Le Maître de la Terre

I

Olivier Brand, assis dans son petit bureauparticulier de White Hall, attendait un visiteur. Dix heures, déjà,allaient sonner ; et le ministre devait se trouver au conseildès dix heures et demie. Il avait espéré que« M. Francis », quoi qu’il eût à lui dire, ne leretiendrait pas longtemps ; mais, si courte que pût être lavisite de cet inconnu, elle lui causait un dérangement réel, tantétait prodigieuse la quantité du travail qui s’imposait à lui,depuis quelques semaines.

Le dernier coup de dix heures n’avait passonné, à la Tour Victoria, quand la porte s’ouvrit ; et lavoix d’un secrétaire annonça le nom qu’Olivier attendait.

Olivier jeta un regard rapide sur l’étranger,observa ses paupières baissées et sa bouche contractée, tâcha àdéfinir intérieurement l’impression d’ensemble qu’il enéprouvait : tout cela pendant les quelques secondes qu’il mità faire asseoir son visiteur. Puis il aborda l’entretien.

– Dans vingt minutes, monsieur, il fautque je sorte d’ici ; mais, jusque-là…

M. Francis le rassura.

– Je vous remercie, monsieur Brand !J’aurai amplement le temps. Mais, si vous voulez bienm’excuser…

Il tâta dans sa poche de côté, et en tira unegrande enveloppe.

– Je vous laisserai ceci, dit-il, en vousquittant ! Vous y trouverez tout au long l’exposé de nos vœux,avec nos noms et le reste. Et quant à ce que j’ai à vous dire devive voix, monsieur, le voici !

Il croisa ses jambes, s’adossa, et poursuivit,d’une voix un peu nerveuse :

– Comme vous le savez déjà, je suis unefaçon de délégué ! Nous avons, tout ensemble, quelque chose àvous demander et quelque chose à vous offrir. On m’a choisi commedélégué parce que l’idée venait de moi. Mais, d’abord, puis-je vousposer une question ?

Olivier l’y autorisa, d’un signe de tête.

– Je ne veux point être indiscret, repritle visiteur, mais je crois qu’il est pratiquement certain, n’est-cepas, que le culte divin va être restauré dans toutes lesnations ?

Olivier sourit.

– Je le suppose, en effet ! dit-il.Le projet de loi a été discuté pour la troisième fois ; et,comme vous le savez, le Président, ce soir même, va nous faireconnaître son avis à ce sujet !

– Il n’opposera pas sonveto ?

– Nous ne le croyons pas ! Il a déjàconsenti la même chose en Allemagne.

– C’est bien cela, dit M. Francis.Et, s’il consent, je suppose que le projet aura aussitôt force deloi ?

Olivier, s’étant penché sur sa table, y pritune feuille de papier vert qui contenait le projet.

– Naturellement, vous connaissezceci ? répondit-il. Eh ! bien, en effet, le projet auraforce de loi tout de suite ; et la première des fêtes du cultesera célébrée le 1er octobre. C’est bien la paternité,si je me rappelle ? Oui, la Paternité !

– Il y aura un grand mouvement, cejour-là ! reprit le visiteur, avec une flamme dans les yeux.Et nous n’avons plus que quinze jours, jusqu’au 1eroctobre !

– Oui, mais ce genre de choses ne meconcerne point ! – poursuivit Olivier, en rejetant le projetsur la table. – Cependant, j’ai entendu dire que le rituel seraexactement celui qui se trouve déjà employé en Allemagne. Au fait,je ne vois aucun motif pour que nous nous singularisions sur cepoint.

– Et l’abbaye de Westminster sera l’unedes églises affectées au culte ?

– Sans aucun doute !

– Eh ! bien, monsieur, ditM. Francis, je n’ignore point que la commission spéciale doitavoir étudié tout cela de très près, et arrêté déjà tous ses plans.Mais il me paraît que, pour l’organisation pratique, on aura besoinde toute l’expérience dont on pourra disposer ?

– Assurément !

– Or donc, monsieur Brand, la société queje représente est entièrement composée d’hommes qui ont été,autrefois, prêtres catholiques. Notre société est au nombred’environ deux cents, à Londres même. – Je vais, d’ailleurs, sivous me le permettez, vous laisser la brochure qui définit notreobjet et notre règle. – Et il nous a semblé que c’était là un sujetsur lequel notre expérience passée pourrait être de quelque serviceau gouvernement. Les cérémonies catholiques, comme vous le savez,sont très compliquées, et plusieurs d’entre nous les ont, jadis,étudiées très à fond. Nous avions coutume de dire que, dans leclergé, les maîtres de cérémonie, comme on l’a dit des poètes, nese faisaient point, mais naissaient pour cette profession. Sanscompter que chaque prêtre est, forcément, plus ou moins uncérémonialiste.

Il s’arrêta.

– Eh ! bien, monsieurFrancis ?…

– Eh ! bien, je suis sûr que legouvernement doit comprendre de quelle énorme importance il est quetout marche régulièrement et sans accroc. Si le nouveau servicedivin, surtout à ses débuts, comportait le moindre élément dedésordre ou de ridicule, cela causerait un grand dommage à l’objetqu’il poursuit. Et, ainsi, j’ai été délégué vers vous, monsieurBrand, pour vous faire savoir qu’il existe un groupe d’hommes quiont possédé une expérience toute particulière de ces choses, et quisont entièrement prêts à se mettre à la disposition dugouvernement.

