Le Maître de la Terre

II

Son visiteur lui ayant dit que le dangern’était pas imminent, Percy n’avait pas emporté d’hostie ;mais le curé de Croydon lui avait téléphoné qu’il pourrait s’enprocurer à la sacristie de l’église Saint-Joseph, toute proche dela gare. Il avait seulement pris, dans sa poche, un cordon violet,qu’il avait l’habitude de jeter sur ses épaules quand il étaitauprès des malades.

En descendant de la station, à Croydon, il futfrappé de l’animation extraordinaire qui remplissait la place.Plusieurs centaines de personnes, la tête levée, lisaient uneénorme affiche en lettres de feu, au-dessus d’une maison, quiannonçait, en espéranto et en anglais, la nouvelle que l’Angleterreavait fiévreusement attendue depuis plusieurs mois. Percy lutl’affiche dix fois de suite, avant de se remettre en mouvement,fasciné comme par un spectacle surnaturel, dont il ne savait point,d’ailleurs, s’il manifestait le triomphe du ciel ou del’enfer :

Le Congrès d’Orient est terminé ! LaPaix définitive et non la guerre ! La fraternité universelleétablie ! Felsenburgh sera à Londres cettenuit !

Il fallut bien deux heures à Percy, aprèscela, pour se frayer un chemin à travers la foule, jusqu’à lamaison d’Olivier. Lorsqu’il parvint enfin devant la porte, ils’aperçut que son chapeau lui était tombé de la tête, et que sonmanteau était déchiré. De grosses gouttes de sueur lui coulaientsur le front.

Il savait à peine que penser de cette nouvelleimprévue. Évidemment, la guerre aurait été une catastropheterrible ; mais le prêtre, sans trop comprendre pourquoi,avait l’idée qu’il y avait d’autres choses possibles qui étaientpires encore. Il songeait à cette paix universelle qui se trouvaitétablie par d’autres méthodes que celle du Christ. Ou bien, est-ceque Dieu, tout de même, était derrière toutes ces choses ?Aucun espoir de trouver une réponse à cette question.

Et ce mystérieux, cet inquiétantFelsenburgh ! Donc, c’était lui qui avait fait cela, qui avaitaccompli cet acte, incontestablement supérieur à tout autreévénement temporel connu jusque-là dans l’histoire de lacivilisation ! Quelle espèce d’homme était-il ? Quelspouvaient être son caractère, ses motifs ? Et quel usageallait-il faire de son prodigieux succès ? Ainsi les pointsd’interrogation dansaient, devant Percy, comme une fouled’étincelles, et toute sorte de problèmes s’imposaient à lui, dontchacun avait pour objet tout l’avenir du monde. Et, en attendant,il se rappela qu’il y avait là une vieille femme qui désirait seréconcilier avec Dieu, avant de mourir…

Deux ou trois fois, il sonna sans qu’on vîntlui répondre. Enfin, une lumière se montra, au premier étage.

– On est venu me chercher !expliqua-t-il à la servante effarée qui lui avait ouvert la porte.J’avais promis d’être là à vingt-deux heures, mais j’ai été retardépar la foule.

La servante lui balbutia précipitamment unequestion.

– Oui, je crois bien que c’estvrai ! répondit-il. Toute perspective de guerre a disparu, etc’est la paix universelle. Mais ayez la bonté de me conduirelà-haut !

En traversant l’antichambre, il éprouvait unecurieuse sensation d’être en faute. Ainsi, c’était là que demeuraitBrand, cet éloquent et passionné ennemi de son Dieu ! Et voicique lui, un prêtre, se glissait dans cette maison, sous le couvertde la nuit ! En tout cas, il se dit que la responsabilité enretomberait sur d’autres.

Devant la porte d’une chambre, au premierétage, la servante se retourna vers lui.

– Monsieur est médecin ?demanda-t-elle.

– Cela me regarde ! réponditbrièvement Percy, en ouvrant la porte.

Avant qu’il eût le temps de la refermer, unpetit cri jaillit de l’un des coins de la chambre.

– Oh ! que Dieu soit loué ! Jecroyais déjà qu’Il m’avait oubliée ! Vous êtes prêtre, monpère ?

– Oui, je suis prêtre. Ne voussouvenez-vous pas de m’avoir vu, dans la cathédrale ?

– Oh ! oui, oui, mon père ! Jevous ai vu prier. Oh ! que Dieu soit loué !

Percy la considéra un moment, examina sonvisage animé, l’éclat de ses yeux profondément creusés, letremblement continu de ses mains. Oui, certes, tout cela était biensincère !

– Et maintenant, mon enfant,parlez !

– Voici ma confession, monpère !

Percy tira de sa poche le fil violet, leglissa par-dessus son épaule, et s’assit près du lit.

….. ….. …..

Mais la vieille femme ne voulut point lelaisser partir, sa confession terminée.

– Dites-moi, mon père, quandm’apporterez-vous la sainte communion ?

Il hésita.

– D’après ce que l’on m’a dit,M. Brand et sa femme ne savent rien de tout ceci ?

– Non, mon père !

– Dites-moi : êtes-vous trèsmalade ?

– Je ne sais pas, mon père ! On neveut pas me le dire. J’ai bien cru que tout allait finir, la nuitpassée !

– Quand voulez-vous que je vous apportela communion ? Ce sera comme vous le voudrez !

– Voulez-vous que je vous envoie chercherdans un jour ou deux ? Et puis, mon père, faut-il que je disetout à mon fils ?

