Le Maître de la Terre

I

Le quai d’atterrissage des aériens étaitrelativement désert, ce soir-là, lorsqu’un petit groupe de sixpersonnes y arriva, amené par l’ascenseur. Rien ne distinguait lesnouveaux venus des passagers ordinaires. Les deuxcardinaux-protecteurs d’Angleterre et d’Allemagne étaient vêtus desimples pelisses, sans aucun insigne particulier ; et,pareillement, leurs deux chapelains qui marchaient derrière euxs’étaient dépouillés de toute marque distinctive de leur caractèreecclésiastique. En avant, deux domestiques portaient les bagages,et s’occupaient de retenir un compartiment.

Les quatre prêtres se taisaient, regardantmachinalement l’agitation effarée des employés, ou bien considérantle mince navire, encadré d’acier, qui reposait devant eux, et dontles grandes antennes, maintenant repliées, allaient bientôt fendrel’air avec une vitesse de rêve.

Puis Percy, d’un mouvement brusque, s’écartantde ses compagnons, se dirigea vers la fenêtre ouverte qui donnaitsur Rome, et s’y appuya, les coudes posés sur le parapet.

Sous ses yeux s’étendait un spectaclemerveilleux.

À cette heure du jour, le couchant commençaità s’enténébrer ; et le ciel, d’un vert tendre au-dessus de latête de Percy, se fonçait de nuances orangées à l’horizon, bordé dedeux lignes rouge sang. Tout droit en face de lui, au centre dutableau, se dressait l’énorme dôme, d’une teinte indéfinissable, àla fois gris, violet, bleu pâle, se profilant sur l’orangé du ciel.Ce dôme apparaissait suprême et souverain ; et la troupecompacte des tours, flèches et toits, et les collines enchantées dufond, tout cela paraissait n’être que des dépendances de cepuissant tabernacle de Dieu. Déjà des lumières s’allumaient, commeelles avaient brillé là pendant trente siècles ; et de petitsflocons de fumée montaient, contre le ciel rapidement assombri. Lebourdonnement de la mère des villes devenait à peine sensible, carle froid vif retenait les habitants dans leurs maisons ; et lapaix du soir descendait, terminant un jour de plus et une année deplus. Au-dessous de lui, dans les rues étroites, Percy distinguaitde petites figures s’empressant comme des fourmis attardées ;le claquement d’un fouet, le cri d’une femme, le pleur d’un enfant,lui arrivaient comme des détails d’un murmure venu d’un autremonde. Et ces détails eux-mêmes, bientôt, allaient s’effacer, et lapaix allait régner dans sa plénitude.

Une lourde cloche sonna, au loin, et la citésomnolente se secoua, un moment, pour souhaiter sa bonne nuithabituelle à la Mère de Dieu. Puis, de mille tours sortit la mêmepetite musique, flottant dans l’espace immense, avec mille timbresdivers, où se reconnaissaient la basse solennelle de Saint-Pierre,le ténor plus délicat du Latran, le cri aigrelet de telle vieilleéglise des quartiers populaires, le tintement lipide des couventset chapelles : tout cela adouci et parfumé de mystère, danscette grave atmosphère vespérale. C’était comme un mariage du sonpur et de la claire lumière. Au-dessus, le ciel orangé,limpide ; au-dessous, cette extase tendre, étouffée, descloches.

– Alma Redemptoris Mater !murmura Percy, dont les yeux s’étaient humectés de larmes.Vénérable Mère du Rédempteur, Porte ouverte du ciel, Étoile dela mer, ait pitié des pécheurs ! L’ange du Seigneur a annoncél’événement à Marie, et elle a conçu du Saint-Esprit… Enconséquence, Seigneur, daigne verser ta grâce dans notrecœur ! Permets-nous, à nous qui connaissons l’Incarnation duChrist, de nous élever, par la piété et la grâce, à la gloire de laRésurrection, par l’entremise du même Christ,Notre-Seigneur !

Tout près, une autre cloche sonna vivement,rappelant le cardinal sur la terre, le ramenant aux soucis et auxdouleurs de ce monde. Il se retourna, et vit l’aérien, immobile,transformé en un prodige d’éclatante lumière. Et déjà les deuxprêtres, précédant le cardinal allemand, se dirigeaient versl’entrée du vaisseau.

Les domestiques avaient retenu, pour lesquatre voyageurs, le compartiment de l’arrière. Percy, à son tour,s’y rendit, pour s’assurer que le vieillard allait être installécommodément ; après quoi, sans rien dire, il revint dans lecorridor central, pour jeter un dernier regard sur Rome.

La porte du vaisseau avait été refermée ;et à peine Percy s’était-il mis à la fenêtre que tout l’appareilcommença à frémir, sous la vibration de la machine électrique. Il yeut un bruit de paroles, quelque part, une cloche sonna, sonna denouveau ; et une douce harmonie retentit, signal du départ.Puis la vibration cessa : brusquement, le grand mur que Percyavait devant lui s’abaissa, comme une barrière qui serait tombéetout d’un coup et le cardinal chancela sur place. Un moment après,le dôme reparut, et la ville, une frise de tours et une masse detoits sombres, s’étala comme un éventail ; et puis, avec unlong cri harmonieux, la merveilleuse machine se redressa, battitl’air de ses ailes, et commença son long voyage vers le nord.

