Le Maître de la Terre

II

Six heures et demie sonnaient, à la petitependule de la cheminée, lorsque Mabel acheva d’écrire. Ellerecueillit les feuillets qu’elle venait de remplir de sa largeécriture, s’adossa dans son commode fauteuil, et relut salettre.

Maison de repos n° 3, Manchester W.

« Mon Chéri,

« Mon envie m’est revenue, et cette foisavec tant de force qu’il m’est vraiment impossible de résister pluslongtemps, si bien que je vais être obligée de m’en aller par laseule voie qui me reste ouverte. J’ai eu, d’ailleurs, un séjourtrès calme et heureux, dans cette maison : tout le monde aété, pour moi, d’une bonté infinie. L’en-tête de ce papier,naturellement, t’aura fait comprendre aussitôt de quelle maison ils’agit…

« Mon chéri, tu m’as toujours été cherpar-dessus tout ; et tu me l’es encore, en ce momentmême ; mais, assurément, je ne me trompe pas en sentant que jen’ai plus de force pour continuer à vivre. D’abord, quand tout celaa commencé, je me suis attendue à ce que ce serait toutautre ; et tu sais combien j’ai été heureuse et pleined’enthousiasme. À présent, je reconnais que ce qui arrive estlogique et juste, et que la paix du monde doit avoir ses lois, et ale droit de se défendre par tous les moyens. Mais, mon chéri, il setrouve qu’une telle paix n’est pas celle dont j’auraisbesoin ! Au fond, je crois que mon malheur vient seulement dece que je suis en vie.

« Et puis, voici une autredifficulté ! Je sais combien profondément tu es d’accord avecce nouvel état des choses ; et Il est naturel que tu le sois,étant infiniment plus fort, et plus raisonnable, et meilleur quemoi ! Mais, si tu as une femme, il faut qu’elle pense et sentecomme toi ; et moi, mon chéri, je ne suis plus avec toi, aufond de mon cœur, tout en voyant bien que c’est toi qui as raison…Tu me comprends bien, n’est-ce pas, mon amour ?

« Si nous avions eu un enfant, c’eût étéautre chose, peut-être : j’aurais peut-être réussi à continuerde vivre, pour l’enfant. Mais cela même me paraît bien impossible.Oh ! Olivier, mon chéri ! je ne peux pas, je ne peuxpas !

« Je sais que j’ai tort et que tu asraison ! Mais voilà : je ne peux pas me changer !et, ainsi, je suis tout à fait sûre qu’il faut que je m’enaille !

« Et puis, il y a ceci, que je désire quetu saches : c’est que je n’ai pas peur, pas du toutpeur ! Je ne puis pas comprendre comment quelqu’un pourraitavoir peur, – à moins, bien entendu, d’être un chrétien. –Oh ! si j’étais chrétienne, il me semble que j’aurais une peuraffreuse ! Mais, nous deux, n’est-ce pas, nous savons à coupsûr qu’il n’y a rien au delà de la mort ? C’est de la vie quej’ai peur, seulement de la vie ! Après cela, s’il y avait àsouffrir, naturellement j’aurais, tout de même, un peu peur ;mais tout le monde me garantit qu’il n’y a absolument pas l’ombrede souffrance, et que c’est, simplement, comme si l’on s’endormait.Les nerfs périssent avant le cerveau. Si bien que je vais faire lachose moi-même, sans personne d’autre dans la chambre. Dansquelques minutes, ma garde, la sœur Jeanne, avec qui je me suisliée très affectueusement, va m’apporter l’appareil, et puis elleme laissera.

« Pour ce qui est des suites, tu ferasexactement comme il te plaira. La crémation aura lieu demain àmidi : tu pourras y venir, si tu veux. Ou bien tu n’auras qu’àtéléphoner, et l’on t’enverra l’urne. Tu as désiré avoir l’urne deta mère, dans notre jardin : peut-être seras-tu heureux,aussi, d’avoir la mienne ? Et quant à tout ce quim’appartient, il va sans dire que je te le laisse.

