Le Maître de la Terre

III

– Oh ! mère, dit Mabel, agenouilléeauprès du lit, ne pouvez-vous pas comprendre ce qui s’estpassé ?

Plusieurs fois, déjà, elle avait essayéd’expliquer à la vieille dame le changement extraordinaire quis’était accompli dans le monde : mais vainement. Il lui avaitsemblé que son devoir était de le lui expliquer, et qu’il étaitimpossible que la mère de son Olivier s’anéantît sans avoirconscience de l’état nouveau où elle laissait le monde. C’étaitcomme si une chrétienne se fût agenouillée au lit de mort d’unjuif, au lendemain du dimanche de la Résurrection. Mais la vieilleMme Brand restait immobile, terrifiée, et cependantobstinément indifférente.

– Mère, reprit Mabel, écoutez-moibien ! Ne comprenez-vous pas que tout ce que Jésus-Christavait jadis promis est maintenant réalisé ? Le règne de Dieu acommencé ; mais nous savons, à présent, qui est Dieu, Vousm’avez dit, tout à l’heure, que vous désiriez le pardon despéchés : eh, bien, ce pardon, nous l’avons tous, puisque noussavons décidément que ce qu’on appelle péché n’existe pas ! Etpuis, il y a la communion. Vous vous figuriez qu’elle vous faisaitparticiper à Dieu : eh ! bien, nous participons tous àDieu, par le seul fait que nous sommes des êtres humains ! Nevoyez-vous pas que votre christianisme était, simplement, unemanière d’exprimer tout cela ? Je veux bien que, pour untemps, ç’ait été l’unique manière : mais maintenant il n’enest plus ainsi ! Et songez que cette vérité nouvelle estcertaine, absolument certaine !

Elle s’arrêta un instant, désolée de ne voiraucun changement sur le vieux visage pitoyable.

– Songez comme le christianisme a échoué,comme il a divisé les nations ; rappelez-vous toutes lescruautés de l’Inquisition ; les guerres de religion ; lesséparations entre mari et femme ; entre parents etenfants ! Oh ! oh ! vous ne pouvez pas croire quetout cela fût bon ! Quelle espèce de Dieu, que celui quiaurait permis tout cela ? Ou bien encore, l’enfer :comment avez-vous jamais pu croire à cette chose horrible ? Jevous en supplie, mère, rendez-vous compte que cette religiond’autrefois n’était rien qu’un odieux cauchemar ! Pensez à cequi est arrivé la nuit dernière, quand Il est venu, Lui dont vousavez si peur ! Je vous ai dit comment Il était : si calmeet si fort ! et comment six millions de personnes l’ont vu. Etpensez à ce qu’il a fait : Il a guéri toutes les vieillesplaies, Il a assuré la paix à l’univers ; et, maintenant,quelle vie merveilleuse va commencer ! Je vous en supplie,mère, consentez à abandonner ces affreux mensonges qui voustorturent !

– Le prêtre, le prêtre ! gémitsourdement la vieille femme.

– Oh ! non, non, pas leprêtre ! Il ne peut rien faire. D’ailleurs, il sait bien quece ne sont que des mensonges, lui aussi !

– Le prêtre ! murmura de nouveau lamourante. Lui, il pourra vous répondre : il sait laréponse !

L’effort de ces paroles avait convulsé sonvisage, et ses doigts osseux tordaient nerveusement le rosairequ’ils tenaient. Mabel, tout à coup, se sentit effrayée, et sereleva.

– Oh ! mère, dit-elle, en la baisantau front. Voilà ! je ne vous dirai plus rien pour lemoment ! Mais vous, réfléchissez à tout cela, entranquillité ! Et surtout n’avez peur de rien ! Je vousjure qu’il n’y a plus rien à craindre !

Seule dans sa chambre, ce soir-là, Mabels’étonnait qu’une personne intelligente pût être aussi aveugle. Etpuis quelle confession de faiblesse, en vérité, de ne penser qu’àappeler le prêtre ! C’était si absurde, si ridicule !

Elle-même avait l’impression d’être remplied’une paix extraordinaire. Elle opposait l’individualisme égoïstedu chrétien, sa préoccupation effrayée de la mort, au librealtruisme du croyant nouveau, qui ne demandait à la vie que cequ’elle pouvait donner, et qui admettait parfaitement de rentrerlui-même dans l’immense réservoir d’énergie d’où il était issu, àla condition que l’esprit de Dieu triomphât dans l’humanitécollective. Elle se disait, que, en cet instant, elle aurait étéheureuse de tout souffrir, d’affronter la mort ; et lesouvenir de la vieille femme mourante, là-haut, la pénétrait depitié.

Lorsqu’elle remonta dans la chambre de sabelle-mère, avant de se mettre au lit, elle vit que la maladedormait. Sa main droite reposait sur la couverture, et toujours,entre ses doigts, retenait la singulière rangée de petites perlesrondes. Mabel, doucement, s’efforça de lui enlever des doigts lerosaire ; mais la main ridée se referma sur lui plusétroitement, et un murmure sortit des lèvres entr’ouvertes.« Ah ! quelle pitié, se dit Mabel, qu’une telle âmepersiste dans de telles ténèbres ! »

Trois heures sonnaient, et l’aube grise sereflétait sur les murs, lorsque la jeune femme, brusquementéveillée, aperçut, près de son lit, la garde-malade de sabelle-mère.

– Madame, lui dit cette femme, venez toutde suite ! Mme Brand est en train de mourir !

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