Le Maître de la Terre

II

Lorsque la cloche seule s’était mise à sonner,retentissant comme un coup de vent continu, à l’intérieur deshautes voûtes, Mabel était venue s’asseoir dans le fauteuil qui luiétait réservé ; et, maintenant, de tous ses yeux, ellecontemplait le spectacle merveilleux qui se déroulait devantelle.

D’une extrémité à l’autre et d’un côté àl’autre, l’intérieur de l’Abbaye lui présentait une immensemosaïque de visages humains. Le transept sud, en face d’elle,n’était qu’une masse de têtes depuis le bas jusqu’à la rosace deverre. Le chœur, par delà l’espace libre ménagé devant l’autel,était rempli de figures blanches, en jupes et en surplis ; etnon moins encombrée apparaissait la galerie de l’orgue, et toute lanef s’étendant à l’infini. Entre chaque groupe de colonnes,derrière les stalles du chœur, des estrades avaient été dressées,portant des sièges somptueux, dont pas un n’était inoccupé.L’espace entier était animé d’une fine et transparente lumière,qu’on aurait crue celle du soleil d’été, mais qui provenait delampes électriques placées à l’extérieur de toutes les fenêtres. Etle murmure de dix mille voix semblait un accompagnement naturel desappels mélodieux qui vibraient au-dessus de lui. Enfin, plusémouvant encore que le reste de ce que voyait la jeune femme,s’ouvrait, à ses pieds, le sanctuaire vide, couvert d’un tapis,avec, au fond, l’énorme autel, le rideau splendide cachant l’imagesymbolique, et le grand trône, attendant Celui qui allaitvenir.

Mabel avait besoin d’être rassurée parl’espoir de cette venue de Felsenburgh, car, de ses émotions de lanuit passée, elle ne pouvait s’empêcher de garder un souvenirdouloureux, comme d’un effrayant cauchemar. Depuis le premier chocde ce qu’elle avait vu en sortant de la petite église, jusqu’aumoment où, dans les bras de son mari, elle avait apprisl’anéantissement de Rome, elle avait eu l’impression que le mondenouveau, autour d’elle, s’était brusquement corrompu et décomposé.Il lui semblait incroyable que le monstre furieux qu’elle avaitentendu rugissant dans la nuit pût être cette Humanité qu’elleavait reconnue pour son Dieu. Toujours elle avait pensé que lavengeance, et la cruauté, et le meurtre, étaient le produit de lasuperstition chrétienne, désormais morte et ensevelie, depuisl’avènement de l’Ange de Lumière ; et, voici que, maintenant,force lui avait été de reconnaître que ces horreurs continuaient àvivre !

Toute la soirée, jusqu’à l’arrivée de sonmari, elle avait douté, résisté à ses doutes, essayé de recouvrerla confiance qui s’était répandue en elle pendant sa méditation del’église. Elle s’était dit que la tradition ne mourait quelentement ; elle s’était rappelé tout ce qu’Olivier lui avaitsouvent répété des résultats obtenus déjà par la civilisation, etde ceux qui restaient à obtenir encore. Mais rien n’avait puprévaloir contre l’épouvante et le dégoût qui la pénétraient. Elleavait même pensé à mourir, comme elle l’avait dit à son mari ;l’idée lui était venue de renoncer à sa propre vie, dans sondésespoir au sujet du monde. Très sérieusement, elle y avaitsongé ; c’était là une solution parfaitement d’accord avec sadoctrine morale. D’un consentement unanime, les êtres inutiles, lesmourants, étaient délivrés de l’angoisse de vivre ; lesmaisons spécialement réservées à l’euthanasie lui prouvaient assezcombien un tel affranchissement était légitime. Et si d’autres yrecouraient, pourquoi s’en priverait-elle, en présence de ce poidsqu’elle se sentait incapable de porter ? Et puis, Olivierétait rentré, il avait réussi à ramener en elle la confiance etl’espoir ; et le cauchemar s’était dissipé, pour ne plus luilaisser qu’un souvenir confus. Mais, surtout, c’était le nom deFelsenburgh qui avait eu le pouvoir de la tranquilliser.