« Et maintenant, mon chéri, il y a encorececi que je veux te dire : c’est que je regrette beaucoup,vraiment, d’avoir été si fatigante pour toi, et si sotte ! Aufond, vois-tu, je crois que j’ai toujours été convaincue, dès ledébut, de la justesse de tes arguments ; mais, toujours, il yavait quelque chose en moi qui me forçait à ne pas vouloir melaisser convaincre ! Comprends-tu, maintenant, pourquoi jet’ai si souvent agacé ?…

« Olivier, mon chéri, tu as étéextraordinairement bon pour moi !… Oui, c’est vrai que jepleure ; mais, en réalité, je suis très heureuse. Je regretteseulement d’avoir été obligée de te causer tant d’inquiétude,durant cette semaine dernière ; mais il l’a fallu ! Jesavais que, si tu m’avais découverte, tu m’aurais persuadée derenoncer à mon projet ; et puis, le jour suivant, j’auraistrouvé un autre moyen, bien pire pour moi comme pour toi. Jeregrette infiniment d’avoir fait un mensonge, aussi ! Je te lejure, c’est le premier que je t’aie fait jamais !

« Eh ! bien, il me semble que jen’ai plus autre chose à te dire. Olivier, mon chéri, mon trésoraimé, adieu ! Je t’envoie mon amour, avec tout mon cœur.

« Mabel. »

Elle resta immobile, sa lecture finie, ettoujours encore ses yeux étaient mouillés de larmes. Et, cependant,tout cela était parfaitement vrai. Elle était bien plus heureusequ’elle aurait pu l’être si elle avait eu la perspective de rentrerchez elle. Sa vie lui semblait entièrement dévastée ; et toutesa petite âme aspirait à la mort, comme un corps épuisé aspire ausommeil.

Elle écrivit l’adresse, d’une mainparfaitement ferme, posa la lettre sur la table et s’adossa denouveau dans le fauteuil, en face de son déjeuner intact.

Puis, tout à coup, le souvenir lui revint desa conversation avec M. Francis ; et, par une étrangeassociation d’idées, voici qu’elle revit la chute de l’aérien àBrighton, les actes du jeune prêtre aux cheveux blancs, et lesboîtes d’euthanasie…

Lorsque la sœur Jeanne entra, quelques minutesaprès, elle fut étonnée de ce qu’elle vit. Mabel était appuyéecontre la fenêtre, les yeux fixés sur le ciel, dans une attituded’horreur indicible.

La sœur Jeanne traversa vivement la chambre,après avoir déposé quelque chose sur la table, et mit sa main surl’épaule de la jeune femme.

– Ma chère enfant, qu’est-ce quec’est ?

Elle entendit un long soufflesanglotant ; puis Mabel se retourna, l’étreignit d’une maintremblante, et, de l’autre main, lui désigna un endroit duciel.

– Là ! dit-elle. Là,regardez !

– Eh ! bien, ma chérie, qu’ya-t-il ? Je ne vois rien ! Il fait un peusombre !

– Sombre ! s’écria Mabel. Vousappelez cela sombre ? Mais… c’est noir ! toutnoir !

La garde l’attira doucement en arrière, versle fauteuil. Elle reconnaissait une crise de frayeur nerveuse,phénomène assez habituel dans ces moments de l’effort suprême. MaisMabel s’arracha de son étreinte et se retourna vers la fenêtre.

– Vous appelez cela un peu sombre ?dit-elle. Mais, sœur Jeanne, regardez, regardez !

Il n’y avait absolument rien de remarquable àvoir. Devant la fenêtre, se dressait la cime feuillue d’unfrêne ; et puis c’étaient les fenêtres, encore fermées, desbâtiments d’en face, le toit et, au-dessus, le ciel matinal, un peulourd et poussiéreux, comme avant un orage ; mais rien de plusque cela.

– Eh bien, qu’y a-t-il, ma chèreenfant ? Qu’est-ce que vous voyez ?

– Mais regardez, regardez donc ! Etmaintenant, écoutez ceci !

Un grondement vague, lointain, se fitentendre, comme le roulement d’un camion, – si vague qu’on auraitpu le prendre pour une simple illusion de l’oreille. Mais la jeunefemme s’était bouchée les oreilles des deux mains, et son visageétait devenu un masque blanc de terreur, avec d’énormes yeuxeffarés. La garde l’embrassa tendrement, d’un geste maternel.

– Ma chère enfant, lui dit-elle, vousêtes un peu énervée ! Cela n’est rien qu’un petit grondementde tonnerre, produit par la chaleur. Je vous en prie, ne vousagitez pas !

Elle sentit le corps de la jeune femmetrembler convulsivement, sous ses mains ; mais elle put, sansrésistance, la réinstaller au fond du fauteuil.

