s’assembler. Regardant par une fenêtre, surla Piazza, il lui sembla que la foule était devenue plus dense, sic’était possible, qu’une heure auparavant. L’énorme place ovaleétait toute houleuse de têtes, sauf un grand passage gardé par lestroupes pontificales pour l’arrivée des voitures ; et, sur cepassage, tout blanc à la lumière éclatante du matin d’août, Percyvoyait s’avancer des véhicules prodigieux, des éblouissements d’oret de couleurs vives, pendant que des acclamations frénétiquesmontaient de la foule.

Un moment plus tard, – comme Percy avait toutloisir de regarder, se trouvant arrêté dans une antichambre parl’encombrement des cardinaux, évêques, prélats et autresdignitaires, – il découvrit enfin ce que signifiaient ces étrangescalèches de gala qui arrivaient ainsi vers la basilique. Pour lapremière fois il comprit nettement, ayant la chose présente etvivante devant ses yeux, que c’était toute la royauté de l’ancienmonde qui se trouvait là réunie.

Autour des marches de la basilique, s’ouvraitun grand éventail de carrosses, chacun attelé de huitchevaux : les chevaux blancs de la France et de l’Espagne, leschevaux noirs de l’Allemagne, de l’Italie et de la Russie, leschevaux couleur crème de l’Angleterre. Au-delà, c’étaient lespuissances secondaires : la Grèce, la Norvège, la Suède, laRoumanie, les États balkaniques. On apercevait les emblèmes dequelques-uns d’entre eux, des aigles, des lions, des léopards,dressant la couronne royale au-dessus des superbes voitures.

Percy s’appuya contre le rebord de la fenêtre,et s’abandonna à sa rêverie.

Voilà donc tout ce qu’il restait de laroyauté ! Il avait vu, précédemment, les palais de cessouverains, çà et là, dans les divers quartiers de la ville, avecdes bannières flottant aux portes, et des hommes, en livréesécarlates, debout sur les seuils. Plusieurs fois, ave les autrespassants, il avait salué tel roi ou tel empereur, au passage d’unlandau, sur le Corso ; il avait même vu les lis de France etles léopards d’Angleterre s’avancer de front, dans une allée dumont Pincio. Les journaux lui avaient appris, de temps à autre,depuis les vingt dernières années, comment les diverses famillesroyales, tour à tour, s’étaient transportées à Rome, après avoirobtenu la reconnaissance papale ; et, la veille encore, lecardinal Martin lui avait annoncé que Guillaume d’Angleterre, avecla reine Caroline, venait de débarquer à Ostie : de tellesorte que, maintenant, à l’exception du Grand Turc, la série destrônes européens se trouvait au complet. Mais jamais encore,jusqu’à ce jour, Percy n’avait pleinement réfléchi à ce faitprodigieux de la réunion de toutes les royautés du monde sousl’ombre du trône de Pierre, ni, non plus, au danger menaçant qu’unetelle réunion devait constituer aux yeux du monde. Il savait que,pour le moment, ce monde affectait de rire de la folie et de lapuérilité de tout cela, de cette comédie désespérée de droit divin,jouée par des familles déchues et méprisées ; mais iln’ignorait point, non plus, que les hommes avaient gardé, au fondde leur cœur, leurs sentiments d’autrefois, et qu’il suffirait queces sentiments se trouvassent réveillés…

L’encombrement céda ; Percy se glissahors du retrait de la fenêtre, et put suivre le flot qui s’écoulaitlentement.

Une demi-heure après, il était à sa place,parmi les ecclésiastiques, lorsque la procession pontificale sortitdu demi-jour de la chapelle du Saint-Sacrement pour pénétrer dansla nef de l’énorme église ; mais, avant même d’être entré dansla chapelle, il entendit les grandes clameurs populaires et lesappels de trompettes qui saluaient l’apparition du souverainpontife arrivant sur sa sedia gestatoria, précédé desgrands éventails traditionnels. Et Percy, en entendant ces cris dela foule, se rappela, avec un subit frémissement du cœur, une autrefoule qu’il avait vue dans les rues de Londres, une nuit d’été,quelques mois auparavant… Très haut au-dessus des têtes dressées,parmi lesquelles il semblait se frayer un chemin comme la pouped’un antique vaisseau, s’avançait le dais qui recouvrait leSeigneur du monde ; et, entre lui et le prêtre, comme sic’était une vague soulevée par le même vaisseau, se mouvait lasomptueuse procession, protonotaires apostoliques, supérieurs desordres religieux, et le reste, passant avec une écume blanche,dorée, éclatante, argentée, entre les rives vivantes, sur les deuxcôtés. Et, devant ce vaisseau qui se dirigeait vers lui, le port del’autel divin élevait l’imposante masse de ses piliers, au-dessousdesquels brillaient les sept étoiles jaunes qui représentaient lesfeux de la sainteté. C’était un spectacle étonnant, mais trop vastepour que l’observateur en reçût une autre impression que laconscience de son propre néant. Les statues géantes, lesinnombrables bannières, le concert indescriptible des bruits, dumurmure de dix mille voix, de l’appel puissant des orgues, le vagueparfum de l’encens et, dominant tout cela, l’atmosphère toutevibrante des émotions humaines à la vue du passage de l’Espoir dumonde, du vice-roi de Dieu, s’apprêtant à intervenir entre Dieu etl’homme : tout cela affectait le prêtre comme aurait fait unélixir ayant à la fois le pouvoir de calmer et de stimuler,d’aveugler tout en aiguisant la vision intérieure, d’assourdir lesoreilles du corps pour mieux ouvrir celles de l’âme, d’exalter lecœur tout en le plongeant dans des abîmes d’humilité. Voilà donc,songeait Percy, voilà formulée l’autre réponse possible au problèmede la vie ! Dans une lumière éclatante, il voyait devant lui,s’offrant à son choix, les deux cités de saint Augustin. L’uneétait celle d’un monde né de soi-même, s’organisant soi-même et sesuffisant à soi-même, d’un monde interprété par des forcessocialistes, matérialistes, hédonistes, et se résumant enfin dansFelsenburgh. Et quant à l’autre monde, Percy le voyait déployé sousses yeux, lui parlant d’un Créateur, d’une création, d’un butdivin, d’une rédemption, d’une réalité transcendante et éternelle,dont tout avait jailli et où tout aboutissait. L’un de ces deuxhommes, Jean et Julien, était le vicaire de Dieu, et l’autre unimposteur, l’ennemi de Dieu… Et, une fois de plus, dans un nouvelélan de conviction, le cœur de Percy arrêta son choix…

