Le Maître de la Terre

III

Mabel attendit que la porte se fût refermée etque la garde en eût enlevé la clef, après quoi, une fois de plus,elle revint à la fenêtre et en saisit convulsivement la barred’appui.

De l’endroit où elle se tenait, elleapercevait, d’abord, la petite cour, au-dessous, avec ses quelquesarbres, vivement éclairés par l’éblouissante lumière électrique quijaillissait maintenant de la chambre ; et, en second lieu,par-dessus les toits, une immense et terrible étendue de noir, àpeine teintée de roux. Et le contraste de ces deux spectacles avaitquelque chose d’effrayant : c’était comme si la terre fûtencore capable de lumière, alors que, déjà, le ciel se seraitéteint.

Mabel eut aussi la sensation d’un silence etd’un calme extraordinaires. La maison, habituellement, était asseztranquille, à cette heure matinale, ses hôtes n’ayant guèrel’humeur à faire beaucoup de bruit ni de mouvement ; mais, cematin-là, c’était plus que de la tranquillité ; c’était unsilence de mort, un de ces moments d’arrêt général qui précèdentl’éclat soudain des tempêtes du ciel. Et voici que les instantspassaient, sans que se produisît un éclat de ce genre ! Uneseconde fois, seulement, Mabel entendit retentir un roulementsolennel, comme si un énorme wagon avait traversé une ruelointaine ; et il sembla à la jeune femme, très nettement,qu’à ce bruit de roues se mêlait un murmure de voix innombrables,criant, chantant et applaudissant. Après quoi, de nouveau, ce futcomme si le monde s’était tapissé de ouate : un silence, uneimmobilité extraordinaires.

Et Mabel, à présent, commençait à comprendre.L’obscurité, les bruits, n’étaient point pour tous les yeux ettoutes les oreilles. La garde n’avait vu ni entendu riend’anormal ; et, sans doute, le reste du monde ne voyait nin’entendait rien de tel. Pour eux, cela signifiait, tout au plus,l’approche possible d’un orage.

Mabel, cependant, n’essaya pas de faire ladistinction entre la part subjective et la part objective dans cequ’elle sentait. Elle ne se demanda pas si ce qu’elle voyait etentendait était engendré par son cerveau, ou bien perçu au moyend’une faculté inconnue jusqu’alors. Elle eut, simplement,l’impression d’être déjà séparée du monde qu’elle habitait laveille encore : ce monde s’écartait d’elle, ou plutôtchangeait en elle, passait à un autre mode d’existence. De tellesorte que l’étrangeté de ces ténèbres et de ce silence ne lasurprit pas beaucoup plus que celle, par exemple, de la petiteboîte peinte qu’elle voyait déposée sur la table.

Et, tout à coup, sachant à peine ce qu’elledisait, les yeux fixés profondément sur l’obscurité sinistre duciel, elle se mit à parler.

– Oh ! Dieu ! dit-elle, sivraiment vous êtes là, si vraiment vous existez…

Sa voix fléchit et elle dut se retenir àl’appui de la fenêtre pour ne point tomber. Elle se demandavaguement pourquoi elle parlait ainsi, car ces mots lui étaientvenus brusquement, sans qu’elle se fût rendu compte des motifs quiles lui dictaient. Et elle reprit :

– Oh ! Dieu ! je sais que vousn’êtes point là ! Je sais bien que vous n’existez pas !Mais, si vous existiez, je sais aussi ce que je vous dirais. Jevous dirais combien je suis fatiguée, fatiguée etembarrassée ! Mais non, tout cela, je n’aurais pas besoin devous le dire, car vous le sauriez d’avance. Je vous dirais donc,seulement, que je regrette beaucoup tout cela, beaucoup, de toutmon cœur ! Et puis, mon Dieu, je vous dirais de veiller surmon cher Olivier, – mais cela va de soi, – et puis aussi sur tousvos pauvres chrétiens ! Oh ! ils vont avoir tant àsouffrir ! Et vous, mon Dieu, n’est-ce pas, vous m’entendriez,et vous me comprendriez ?

Une fois de plus, le roulement colossal et lesbasses gigantesques d’une myriade de voix, qui semblaient s’être unpeu rapprochés… Mabel avait toujours détesté les orages, commeaussi les foules bruyantes : les uns et les autres luidonnaient la migraine.

– Allons ! dit-elle. Adieu, adieu àtout !

Puis elle s’assit dans le fauteuil.

– L’embouchure, oui, voilà !

Elle était ennuyée du tremblement de sesmains. Deux fois, le ressort glissa sur les boucles de ses cheveux…Enfin, toutes les pièces furent fixées en place ; et aussitôt,comme si un peu d’air l’avait ravivée, tous ses sens luirevinrent.