D’instant en instant, la cité s’effaçait,laissée en arrière. La voici devenue une simple tache : un peude gris sur du noir. Le ciel semblait s’étendre, à mesure que laterre s’enfonçait dans l’obscurité : il brillait comme unvaste dôme de verre. Et lorsque Percy, une dernière fois se levantsur le bout des pieds, essaya d’apercevoir le fond extrême del’horizon, la cité n’était plus qu’une ligne et une bulle, un pointà peine distinct.

Il soupira profondément, et alla rejoindre sescompagnons.

– Expliquez-moi encore, demanda le vieuxcardinal, lorsque Percy se fût installé en face de lui, un peu àl’écart, – qui est ce Phillips ?

– Ce Phillips ? Il était secrétaired’Olivier Brand, un de nos ministres : il est venu me demanderde me rendre au lit de mort de la vieille Mme Brand, et il aperdu sa place à cause de cette démarche. En ce moment, il fait dujournalisme. Il est parfaitement honnête. Non, il n’est pointcatholique, tout en aspirant à le devenir ! Mais le P.Blackmore, pour faciliter sa conversion, l’a mis en rapport avecles catholiques ; et c’est ainsi que ces malheureux lui ontconfié leur projet.

– Et eux ?

– D’eux, je ne sais rien, sinon qu’ilssont une bande de désespérés. Ils ont encore assez de foi pouragir, mais plus assez pour être patients… Sans doute, ils aurontsupposé que cet homme agirait avec eux. Mais, par malheur, il setrouve que ce Phillips a une conscience, et puis, aussi, qu’il voitbien que toute tentative de cette sorte serait simplementl’étincelle que le monde attend pour achever de dépouiller ce quilui reste de sa tolérance ancienne. Ah ! Éminence, peut-êtrene vous représentez-vous pas combien les sentiments sont violentscontre nous ?

Le vieillard secoua la tête, tristement.

– Hélas ! murmura-t-il, je ne me lereprésente que trop… Et, ainsi, mes Allemands seraient dansl’affaire ? Vous en êtes sûr ?

– Éminence, il s’agit là d’un complottrès vaste ! Depuis des mois déjà, on ne cesse point de leméditer. Il y a eu des réunions chaque semaine. Et, en vérité, ilsont réussi à tenir la chose secrète, merveilleusement. VosAllemands n’ont ajourné l’exécution qu’afin que les deux attentatspussent se produire en même temps, de façon à rendre le coup plusterrible. Et maintenant, demain matin…

Percy fit un geste de désespoir.

– Et le Saint-Père ?

– Je suis allé tout lui dire, aussitôtque j’ai su. Il a approuvé ma proposition, et vous a envoyéchercher. Ce que nous allons faire, Éminence, est l’unique chancede salut !

– Et vous croyez que nos plans pourrontempêcher la catastrophe ?

– Hélas ! j’en doute fort ;mais je ne puis découvrir nul autre moyen. À Londres, je vais allertout droit chez l’archevêque, pour m’entendre avec lui. J’yarriverai, je crois, à trois heures ; et vous, c’est vers sixheures que vous serez à Berlin. Dans les deux villes, la cérémonien’aura lieu qu’à onze heures. À ce moment-là, nous aurons fait toutce qui sera possible. Le gouvernement saura tout : mais ilsaura aussi que, à Rome, nous sommes innocents. J’imagine qu’ilfera annoncer la présence du cardinal-protecteur, de l’archevêqueet de tout le clergé dans les sacristies. On doublera les gardes,on surveillera les entrées ; et puis… et puis le reste seraentre les mains de Dieu !

– Vous dites que ces conjurés ont deuxplans différents ?

– Oui. S’ils le peuvent, ils ontl’intention de laisser tomber leurs explosifs d’en haut :sinon, trois hommes au moins ont offert de se sacrifier en lançant,eux-mêmes, les bombes dans l’Abbaye.

– Éminence, reprit le vieillard,avez-vous réfléchi à ce qui va se produire ensuite ? D’abord,s’il n’arrive rien ?

– S’il n’arrive rien, on nous accusera devouloir faire du zèle, de chercher à nous faire de la réclame. Etsi quelque chose arrive, eh ! bien, tous ensemble, nous ironsdevant Dieu ! Et fasse Dieu que nous puissions y allerbientôt ! ajouta-t-il, passionnément.

– Certes, observa le vieillard, ce seraitpour nous bien plus léger à porter !

– Je vous demande pardon, Éminence !Je n’aurais point dû parler ainsi !

Cela fut suivi d’un silence où l’on entenditseulement la petite vibration continuelle de la machine et unequinte de toux provenant du compartiment voisin. Percy, épuisé defatigue, appuya sa tête sur une main, et regarda par lafenêtre.

La terre, maintenant, était toutesombre ; au-dessous d’eux, un immense vide ; au-dessus,le grand ciel restait encore vaguement lumineux, et, à travers lesbrumes glaciales que traversait le vaisseau, des étoilesclignotaient de temps à autre.