– Les lumières ! les lumières !sanglotait Mabel.

– Et vous allez me promettre de vouscalmer, n’est-ce pas ?

Elle promit, d’un signe de tête ; et lagarde se dirigea vers un coin de la pièce, avec un bon sourireindulgent. Combien de fois, déjà, elle avait assisté à des scènesanalogues ! Dès l’instant suivant, toute la chambre futensoleillée d’une exquise lumière. Mais la garde, en se retournant,vit que Mabel avait rapproché son fauteuil de la fenêtre, et, lesmains tordues, recommençait à considérer le ciel, par-dessus lestoits.

– Ma chère enfant, lui dit-elle, vousêtes au bout de vos nerfs ! Voulez-vous que je ferme lesvolets ?

Mabel leva les yeux sur elle. Oui, certes, lalumière l’avait sensiblement rassurée. Son visage restait toujoursblême et égaré, mais ses yeux reprenaient une expression plustranquille.

– Sœur Jeanne, – dit-elle d’une voixdéfaillante, – je vous en prie, regardez encore, et dites-moi sivous ne voyez rien ! Si vous me dites qu’il n’y a rien, jecroirai que c’est moi qui deviens folle !

Mais non, il n’y avait rien. Le ciel était unpeu sombre, comme si une tempête se préparait ; mais ondistinguait, tout au plus, un voile de nuages, et la lumière étaità peine légèrement teintée de taches foncées ; c’était,exactement, le ciel qui précède un gros orage printanier. Et lagarde le dit à Mabel, clairement, résolument.

Le visage de la jeune femme se rasséréna plusencore.

– Merci, sœur Jeanne !… Alors…

Elle se tourna vers la petite table, surlaquelle la garde avait déposé ce qu’elle venait d’apporter.

– Alors, s’il vous plaît,montrez-moi !…

Mais la garde hésitait.

– Êtes-vous sûre de n’être pas tropépouvantée, mon enfant ? Voulez-vous prendre quelquechose ?

– Non, je ne veux plus riend’autre ! dit nettement Mabel. Montrez-moi, je vousprie !

La sœur Jeanne s’approcha de la table.

Ce qu’elle y avait déposé était une cassettede métal blanc, délicatement peinte de fleurs, et d’où émergeait untube blanc, flexible, avec une large embouchure accompagnée de deuxgriffes d’acier, tandis que, sur l’un des côtés de la cassette,était fixée une poignée en porcelaine.

– Eh ! bien, ma chérie, commençadoucement la garde, tout en épiant la façon dont les yeux de Mabelse tournaient sans cesse vers la fenêtre ; eh ! bien,vous allez vous asseoir là, comme vous êtes à présent ! Latête un peu en arrière, s’il vous plaît ! Quand vous serezprête, vous mettrez cette embouchure contre vos lèvres, et vousattacherez ces deux ressorts derrière votre tête ! Comme ceci,tenez ! cela s’adapte très simplement. Et puis, vous,tournerez cette poignée, dans ce sens-là ! Et voilàtout !

Mabel fit signe qu’elle comprenait. Elle avaitentièrement reconquis son empire sur soi et avait pu écouter trèsattentivement, bien que, sans cesse encore, malgré elle, ses yeuxse détournassent du côté de la fenêtre.

– Voilà tout ! répéta-t-elle. Jecomprends parfaitement. Et ensuite ?

La garde la dévisagea, un moment, d’un regardinquiet.

– Ensuite, il n’y a plus rien !Respirez tout naturellement ! Vous vous sentirez prise desommeil, presque aussitôt ; alors, vous fermerez les yeux, etvoilà tout !

Mabel reposa le tube sur la table et sereleva. Elle était tout à fait redevenue elle-même.

– Embrassez-moi, sœur Jeanne !dit-elle.

Sur le seuil, la garde se retourna et luisourit une fois encore. Mais Mabel s’en aperçut à peine ; denouveau, maintenant, elle n’avait plus d’attention que pour lafenêtre.

– Je reviendrai dans unedemi-heure ! dit doucement sœur Jeanne. Rien ne presse, rienabsolument ! Le tout ne prend pas même cinq minutes !…Adieu, ma bien chère enfant !

Mais Mabel continuait à regarder au dehors,par la fenêtre, et la laissa sortir sans lui répondre.

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