– Pourvu qu’Il vienne !soupirait-elle. Pourvu que mon espérance ne me trompepas !

Peu à peu, elle se rendit compte que les crisqu’elle entendait au dehors réclamaient, eux aussi, la venue deFelsenburgh ; et cette pensée contribua encore à la rassurer.Ces tigres sauvages n’étaient donc pas sans savoir où chercher leurrédemption : ils comprenaient ce qui devait être leur idéal,pour éloignés qu’ils fussent, eux-mêmes, d’y atteindre !Ah ! si seulement Felsenburgh venait, tous les problèmes setrouveraient résolus ! La vague sinistre se briserait sous sonappel de paix, les sombres nuages s’éloigneraient, le rugissementse changerait en silence ! Et, sûrement, Felsenburgh allaitvenir ! Il connaissait sa tâche, il devinait combien sesenfants avaient besoin de lui !

La cloche s’arrêta ; et durant la minutequi précéda le commencement des chants, Mabel entendit, trèsclaire, par-dessus les murmures de l’intérieur, la voix unanime dupeuple, au dehors, qui continuait à réclamer son Dieu. Puis legrondement, large, immense, de l’orgue s’éleva, soutenu par le crides trompettes et la vibration rythmée des tambours. Le cœur deMabel battit plus vite, et sa confiance renaissante frémit etsourit en elle, à mesure que les accords puissants l’envahissaient,avec leur beauté triomphale. De toute son âme, elle songeait que,malgré tout, l’homme était Dieu, un Dieu qui, la veille, avait euun moment d’oubli de soi, mais qui se relevait à présent, en cematin d’une année nouvelle, écartant le brumes, dominant sesmauvaises passions. Le Tout-Puissant, le Bien-Aimé, Dieu, c’étaitl’Homme ; et Felsenburgh était son Incarnation. Oui, elleavait le devoir de croire à cela ! et, vraiment, de toute sonâme, elle y croyait !

Elle vit alors que, déjà, la longue processionse déroulait dans le temple, tandis que, par un art imperceptible,la lumière devenait de plus en plus intensément belle. Les voici,ces ministres d’une pure foi ! hommes graves qui savaient àquoi ils croyaient, les voici qui descendaient lentement, deux pardeux, conduits par des suisses en grand apparat, et eux-mêmesétalant à la lumière colorée toute la splendeur de leurs tabliers,insignes, et joyaux maçonniques !

Le visage plus anxieux que jamais,M. Francis, dans sa robe solennelle, se tenait à l’entrée dusanctuaire, attendant la procession ; et déjà l’espace réservéaux officiants commençait à se remplir, lorsque, tout à coup, Mabelse rendit compte que quelque chose d’imprévu venait de seproduire.

En effet, le murmure des voix, à l’intérieurde l’Abbaye, avait brusquement cessé, et un grand flot d’émotionagitait les vallées et les collines de têtes, devant Mabel, commeun coup de vent remue les épis. Et elle-même, dès l’instantd’après, était debout, étreignant le dossier du siège qui précédaitle sien ; et son sang battait à coups précipités, comme unemachine trop chauffée, dans chacune de ses veines. Au même instant,avec un bruit qui ressemblait à un immense soupir, toutel’assemblée s’était dressée sur ses pieds.

L’ordre même de la procession faillit setroubler. Mabel vit M. Francis s’élancer tout à coup, dans lanef, avec des gestes d’affolement. Çà et là, d’autres hommescouraient et se poussaient, des tabliers flottaient, des mainsfaisaient des signes angoissés, des paroles entrecoupées secroisaient de toutes parts. Et puis, comme si un dieu avait ramenéle calme, d’un mouvement du doigt, le désordre cessabrusquement ; un grand soupir retentit ; et, dans lalumière colorée qui remplissait la nef, la jeune femme aperçut lafigure d’un homme, seul, s’avançant.

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