Le Maître de la Terre

I

La correspondance de Percy Franklin avec lecardinal-protecteur d’Angleterre occupait le prêtre, directement,au moins pendant deux heures chaque jour, et, indirectement, toutela journée.

Depuis les huit dernières années, le SaintSiège avait, une fois de plus, modifié sa manière d’agir, pourl’accommoder aux besoins du temps. Désormais, chaque provinceimportante du monde possédait non seulement un prélat métropolitainchargé de l’administrer, mais aussi un représentant à Rome, ayant àse tenir en rapport avec le pape, d’un côté, et, de l’autre, avecles fidèles qu’il représentait. Le « cardinalprotecteur » d’Angleterre au Vatican était un abbé Martin, del’ordre de Saint-Benoît ; et Percy, nouvellement revenu deRome, avait pour office, ainsi qu’une dizaine d’autres prêtres etlaïcs (avec lesquels il lui était interdit de s’entendre pour leurtravail commun), d’écrire, tous les jours, un long mémoire surtoutes les nouvelles qui parvenaient à sa connaissance.

Aussi était-ce une vie singulièrement activeet remplie, celle que menait, à présent, le jeune prêtre. On luiavait assigné deux chambres, dans la maison de l’archevêque, àWestminster ; et il se trouvait attaché au clergé de lacathédrale, mais avec une liberté individuelle très grande. Il selevait très tôt, et, pendant une heure, se livrait à uneméditation, après laquelle il disait sa messe. Puis, ayant expédiéson déjeuner, et fait encore une prière, il s’asseyait à sa tablede travail, pour arrêter le plan et réunir les matériaux de salettre. À dix heures, il était prêt à recevoir des visites ;et, jusqu’à midi, d’ordinaire, il s’occupait à causer, soit avecceux qui venaient le voir pour leurs propres affaires, ou avec lesquelques prêtres ou reporters laïcs qui avaient mission derecueillir pour lui des extraits de journaux, en les accompagnantde leurs propres commentaires. Il déjeunait ensuite avec les autresprêtres de l’archevêché, et, dans l’après-midi, allait voir lespersonnes qu’il avait à consulter. Vers seize heures, enfin, aprèsavoir récité le reste de son office, et fait une station auSaint-Sacrement, il se mettait à rédiger sa lettre, ce qui luidemandait toujours beaucoup de soin et de réflexion. En outre, deuxfois par semaine, il était tenu d’assister aux vêpres dansl’après-midi, et c’était lui encore qui, habituellement, chantaitla grand’messe du samedi.

Un jour, environ une semaine après sa visite aBrighton, il était en train de terminer sa lettre, lorsque sondomestique vint lui dire que le P. Francis l’attendait, en bas.

– Je descends tout de suite !répondit Percy, sans relever la tête.

Il écrivit les dernières lignes, puis, celafait, se mit en devoir de relire toute sa lettre, rédigée en latin,et dont voici, par exemple, la première page :

Westminster, ce 14 mai.

« Éminence,

« Depuis hier, j’ai eu quelquesrenseignements nouveaux. Il paraît désormais certain que le projetde loi consacrant l’espéranto comme langue d’État sera voté enjuin. Cette loi, comme je l’ai déjà noté, sera une dernière pierredu mur qui va rattacher l’Angleterre au reste de l’Europe… Ons’attend, d’autre part, à l’entrée d’un assez grand nombre de juifsdans la franc-maçonnerie. Ici encore, c’est le culte de l’humanitéqui opère. Ce matin même, j’ai entendu le rabbin Siméon parler àcet effet, dans la Cité, et j’ai été frappé des applaudissementsunanimes qu’il a recueillis… De toutes parts grandit l’espérancequ’un homme va bientôt se trouver pour diriger le mouvementcommuniste, dans l’Europe entière, et unir plus étroitement lesforces du parti. Un article curieux du Nouveau Peuple, queje vous envoie ci-joint, déclare que la venue d’un tel homme estinévitable, étant donnée la situation présente de la cause ;car cette cause a eu des prophètes et des précurseurs pendant plusd’un siècle, et leur disparition, à l’heure présente, doitcertainement être le signe de l’avènement d’un homme supérieur àeux. N’est-il pas curieux de voir comme ces idées nouvellescoïncident, du moins par leur surface, avec les idées du monde juifd’il y a vingt siècles ?… J’ai appris aujourd’hui l’abjurationd’une très vieille famille catholique, les Wargrave de Norfolk,ainsi que celle de leur chapelain Micklem, qui semble avoir, depuisquelque temps déjà, activement travaillé à préparer ce reniement deses maîtres. Tous les journaux annoncent le fait avec satisfaction,mais simplement à cause du rang exceptionnel des Wargrave :car, hélas ! de telles abjurations sont désormais sifréquentes que, d’ordinaire, on ne songe même plus à les remarquer…Ici, je constate une grande inquiétude parmi les laïcs. Septprêtres du diocèse de Westminster nous ont quittés, au cours destrois derniers mois ; mais, d’autre part, j’ai le plaisir depouvoir annoncer à Votre Éminence que l’archevêque a reçu dans lacommunion catholique, ce matin, l’ex-évêque anglican de Carlisle,avec cinq membres de son clergé… »

