Le Maître de la Terre

I

Il y eut une exclamation, puis un silence, etune grande et belle jeune femme, le visage brûlant d’émotion,s’avança vers le lit de la malade, suivie bientôt par un homme quePercy reconnut tout de suite, pour avoir vu souvent saphotographie.

– Eh ! bien, mère ?… demandaMabel.

Mais elle s’interrompit, pour considérerl’étranger, cet homme au visage tout jeune sous ses cheveuxblancs.

Olivier, lui aussi, considérait le prêtre,avec une émotion singulière dans tous ses traits. Puis s’adressantà sa mère :

– Qui est-ce là ? demanda-t-il, d’unton ferme.

– Olivier, s’écria Mabel, en se tournantvers lui, c’est le prêtre que j’ai vu…

– Un prêtre ! reprit Olivier. Maispourquoi ?… C’est vous qui l’avez envoyé chercher, mamère ? – poursuivit-il, avec un tremblement dans la voix et untressaillement de tout son corps.

– Oui, je suis prêtre ! dit Percy,fort embarrassé de cette situation imprévue.

– Et vous êtes venu dans ma maison ?cria Olivier. Et vous êtes resté ici toute la soirée ?

Mabel, de nouveau, s’avança vers son mari, etlui prit la main.

– Olivier, lui dit-elle, il ne faut pasqu’il y ait de scène ici ! Notre pauvre chère mère est malade,ne l’oublie pas ! Ne voudriez-vous point descendre au salon,monsieur ?

Percy fit un pas vers la porte, mais, avant desortir, il se retourna et éleva la main.

– Que Dieu vous bénisse, ma fille !dit-il simplement, s’adressant à la pauvre figure ridée qui, dansle lit, murmurait quelque chose.

Puis il sortit, et attendit dans lecorridor.

Il entendait, dans la chambre, un échangerapide de paroles, où il distinguait surtout l’accent, plein decompassion, de la voix de la jeune femme. Mais bientôt Olivier lerejoignit, toujours pâle et frémissant ; et, après lui avoirfait un geste silencieux, il le précéda dans l’escalier.

Toute cette affaire apparaissait à Percy commeun rêve ; sa seule impression nette était la satisfactiond’avoir pu terminer sa tâche, auprès de la malade, avant lacatastrophe.

Dans le salon, après avoir pressé le bouton dela lumière, Olivier fit signe au prêtre de s’asseoir, tandis quelui-même se tenait debout devant la table, les mains enfoncées dansles poches de son veston. Il y eut un assez long silence, pendantlequel Percy, machinalement, étudia la personne du jeune orateur.Il considérait cette taille droite, mince, la courbe élégante desmâchoires, le nez allongé, les cheveux d’un noir d’encre,l’expression idéaliste des grands yeux sombres, profondémentenfoncés sous un vaste front. Tout à coup, la porte s’ouvrit, etMabel arriva en courant. Elle mit une main sur l’épaule de sonmari.

– Assieds-toi, Olivier, dit-elle ;il faut que nous causions à l’aise…

Et lorsque tout le monde fut assis, Percy d’uncôté de la table et les deux jeunes gens, l’un près de l’autre, surun petit canapé en face de lui, c’est encore Mabel quireprit :

– Ceci doit être arrangé tout de suite,dit-elle ; mais simplement et sans drame ! Tu entends,Olivier ? Je te défends de faire un éclat !

Elle parlait d’une voix franche et assurée,avec un mélange charmant de tendre confiance et d’autorité.

– Et puis, Olivier, poursuivit-elle, enpassant son bras autour de la taille de son mari, ne regarde pasmonsieur avec cette expression comique d’amertume ! Il n’afait aucun mal !

– Aucun mal ? murmura Olivier.

– Aucun, absolument ! Quelleimportance cela peut-il avoir, ce que pense et croit cette pauvrefemme, là-haut ?… Mais maintenant, monsieur, voudrez-vous nousdire pourquoi vous êtes venu ici ?

Percy avait retrouvé tout son sang-froid.

– Je suis venu ici pour recevoir denouveau Mme Brand dans l’Église ! dit-il.

– Et vous l’avez fait ?

– Je l’ai fait.

– Ne voudriez-vous point nous dire votrenom ?

Percy hésita, mais à peine une seconde.

– Certainement ! répondit-il. Jem’appelle Franklin.

– Le père Franklin ? demanda lajeune femme, avec une petite nuance d’ironie dans l’accentuation dumot « père ».

– Mais oui, le père Franklin, demeurant àl’archevêché ! dit résolument le prêtre.

– Eh bien, alors, père Franklin,pourriez-vous nous dire encore qui vous a demandé de venirici ?

– C’est Mme Brand qui m’a envoyéchercher.

– Oui, mais de quelle façon ?

– Cela, je ne puis pas le dire !

– Mais pourriez-vous nous dire quelprofit cela apporte, d’être « reçu dansl’Église » ?

Percy se leva brusquement de sa chaise.

– À quoi bon ces questions, madame ?demanda-t-il.

La jeune femme le regarda avec une surprisebien sincère.

– À quoi bon ces questions, pèreFranklin ? Mais c’est que nous désirons savoir ! Yaurait-il donc une loi de votre Église pour vous défendre de nousrenseigner ?

Percy hésita ; il n’avait aucune idée del’objet que pouvait poursuivre Mabel, mais il songeait qu’il valaitmieux, pour lui, garder son sang-froid intact, jusqu’au bout. Sibien qu’il se rassit, et répondit :

– Certes non, madame ! et je vaistout vous dire, puisque vous le désirez ! En étant reçu dansl’Église, l’homme se trouve réconcilié avec Dieu.

