Le Maître de la Terre

III

Ce que Mabel vit, et entendit, et sentit,pendant les instants qui suivirent, en ce premier jour de lanouvelle année, jamais elle ne put se le rappeler exactement. Elleperdit, pour un instant, sa conscience continue d’elle-même et sonpouvoir de réflexion, sans doute sous l’effet de sa faiblesse,après le grand conflit intérieur de la veille. Elle n’avait plus enelle cette faculté qui emmagasine, étiquette, et classe lesfaits : elle n’était plus qu’un être observant, pour ainsidire, d’un seul coup, et percevant toutes choses sur un même plan.La vue et l’ouïe semblaient ses seules fonctions, communiquantdirectement avec un cœur enflammé.

Elle ne sut même point à quelle minute préciseelle avait reconnu que l’homme qui entrait était Felsenburgh. Elleparaissait l’avoir reconnu, même avant qu’il entrât ; et sesyeux le suivaient, comme fascinés, pendant qu’il s’avançait sur letapis rouge, superbement seul, gravissant les trois marches del’accès du chœur, puis, continuant à passer et à repasser devantelle. Il était vêtu de sa solennelle robe anglaise, noire etécarlate : mais c’est à peine si elle eut le loisir de leremarquer. Pour elle, comme pour chacun des milliers d’êtres quiremplissaient l’Abbaye, personne n’existait plus que Luiseul ; le vaste assemblage qu’elle avait vu tout à l’heureavait maintenant disparu, fondu et transfiguré en une atmosphèrevibrante d’émotion humaine. Nulle part, il n’y avait personne queJulien Felsenburgh. Et la paix et la lumière brillaient, comme uneauréole, autour de lui.

Enfin, il atteignit sa place réservée ;et Mabel put distinguer un moment son profil, pur et fin comme lapointe d’un canif, sous ses cheveux blancs. Il souleva légèrementune manche fourrée d’hermine, fit un geste bref, et, tout de suite,les dix mille assistants se rassirent. Et, de nouveau, il y eut unsilence.

Il se tenait, à présent, parfaitementimmobile, les mains jointes, et le visage fixé obstinément devantlui ; on eût dit que celui qui avait attiré à lui tous lesyeux, et dominé tous les cœurs, attendait que son autorité devintplus complète encore, et que le monde entier ne fût plus qu’unevolonté, un désir, tout cela dans sa main. Puis, après un longtemps de cet étrange silence, il parla…

De cela encore, Mabel dut s’avouer, plus tard,qu’aucun souvenir précis ne lui restait ; il n’y avait pas euen elle cette opération consciente par laquelle, d’habitude, ellecontrôlait, approuvait ou condamnait ce qu’elle entendait. L’imagela plus satisfaisante qui, par la suite, résumât pour elle sonimpression durant ce discours était celle-ci : que pendant quel’orateur parlait, c’était elle-même, Mabel, qui parlait. Sespropres pensées, ses sentiments divers, ses souffrances, sadéception, ses espoirs nouveaux : tous les modes intérieurs deson âme, dont à peine elle se rendait compte, voici maintenant quecet homme les reprenait, et jusqu’au flux et reflux le pluschangeant de ses idées ! Et voici qu’il proclamait tout celaau monde, après l’avoir purifié et rehaussé merveilleusement !Pour la première fois de sa vie, elle comprenait pleinement ce quesignifiait la nature humaine, car c’était son propre cœur quiflottait dans l’air de l’Abbaye, porté par cette voix immense. Romeavait péri ; en Angleterre, en Allemagne, en Italie, des ruess’étaient remplies de sang, et cela parce que l’Homme, pour uninstant, était retombé jusqu’au niveau de la nature du tigre.« Oui, ce que l’on n’aurait pu croire s’est produit, criait lagrande voix ; et, pendant plusieurs générations, l’Homme auradésormais à rougir de honte en se souvenant que, un jour, il atourné le dos à la lumière clairement apparue ! »

Il n’y avait point, dans ce discours, d’appelsau pathétique, pas de peintures de palais écroulés, d’hommess’enfuyant, de l’œuvre terrible des explosifs. L’orateur ne voulaitvoir que les scènes, plus horribles encore, qui avaient eu pourthéâtre les cœurs de la foule, et qui avaient, brusquement, ramenél’homme à ce temps affreux de son enfance où il n’avait pas encoreappris ce qu’il était et ce qu’était son rôle.