Olivier ne put point retenir un léger sourire,sur le coin de ses lèvres. Il y avait, dans le fait de cetteproposition, venant de tels hommes, et ainsi formulée, quelquechose d’étrange dont son sens naturel de l’ironie étaitirrésistiblement frappé ; mais, en somme, la propositionn’avait rien que de raisonnable.

– Je comprends fort bien, monsieurFrancis ! Je crois que ce que vous nous offrez peut,effectivement, avoir son prix. Mais, comme je vous l’ai dit, cen’est pas de moi que cela dépend… C’est M. Snowford…

– Oui, monsieur ; je sais !Mais je suis d’abord venu vers vous parce que c’est votre discoursde l’autre jour qui nous a tous inspirés. Vous avez dit,exactement, ce qui était dans nos cœurs : que le monde nepouvait pas vivre sans une foi, ni un culte, et que maintenant queDieu était enfin trouvé…

Olivier agita les mains pour l’arrêter. Touteflatterie lui était pénible.

– Vous êtes bien bon de me parler ainsi,monsieur Francis ! Je ne manquerai point de prévenirM. Snowford. Je crois comprendre que vous vous proposez pourles fonctions de… de maître des cérémonies ?

– Oui, monsieur, de maître des cérémonieset de sacristain ! J’ai étudié très soigneusement le rituelallemand : il est beaucoup plus compliqué que je ne l’auraispensé. Et sa mise en pratique exigera beaucoup d’adresse. J’imagineque, pour l’Abbaye seulement, vous aurez besoin d’au moins douzecérémoniaires !

Olivier dévisagea curieusement la maigre,fiévreuse et pathétique figure de son visiteur : il ydécouvrait, de plus en plus accentuée, cette sorte de masque quetoujours il avait vue sur le visage des prêtres. Et, dans le casprésent, le masque laissait entrevoir une ferveur d’enthousiasmeextraordinaire.

– Vous êtes franc-maçon,naturellement ? demanda-t-il.

– Oh ! naturellement, monsieurBrand !

– Fort bien ! Je parlerai de votreaffaire à M. Snowford, dès aujourd’hui !

Il regardait l’heure : il avait encoretrois ou quatre minutes.

– Vous avez vu la nouvelle nomination, àRome, monsieur ? reprit M. Francis.

Olivier hocha la tête négativement. Lesaffaires de Rome, pour l’instant, il n’avait guère le loisir des’en occuper.

– Eh ! bien ! le cardinalMartin est mort ! Il est mort mardi. Son successeur est déjànommé.

– En vérité ?

– Oui ; et le nouveau cardinal estun homme dont j’ai été, autrefois, l’ami. Franklin, il s’appellePercy Franklin !

– Hein ?

– Qu’y a-t-il, monsieur Brand ? Leconnaîtriez-vous ?

Olivier avait pâli, et son regard s’étaitassombri.

– Oui, je l’ai connu ! répondit-ild’un ton calme. Du moins, je le crois.

Olivier parut, d’abord, vouloir adresser àM. Francis une question sur le nouveau cardinal ; mais ilse ravisa.

Vous n’avez rien d’autre à mecommuniquer ? demanda-t-il.

– Rien d’autre, pour le moment,monsieur ! répondit le visiteur. Mais permettez-moi de vousdire encore combien nous apprécions tout ce que vous avez fait,monsieur Brand ! Je ne crois pas qu’il soit possible àpersonne, autant qu’à nous, de comprendre ce que signifie laprivation du culte ! Nous avions pensé, au début, que cetteprivation nous deviendrait de moins en moins sensible ;mais…

Sa voix tremblait un peu, et il s’arrêta. Puisil reprit, ouvrant pleinement sur Olivier ses yeux bruns, imprégnésd’une tristesse infinie :

– Et quant au reste de ce que nous avonsperdu, monsieur, nous savons bien que ce n’était qu’illusion ;mais, pour ma part du moins, j’ose espérer que toutes nosaspirations, nos prières et nos hommages, que tout cela n’a pas étéentièrement inutile. Nous nous étions trompés sur notre Dieu ;mais ce qui sortait de nos cœurs n’en a pas moins trouvé son cheminjusqu’à Lui. Et voici maintenant…

Il parlait avec une exaltation croissante,dont Olivier ne pouvait se défendre d’être, lui-même, touché.

– Et maintenant, voici queM. Felsenburgh est venu ! s’écria-t-il.

Il y avait un monde de passion soudaine, danssa voix frêle ; et le cœur d’Olivier y répondit.

– Je vous comprends, monsieur !dit-il. Je sais tout ce que vous voulez dire !

– Oh ! avoir enfin un Sauveur !– reprit Francis, de plus en plus enthousiaste. – Avoir un Sauveurque l’on peut voir et toucher, et adorer en personne ! C’estcomme un rêve ! et cependant c’est vrai !

Olivier regarda l’heure, se leva brusquement,et, tendant la main :

– Excusez-moi, monsieur, dit-il, je suisforcé de partir ! Mais vous m’avez vraiment bien ému ! Jeparlerai à Snowford. Votre adresse est écrite là, vous m’avezdit ?

Il désignait les papiers.

– Oui, monsieur Brand ! Mais il y aencore une question que je voudrais…

– Impossible de vous donner une minute deplus, monsieur ! dit Olivier, en recueillant ses papiers, sursa table.

– Un mot seulement ! Est-ce vrai,que ce culte nouveau sera obligatoire ?

Olivier, d’un signe de tête hâtif, réponditaffirmativement.

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