Mais le moment le plus pathétique del’inoubliable fête était encore à venir.

Lorsque Percy sortit de la nef, sous le dôme,se dirigeant vers la tribune, au-delà du trône pontifical, unspectacle imprévu se présenta à lui.

Un grand espace avait été réservé, autour del’autel et de la Confession, s’étendant jusqu’au point qui marquaitl’entrée des transepts. Dans cet espace, sur des fauteuils disposésen gradins, se voyaient des rangées de visages blancs et immobiles,sous des séries de dais richement ornés. Ces dais étaientd’écarlate, comme les baldaquins cardinalices ; mais chacund’eux était surmonté de grandes cottes d’armes, que supportaientdes bêtes, et que dominaient des couronnes. Et, sous chaque dais,se tenaient deux ou trois figures ; et le cœur de Percy battitplus fort en les apercevant.

Il avait en face de lui les dernierssurvivants de l’étrange caste d’hommes qui, jusqu’au siècledernier, avaient régné comme les vice-régents temporels de Dieu,avec le consentement de leurs sujets ! Aujourd’hui, personnene reconnaissait plus ce pouvoir, sauf Celui de qui ils affirmaientle tirer. Ces hommes et ces femmes, ces successeurs des anciensmaîtres du monde, avaient enfin appris à connaître l’autorité d’EnHaut, et que leurs titres ne dépendaient point de leurs sujets,mais du seul Roi suprême : bergers sans troupeaux, capitainessans soldats à commander. Le spectacle était pitoyable ; etcependant Percy ne pouvait s’empêcher d’en éprouver du respect etde l’admiration. Il s’émerveillait de ces créatures, de même espèceque lui, qui n’avaient point honte d’en appeler de l’homme à Dieu,et d’assumer des insignes que le monde ne regardait que comme devains jouets, mais qui, pour eux, étaient les emblèmes d’unemission surnaturelle…

Et ce sentiment qu’éprouvait Percy s’aviva enlui quand il vit les divers souverains s’approcher de l’autel, pourle service du culte, et, à plusieurs reprises, traverser l’espacequi s’étendait entre leurs trônes et l’autel. Imposantes figuressilencieuses, nu-tête et yeux baissés respectueusement. Le roid’Angleterre, redevenu le Defensor Fidei, portait latraîne du pape au lieu du vieux roi d’Espagne, qui, hors d’état demarcher, se tenait à genoux sur son prie-Dieu, pleurant ettremblant, tout imprégné de piété et d’amour. L’empereur d’Autricheservait le lavabo ; l’empereur d’Allemagne, à qui,jadis, sa conversion avait failli coûter la vie, en même tempsqu’elle l’avait précipité de son trône, remplissait la fonctionprivilégiée de transporter le coussin sur lequel le pape, sonseigneur, s’agenouillait devant leur Seigneur à tous deux.

Et ainsi, scène par scène, le drame magnifiquese déroulait. Le murmure des foules fut remplacé par un silence quin’était qu’une même prière muette, lorsque le petit disque blancs’éleva entre les mains blanches, et que la frêle et pure musiqueangélique des voix rayonna dans le dôme. Car tous se sentaient làen présence de leur unique espoir, aussi faible et aussi puissantqu’autrefois dans la Crèche. Tous savaient, à coup sûr, qu’il n’yavait personne pour les défendre, excepté Dieu seul. Et Percy sedisait que, si le sang des hommes et les larmes des femmes neparvenaient pas à toucher le Juge suprême, et à le faire sortir deson silence, du moins ce renouvellement de la mort de son Filsunique, s’accomplissant aujourd’hui avec une si pathétiquesplendeur, sur cet îlot de foi, parmi un océan de risées et dehaines, que cela, du moins, devait porter son fruit !

Le jeune prêtre venait de rentrer dans sachambre, pour se reposer un moment après la fatigue des longuescérémonies, lorsque sa porte s’ouvrit et que le cardinal Martin,encore vêtu de ses robes d’état, entra, d’un pas rapide, et refermala porte précipitamment.

– Père Franklin, dit-il d’une étrangevoix sans souffle, je vous apporte une nouvelle énorme :Felsenburgh vient d’être nommé président de l’Europe !

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