– Vous n’y êtes pas obligée !

– Si vous jugez que je le dois, je leferai !

– Eh ! bien, réfléchissez-y, etfaites-moi savoir votre décision… Vous avez appris ce qui vientd’arriver ?

Elle répondit : oui, d’un signe de tête,mais presque avec indifférence ; et Percy en éprouva comme unepiqûre de honte, dans son propre cœur. Tout compte fait, laréconciliation d’une âme avec Dieu était une bien plus grosseaffaire que la réconciliation de l’Orient avecl’Occident !

– La chose peut avoir beaucoupd’importance pour M. Brand, dit-il, car votre fils est entrain de devenir un très grand homme, à ce qu’il mesemble !

La malade continuait à le considérer ensilence, avec une ombre de sourire, et Percy s’émerveilla del’expression juvénile de ce vieux visage. Soudain, Mme Brandfronça les sourcils.

– Mon père, je ne veux pas vousretenir ! Mais dites-moi encore : qu’est-ce que c’est quecet homme ?

– Felsenburgh ?

– Oui !

– Personne ne le sait ; mais,probablement, nous allons être renseignés dès demain, car il est àLondres ce soir même !

Il y avait, dans le regard de la vieillefemme, quelque chose de si étrange que, d’abord, Percy craignitl’approche d’une nouvelle syncope. Une frayeur infinie se dégageaitde tous les traits du visage contracté.

– Qu’y a-t-il, mon enfant ?

– Mon père, j’ai très peur, très peur,quand je pense à cet homme ! Il ne peut me faire aucun mal,n’est-ce pas ? Je suis à l’abri de lui, maintenant que mevoici redevenue catholique…

– Mais sans doute, ma fille, vous êtes àl’abri ! Comment cet homme pourrait-il vous nuire ?

Mais l’expression d’épouvante persistait.Percy se pencha vers la malade.

– Il ne faut pas vous abandonner à desimaginations ! lui dit-il. Confiez-vous simplement à notreSauveur ! Cet homme ne peut vous faire aucun mal !

Il lui parlait, maintenant, comme à un enfant.Mais toujours encore les vieilles lèvres étaient comme rentrées, etles yeux erraient, terrifiés, dans les ténèbres de la chambre.

– Mon enfant, voyons, dites-moi ce qu’ily a ! Que savez-vous de Felsenburgh ? Vous aurez fait unmauvais rêve !

Mme Brand répondit : oui, d’unmouvement de tête énergique, et le prêtre, pour la première fois,sentit en soi-même un petit sursaut d’appréhension. La vieille dameavait-elle perdu la raison ? Mais pourquoi le nom de cet hommelui semblait-il avoir quelque chose de sinistre, à lui aussi ?Et il se rappela que, naguère, le P. Blackmore avait eu uneimpression analogue. Il se ressaisit, énergiquement.

– Dites-moi les choses comme ellessont ! reprit-il. Qu’avez-vous rêvé ?

Elle se souleva un peu dans son lit, toujoursen promenant autour d’elle un regard d’effroi, puis elle étenditune de ses vieilles mains couvertes de bagues, prit l’une des mainsdu prêtre, et la tint serrée.

– La porte est bien fermée, monpère ? Personne ne nous écoute ?

– Non, non, mon enfant ! Pourquoitremblez-vous ? Vous n’avez pas le droit d’êtresuperstitieuse !

– Eh ! bien, mon père, voici ce quej’ai vu, tout à l’heure ! J’étais quelque part, dans unegrande maison inconnue. C’était une des maisons d’autrefois, ettrès obscure. Et moi, il me semblait que j’étais une enfant, et quej’avais très peur de quelque chose. Tous les corridors étaientnoirs, et j’allais pleurant, criant, dans les ténèbres, en quêted’une lumière. Et, alors, j’ai entendu une voix qui parlait, trèsloin… Mon père…

Elle s’arrêta, et serra plus fort la main dePercy. La maison était étrangement silencieuse, et le prêtre avaitl’impression de se trouver lui-même, avec sa pénitente, dans cetteautre maison dont elle lui parlait.

– Et alors, mon père, j’ai entendu desparoles, et je me suis mise à courir le long des corridors, jusqu’àune porte où j’ai vu un rayon de lumière se dessiner sur le sol.Là, je me suis arrêtée… Approchez-vous, mon père !

La voix avait faibli, peu à peu, et n’étaitplus qu’un murmure ; et les yeux, creusés, fixaient le prêtre,comme s’ils tâchaient à le retenir par force.

– Je me suis arrêtée, mon père : jen’ai pas osé entrer ! J’entendais, à présent, les paroles, jevoyais la lumière ; mais je n’osais pas entrer. Et, tout desuite, j’ai su, mon père, que c’était ce Felsenburgh qui était danscette chambre !…

D’en bas, retentit tout à coup le choc violentd’une porte fermée, et l’on entendit un bruit de pas dansl’antichambre. Percy se leva précipitamment.

– Qu’est-ce que c’est ?demanda-t-il.

Deux voix parlaient, assez haut, surl’escalier.

– C’est mon fils et sa femme ! ditMme Brand. Eh ! bien… eh ! bien, mon père…

Elle fut interrompue par une douce et légèrevoix de jeune femme, qui disait, de l’autre côté de laporte :

– Il y a encore de la lumière chezelle ; viens vite, Olivier, mais sans bruit !

Puis la porte s’ouvrit.

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