– Il va faire froid sur les Alpes !murmura Percy.

Puis il éclata.

– Et je n’ai pas l’ombre d’unepreuve ! ajouta-t-il. Rien que la parole d’un homme !

– Et cependant vous êtes sûr ?

– Je suis tout à fait sûr !

– Éminence, – interrompit brusquement levieillard, en dévisageant Percy de tout près, – savez-vous que laressemblance est vraiment extraordinaire !

Percy sourit légèrement. Il était lasd’entendre cette observation.

– Que concluez-vous de cela ?insista son collègue.

– C’est ce que l’on m’a souventdemandé ! dit Percy. Mais je n’en conclus rien !

– Il me semble, à moi, que Dieu a voulusignifier quelque chose ! murmura le vieil Allemand, les yeuxtoujours fixés sur lui.

– Mais quoi, Éminence ?

– Une sorte d’antithèse, un revers de lamédaille ! Je ne sais pas.

De nouveau, un long silence.

– Ne croyez-vous pas, reprit brusquementle vieillard, qu’il y ait encore d’autres plans à faire ?

Mais Percy secoua la tête.

– Il n’y a plus de plans à faire !répondit-il. Nous ne savons rien que le fait, aucun nom,rien ! Nous sommes comme des enfants dans la cage d’untigre !

– J’espère que nous communiquerons l’unavec l’autre ?

– Oui, certes, si seulement nous sommesen vie !

Il était curieux de voir comment Percy,involontairement, dominait son vieux compagnon. Il n’était cardinalque depuis quelques mois et avait à peine la moitié de l’âge duvieil Allemand ; et, cependant, c’était le plus jeune quidictait les plans et arrangeait tout. Mais lui-même n’était guèredisposé à s’apercevoir de cette différence. Dès l’instant où ilavait appris l’effrayant projet, cette nouvelle mine préparée sousl’Église déjà chancelante, depuis qu’il avait assisté, ensuite, àl’imposante cérémonie, avec un secret qui brûlait son cœur et soncerveau, mais surtout depuis cette rapide entrevue avec le pape oùles vieux plans avaient été détruits, et une décision essentielleprise et une bénédiction donnée et reçue, et un adieu exprimé dansun échange muet de regards, toute sa nature s’était concentrée enun seul grand effort. Il sentait à présent le désir d’actionflamboyer en lui, parmi les ténèbres d’un désespoir immense. Toutela question, désormais, était simplifiée : lui-même, la citéde Rome, l’Église catholique, tout semblait ne plus dépendre qued’une seule chose : le doigt de Dieu ! Et si ce doigts’obstinait à. rester immobile, en ce cas tout était fini :rien, désormais, n’aurait plus d’importance !

Percy avait l’impression d’aller vers l’une deces deux choses : la honte ou la mort. Pas d’autre hypothèsepossible, à moins, cependant, que les conjurés ne fussent déjàpris, avec leurs engins. Mais cela était impossible. Ou bien ilsrenonceraient à leur projet, sachant que les ministres de Dieupériraient avec les infidèles, et cette alternative signifiaitl’ignominie d’une accusation de fraude, d’une tentative misérablepour gagner du crédit. Ou bien ces gens ne renonceraientpoint : ils regarderaient la mort d’un cardinal et de quelquesévêques comme une faible rançon à payer pour acheter leurrevanche ; et, alors, c’était la mort et le jugement. MaisPercy avait cessé de craindre. Aucune ignominie ne pouvait plusavoir de prise sur lui, et la mort lui apparaissait pleine dedouceur.

Cependant le vieillard, avec un petit gested’excuse, avait ouvert son bréviaire, et s’était mis à le lire.

Percy l’observait avec une secrète envie.Ah ! si seulement il pouvait être aussi vieux que cethomme ! Il se sentait capable de supporter un an ou deux,encore, de cette misère, mais pas au delà. Si même les chosess’arrangeaient, il ne découvrait devant lui qu’une perspectiveinfinie de luttes et de souffrances, d’efforts fatalement voués àl’échec. De jour en jour, l’Église s’écroulait. Le nouveau spasmede ferveur qu’avait produit la création de l’ordre du ChristCrucifié, Percy ne pouvait s’empêcher de le regarder comme un feude paille, bientôt éteint. Après quoi, sûrement, il aurait à voirle flot de l’athéisme devenir sans cesse plus haut et plustriomphant ; Felsenburgh avait donné à ce flot un élan dont ilétait impossible de prévoir le terme. Et puis, une fois de plus, lecardinal songeait à la matinée du lendemain. Oh ! si vraimentcela pouvait aboutir à la mort ! Beati mortui qui inDomino moriuntur !

Mais non, c’était lâche de penser ainsi !Percy, à sou tour, prit son bréviaire, chercha la fêle de saintSylvestre, fit un signe de croix, et se mit à prier. Une minuteaprès, les deux chapelains, qui étaient sortis dans le corridor,revinrent s’asseoir dans l’autre coin ; et tout fut silence,sauf le sanglot de la machine et le singulier bourdonnement del’air, que fendait le vaisseau.

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