Non point que l’on dût se repentir !disait encore la puissante voix. Mais il y avait quelque chosed’infiniment supérieur au repentir : la connaissance descrimes dont l’homme était capable, et la volonté de mettre à profitcette connaissance. Rome avait disparu, et la façon dont sadisparition s’était opérée avait été déshonorante pour l’humaniténouvelle ; et cependant combien cette disparition de Romeallait, à l’avenir, rendre plus respirable l’atmosphère de la vieuniverselle !… Sur quoi, comme le vol d’un aigle, la parole deFelsenburgh s’élançait brusquement au plus haut du ciel ;sortant du hideux abîme où elle était descendue pour un instant,parmi les cadavres dépecés et les maisons en ruine, elle montaitdans un air infiniment pur et lumineux, emportant avec elle larosée des larmes et l’arôme de la terre. Et de même que, tout àl’heure, elle ne s’était pas fait faute de frapper et d’humilier lecœur humain mis à nu, de même à présent, elle n’épargnait rien pourrelever ce cœur douloureux et ensanglanté, pour le réconforter parla divine vision de l’Amour.

Le Président s’était tourné, tout à coup, versla statue voilée, derrière l’autel :

– Oh ! Humanité ! s’était-ilécrié, notre mère à tous !

Et alors, pour ceux qui l’entendaient, lesuprême miracle s’était accompli. Car il leur avait semblé que cen’était plus un homme, ni même l’Homme, qui parlait, mais un êtred’espèce supérieure, parvenu au degré du surnaturel. Puis le rideauétait tombé, et, unanimement, les dix mille assistants avaient eul’impression de voir, debout en face l’un de l’autre, la Mère,au-dessus de l’autel, blanche et protectrice, et l’Enfant,incarnation passionnée d’amour, lui criant, de satribune :

– Oh ! ma mère, notre mère àtous !

Après quoi, il l’avait louée en magnifiques,en puissants hommages, avait proclamé sa gloire, sa force, samaternité immaculée, et les sept glaives d’angoisse quitransperçaient son cœur, au spectacle des souffrances et des foliesde ses fils. Et il lui avait promis de grandes choses : lareconnaissance de ses innombrables enfants, la tendresse et ledévouement des générations à naître. Il l’avait appelée la Porte duciel, la Tour d’ivoire, la Consolatrice des affligés, la Souverainedu monde ; et tous les yeux extasiés qui, à ce moment,considéraient la statue, avaient cru que le grave et solennelvisage de la Mère lui souriait, doucement.

Maintenant, il avait gravi les dernièresmarches du sanctuaire, les mains toujours étendues, et toujourscontinuant à répandre un flot prodigieux d’hommages mystiques. Levoici devant l’autel ; le voici agenouillé, humblementprosterné aux pieds de sa Mère !

Et, pendant quelques secondes, avant que lajeune femme retombât sur son siège, aveuglée de larmes, elle avaitencore aperçu la petite figure à genoux devant la grande statue,souriante et transfigurée dans la délicieuse lumière dont elleétait baignée. Et Mabel s’était dit que, enfin, la Mère avaittrouvé son Fils.

Mais, alors, l’enthousiasme de la foule avaitcessé de se contenir. Un véritable océan de têtes et de brass’était soulevé dans toute l’Abbaye, l’air s’était rempli d’uneclameur énorme, et les voûtes et les colonnes avaient tremblé,secouées par une frénésie pieuse. Et ainsi, parmi la lumièresurnaturelle, sous un fracas de tambours, entremêlés au tonnerre del’orgue, dix mille voix affolées avaient proclamé Felsenburgh leurSeigneur et leur Dieu.

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