Elle découvrit qu’elle pouvait respirer leplus facilement du monde. Son souffle n’éprouvait aucunerésistance. Quel soulagement de penser qu’il n’y aurait pas àcraindre de suffocation !… Elle étendit la main gauche, ettoucha la poignée mobile ; la fraîcheur métallique luirappela, par contraste, l’atroce et tout à fait insupportablechaleur qui remplissait la chambre, de minute en minute. Cettechaleur l’accablait à tel point qu’elle pouvait entendre lebattement de son pouls, dans ses tempes… De nouveau, elle lâcha lapoignée, pour pouvoir, de ses deux mains, rejeter le mantelet blancqu’elle avait mis sur ses épaules, au sortir du lit… Oui,maintenant elle se sentait un peu plus à l’aise ; ellerespirait mieux, ainsi ! De nouveau, ses doigts cherchèrent, àtâtons, et finirent par trouver la poignée. Mais la sueur gouttaitde ses doigts, et plusieurs secondes passèrent avant qu’elle pûttourner le bouton. Et puis, celui-ci céda brusquement…

Aussitôt, un doux parfum, plein de langueur,l’envahit, corps et âme, et s’abattit sur elle comme un coup, carelle sut, tout de suite, que c’était le parfum de la mort. Puis, laferme volonté, qui l’avait conduite jusque-là, s’affirma denouveau ; et elle posa ses mains sur ses genoux,tranquillement, tout en faisant des aspirations profondes etaisées.

Elle avait fermé les yeux, au moment detourner le bouton ; mais maintenant elle les rouvrit, curieused’observer l’aspect du monde disparaissant. Elle s’était promis defaire cela, dès le premier jour : ainsi, du moins, elle neperdrait aucun détail de cette unique et suprême expérience.

Or, il lui sembla, d’abord, que rien nechangeait. C’étaient toujours, en face d’elle, la cime feuillue dufrêne et le toit de plomb ; au-dessus, c’était toujoursl’épouvantable ciel noir. Elle nota même un pigeon qui, tout blanccontre le noir du ciel, prit son essor, traversa le cadre de lafenêtre, et disparut dès l’instant suivant.

Et puis, peu à peu, des choses arrivèrent, deschoses comme celles-ci :

Elle éprouva une sensation soudaine delégèreté extatique, dans tous ses membres. Elle essaya de souleverune main, et découvrit qu’elle ne le pouvait plus : sa mainn’était plus à elle. Elle essaya d’abaisser ses yeux de cettetranche roussâtre de ténèbres, et s’aperçut que cela, également,lui était impossible. Alors, elle comprit que sa volonté, déjà,avait perdu contact avec son corps, et que le monde, qu’elle avaitvoulu fuir, s’était éloigné d’elle, déjà, infiniment. Et cela étaitbien ce qu’elle avait espéré ; mais ce qui continuait àl’étonner étrangement, c’était que son esprit restât, toujoursencore, actif. Il est vrai que le monde qu’elle avait connus’était, désormais, soustrait du domaine de sa conscience, commel’avait fait son corps, – sauf, toutefois, pour ce qui était dusens de l’ouïe, qui avait conservé une acuité singulière ;mais elle gardait assez de mémoire pour se rendre pleinement comptequ’un tel monde existait, qu’il y avait, dans ce monde, d’autrespersonnes, et que ces personnes allaient à leurs occupations, nesachant rien de ce qui venait d’arriver. L’esprit de Mabelcontinuait à se rendre compte de tout cela ; seuls, lesvisages, les noms, les détails des lieux avaient disparu. En fait,elle avait une conscience de soi différente de celle qu’elle avaiteue auparavant, toute différente ; mais, certes, non moinsnette et non moins profonde. Il lui semblait qu’elle venait, enfin,de pénétrer dans le fond de son être, qui, jusqu’alors, ne luiétait apparu que comme du dehors, à travers des portes de verreopaque. Et cela lui semblait très nouveau, mais, aussi, trèsfamilier : elle avait l’impression d’être parvenue à uncentre, dont elle avait parcouru la circonférence durant toute savie.

Au même instant, elle découvrit et comprit queson sens de l’ouïe, à son tour, venait de mourir.

Et puis, une chose surprenante arriva ;mais il lui sembla que toujours elle avait su que cette chosearriverait, bien que jamais son esprit n’en eût articulé et définil’idée. Et, ce qui arriva, ce fut ceci :

Les barrières qui entouraient son âmetombèrent, avec un grand fracas, et elle se sentit entourée d’unespace sans limites, à la fois infini et vivant. Cet espace étaitvivant comme l’est un corps qui respire et se meut ; il étaitun, et cependant multiple ; immatériel, et cependantabsolument réel, réel d’une réalité que jamais elle n’avait mêmesoupçonnée… Et pourtant, tout cela encore, pour Mabel, étaitfamilier comme un lieu bien souvent visité dans des rêves. Etalors, tout à coup, quelque chose qui était à la fois lumière etson, quelque chose qu’elle sut immédiatement être unique, franchitcet espace…

Et alors, elle vit, et, elle comprit.

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