– Oh ! (Olivier, ne t’agite pasainsi !) Et comment parvenez-vous à opérer cetteréconciliation, père Franklin ?

– J’ai entendu la confession deMme Brand, et je lui ai donné l’absolution.

– Et alors, il ne faut rien de plus quecela ?

– Pardon, Mme Brand devrait encorerecevoir la sainte communion, comme aussi l’extrême-onction, sielle est en danger de mort !

Cette fois, Olivier ne put se contenir etsursauta.

– Olivier, implora Mabel, je t’en prie,laisse-moi terminer cette affaire ! Et ainsi, père Franklin,je suppose que vous désirez donner encore à notre mère, ces autreschoses que vous dites, n’est-ce pas ?

– Ni l’une ni l’autre ne sont absolumentnécessaires, madame ! répondit le prêtre, avec l’impressionbien nette que la partie qu’il jouait était perdue d’avance.

– Oh ! pas absolumentnécessaires ! Mais cependant vous aimeriez à lesdonner ?

– Je le ferai, si seulement je lepuis : mais, ce qui était nécessaire, je l’ai faitdéjà !

– Oui dit-elle doucement. Eh ! bien,père Franklin, j’imagine que vous n’espérez point que mon mari vousdonne la permission de revenir ici ; mais je suis heureuse quevous ayez fait ce que vous estimez nécessaire. Ce sera, sans doute,une satisfaction pour vous, et c’en sera pour la pauvre chèrecréature de là-haut. Et quant à nous… – elle serrait expressivementle bras de son mari – cela ne nous gêne en rien. Oh ! mais ily a encore quelque chose…

Elle se tut un moment, et Percy se demanda cequi allait venir.

– Vous autres, – les chrétiens, –excusez-moi si ce que je vous dis vous paraît désagréable ! –mais le fait est que vous avez la réputation de compter les têtesde vos adhérents, et de tirer grand parti des conversions que vousfaites. Eh ! bien, nous vous serions fort obligés, pèreFranklin, si vous vouliez nous donner votre parole d’honneur de nepoint rendre public ce… cet incident ! Une telle publicitéaffligerait mon mari, et pourrait lui causer toutes sortesd’ennuis.

– Madame… commença le prêtre.

– Un moment encore ! Comme vousvoyez, nous vous avons parfaitement traité. Il n’y a eu, de notrepart, aucune violence. En outre, nous vous promettons de ne pointfaire de scène, là-haut, avec notre mère. Mais vous, en échange,voulez-vous nous promettre ce que je vous demande ?

Percy avait pris déjà le temps de réfléchir,et il répondit sur-le-champ :

– Certes, madame, je vous prometscela !

Mabel eut un soupir de satisfaction.

– Voilà qui est parfait ; nous vousen serons obligés… et je crois pouvoir vous dire que, peut-êtreaprès avoir pesé le pour et le contre, peut-être mon mari nerefusera-t-il pas de vous laisser revenir ici, une autre fois, pourdonner votre communion, et puis encore votre… enfin l’autrechose !

Et, comme son mari recommençait à s’agiternerveusement :

– En tout cas, reprit-elle, nousverrons ! Nous savons votre adresse, et nous vous feronsdire !… À propos, père Franklin, est-ce que vous retournez àWestminster, cette nuit ?

Il fit un signe de tête affirmatif.

– J’espère que vous pourrez vous frayerun passage ; mais vous allez trouver Londres tout sens dessusdessous. Peut-être avez-vous déjà entendu que…

– Felsenburgh ? demanda Percy.

– Oui, Julien Felsenburgh ! – repritdoucement la jeune femme, pendant qu’une flamme singulières’allumait brusquement dans ses yeux.

– Julien Felsenburgh !répéta-t-elle. Il est ici, comme vous le savez ! Il vaséjourner quelque temps en Angleterre.

De nouveau, Percy eut conscience comme d’unepiqûre d’effroi au cœur, sous la mention de ce nom.

– D’après ce que j’ai cru comprendre,nous allons avoir la paix ? dit-il.

La jeune femme se releva, et son mari avecelle.

– Oui, dit-elle, d’un ton où le prêtrecrut lire une certaine compassion pour lui. Oui, nous allons avoirla paix, enfin la paix ! Et maintenant, retournez à Londres,père Franklin, et tenez vos yeux ouverts ! Peut-être leverrez-vous lui-même, ce sauveur du monde ; mais à coup sûrvous verrez bien des choses intéressantes. Et alors, peut-être,vous comprendrez pourquoi nous vous avons traité ainsi, pourquoinous n’avons plus peur de vous, pourquoi nous consentons à laissernotre mère faire tout ce qu’elle veut ! Oui, vous comprendrezcela, père Franklin, demain, sinon aujourd’hui !

– Mabel ! s’écria son mari.

La jeune femme lui posa, joyeusement, une mainsur la bouche.

– Pourquoi ne lui dirais-je pas ce que jepense, Olivier, mon chéri ? Qu’il aille, et qu’il voie parlui-même ! Bonne nuit, père Franklin !

Arrivé à la porte de la maison, Percy seretourna un instant ; et il les revit, le mari et la femme,debout dans la douce lumière, comme transfigurés. Mabel tenait, àprésent, un de ses bras autour du cou d’Olivier ; et elleétait là, droite et rayonnante, et, même sur le visage de l’homme,il n’y avait plus désormais aucune colère, rien qu’une confiance etun orgueil presque surnaturels. Tous les deux souriaient.

Puis Percy ouvrit la porte, et sortit dans laclaire et tiède nuit d’été.

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