Percy remit la feuille sur la table, réunit ladizaine d’autres feuilles qui contenaient ses extraits etdécoupures de journaux, glissa le tout dans une enveloppe imprimée.Puis il prit sa barrette et se dirigea vers l’ascenseur.

Dès l’instant où il pénétra dans le petitsalon, il comprit que la crise redoutée avait eu lieu. Le P.Francis paraissait fatigué et souffrant : mais il y avait,dans l’expression de ses yeux et de sa bouche, quelque chose de durqui décelait une résolution désormais inébranlable. Il se relevapour saluer son ancien ami.

– Mon père, dit-il, je suis venu vousdire adieu ! Il m’est impossible de rester plus longtemps danscet état !

Percy fit de son mieux pour ne montrer aucuneémotion. D’un petit signe, il invita le P. Francis à s’asseoir,puis il s’assit lui-même en face de lui.

– C’est la fin de tout ! reprit levisiteur, d’une voix qu’il tâchait à rendre ferme et assurée. Je necrois plus à rien ! Mais, au reste, il y a déjà un an que jene crois plus à rien !

– Vous voulez dire que vous n’éprouvezplus rien ? rectifia Percy.

– Oh ! non, ce n’est pas seulementcela ! poursuivit l’autre. Je vous dis qu’il ne me reste plusrien ! Je ne puis plus même discuter, désormais ! Je suissimplement venu vous dire adieu !

Percy n’avait rien à répondre. Depuis plus dehuit mois, il avait travaillé à persuader son ancien camarade etami, depuis le premier moment où le P. Francis lui avait dit que safoi s’en allait. Il se rendait bien compte de la lutte cruelle quis’était livrée dans cette âme malade ; et, de tout son cœur,il plaignait la pauvre créature qu’il avait vue irrésistiblemententraînée dans le tourbillon triomphant de l’humanité nouvelle.

Il songeait que, en vérité, les faitsextérieurs étaient étrangement forts contre la vieille foi, àl’heure présente ; et que cette foi, – sauf pour celui quisavait profondément que la volonté et la grâce sont tout, et quel’émotion pure n’est rien, – que cette foi se trouvait un peu dansla situation d’un enfant qui s’aventure à jouer au milieu del’immense machinerie d’une usine en mouvement. Percy se demandaitmême jusqu’à quel point il avait le droit de blâmer la conduite duP. Francis, encore que sa conscience lui affirmât qu’il y avait,dans cette conduite, malgré tout, un élément blâmable et quenotamment son ami, de tout temps, avait accordé trop de place aucérémonial, dans sa religion, tandis qu’il n’avait jamais eu lesentiment ni le goût profonds de la prière.

De telle sorte qu’il prit bien soin en toutcas, de ne rien laisser voir d’une compassion qu’il se reprochait,tout en ne pouvant pas s’empêcher de l’éprouverdouloureusement.

– Naturellement, – reprit le P. Francis,d’un ton vif, – vous continuez à penser que tout cela est de mafaute ?

– Mon cher père, – répondit Percy,immobile sur sa chaise, – je sais que cela est de votrefaute ! Écoutez-moi ! Vous dites que le christianisme estabsurde et impossible ; or, vous n’ignorez point qu’il ne peutpas être cela ! Il peut être faux, – malgré ma certitudefoncière de sa vérité absolue, – mais il ne peut pas être absurde,étant donné que, aujourd’hui encore, des hommes instruits etvertueux persistent à y croire. Dire qu’il est absurde, c’estsimplement se laisser aveugler par l’orgueil, c’est écarter tousles croyants chrétiens qui croient au christianisme, non seulementcomme se trompant, mais comme n’ayant point d’intelligence…

– Soit donc ! interrompit Francis.Mettez alors que je crois seulement que le christianisme estfaux ! Je retire l’autre chose !

– Mais non, vous ne la retirez pas !– reprit Percy, sans se troubler. – Vous vous obstinez à croire quele christianisme est absurde, vous me l’avez dit vingt fois !Eh ! bien, je vous le répète, c’est là de l’orgueil, et quisuffit à tout expliquer ! Dans ce genre de crises, l’attitudemorale importe seule. Peut-être, cependant, y a-t-il aussi d’autresmotifs…

Le P. Francis sursauta.

– Oh ! la vieille histoire !dit-il aigrement.

– Si vous me donnez votre paroled’honneur qu’il n’y a point de femme en jeu dans l’affaire, je vouscroirai ! Mais, en vérité, comme vous le dites, c’est unevieille histoire !

Ces vives paroles furent suivies d’un longmoment de silence. Percy, sentait maintenant que tout effort étaitinutile. Chaque jour, depuis huit mois, il avait parlé à son ami decette vie intérieure où nous découvrons que les vérités sontvraies, et où nous trouvons la garantie de nos actes de foi ;chaque jour il avait recommandé la prière et l’humilité ; maisle P. Francis lui avait invariablement répondu que c’était làconseiller une sorte d’autosuggestion. Évidemment le cas étaitdésespéré, et le jeune prêtre avait hâte que cette dernièreentrevue prît fin.

Le visiteur sembla deviner sa pensée.

– Vous en avez assez de moi ?dit-il. Je m’en vais !

– Je n’ai nullement assez de vous, moncher père ! répondit Percy avec simplicité. Je vous plainsseulement, et de toute mon âme. Car, moi, voyez-vous, moi qui vousaime et qui souhaiterais votre bonheur, je sais profondément quetout ce que vous reniez est vrai !

Son ancien ami le considéra longuement.

– Et moi, s’écria-t-il, je sais que celan’est pas vrai ! Certes, je donnerais beaucoup pour pouvoir ycroire encore ; je sens que jamais plus je ne seraiheureux ; mais… mais c’est bien fini !

Percy soupira. Combien de fois il avait dit àcet homme que le cœur était un don divin non moins précieux quel’esprit, et que négliger l’un de ces deux éléments, dans larecherche de Dieu, c’était courir au-devant de la ruine ! Maisle P. Francis n’avait pas voulu voir en quoi ces paroless’appliquaient à lui. Il avait répondu par les vieux arguments dela psychologie, déclarant que les suggestions de l’éducationsuffisaient à rendre compte de tout.

– Et, à présent, je suppose que vousallez rompre tous rapports avec moi ! reprit-il.

– C’est vous qui vous séparez demoi ! dit Percy. Et vous savez bien qu’il m’est impossible devous suivre !

– Oui…, mais ne pouvons-nous pas resteramis ?

Une chaleur soudaine afflua au cœur du prêtreresté fidèle.

– Amis ? dit-il. Hélas ! monpauvre Jean, quelle espèce d’amitié est désormais possible entrenous ?

Le visiteur se releva brusquement.

– Soit ! Je m’en vais !

Et il fit un pas vers la porte.

– Jean ! s’écria Percy d’une voixtremblante, est-ce ainsi que vous me quittez, et faut-il vraimentque nous nous séparions ?

Il tendait sa main ouverte à son ancien ami.Celui-ci le regarda un moment, ses lèvres frémirent, et puis,s’étant retourné vers la porte, il s’enfuit sans ajouter un seulmot.

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