Le Maître de la Terre

I

Longtemps avant l’aube, ce premier matin de lanouvelle année, les approches de l’Abbaye se trouvaient déjàbloquées. Les rues Victoria, Great-Georges, White-Hall, Millbank,étaient encombrées d’une foule immobile. Tous les toits et balconsd’où l’on avait vue sur l’Abbaye ne formaient qu’une masse detêtes.

On avait annoncé, depuis une semaine, qu’enconsidération de l’énorme demande de places, à l’église, toutepersonne qui présenterait un certificat cultuel dans un bureau depolice serait considérée comme ayant accompli son devoircivique ; et l’on avait fait savoir aussi que la grande clochede l’Abbaye sonnerait, au moment de l’adoration de l’imagesymbolique, de telle sorte que la foule qui remplissait les rues etles places avait un peu l’impression de prendre sa part de lacérémonie.

La ville était littéralement devenue folle, laveille, lorsqu’avait été révélé le complot catholique. Cetterévélation avait eu lieu vers quatorze heures, une heure après quele complot avait été dénoncé à M. Snowford ; et, presqueimmédiatement, toute la vie commerciale de Londres avait cessé.Vers quinze heures, tous les magasins, la Bourse, les bureaux de laCité, comme par une impulsion irrésistible, s’étaient fermés ;et, depuis ce moment jusqu’aux environs de minuit, où la polices’était enfin trouvée en force pour intervenir, de véritablesarmées d’hommes, des escadrons hurlants de femmes, des troupes dejeunes gens frénétiques avaient paradé dans les rues, criant,dénonçant, et tuant. Peu de rues avaient échappé à la dévastation.La cathédrale de Westminster avait été envahie, on avait détruittous les autels, et des indignités indescriptibles s’étaientproduites. Un vieux prêtre, qui se préparait à porter leSaint-Sacrement à un malade, avait été saisi et étranglé.L’archevêque, avec deux autres évêques et onze prêtres, avait étépendu à l’extrémité nord de l’église. Trente-cinq couvents avaientété démolis. Saint-Georges n’était plus qu’un monceau de cendresfumantes. Et les journaux du soir disaient que, pour la premièrefois depuis l’introduction du christianisme en Angleterre, pas untabernacle catholique ne restait debout, à vingt lieues del’Abbaye. Le Nouveau Peuple, en majuscules énormes, affirmait que« la ville de Londres était enfin purifiée de tout vestige del’ignoble et malfaisante superstition de la croix ».

Vers seize heures, on apprit qu’unecinquantaine d’aériens venaient de partir pour Rome ; et, unedemi-heure après, la nouvelle arriva que Berlin, de son coté,venait d’envoyer une escadre plus nombreuse encore. À minuit, –lorsque déjà, heureusement, la police avait commencé à rétablir unpeu d’ordre dans les mouvements de la foule, – les affichesélectriques annoncèrent que l’œuvre de destruction était achevée,et que « le séculaire foyer de la pestilence chrétienne »avait définitivement cessé de « menacer la paix et le bonheurdu monde ».

Les journaux du lendemain apportèrent lesdétails de la catastrophe. Ils disaient comment, par une chancemerveilleuse, presque toute la hiérarchie de l’univers chrétiens’était trouvée rassemblée au Vatican, qui avait été le premierendroit attaqué. À présent, pas un seul édifice, à Rome, ne restaitdebout. La Cité léonine, le Transtévère, les faubourgs, tout avaitété anéanti ; car les aériens s’étaient soigneusement partagéla ville étendue au-dessous d’eux, avant de commencer à lancer lesexplosifs ; et, cinq minutes après le premier choc et lepremier éclat de fumée, l’entreprise de purification étaitterminée. Alors, les aériens s’étaient dispersés dans toutes lesdirections, poursuivant les automobiles et autres voitures quiemmenaient des fuyards ; et l’on supposait que plus de trentemille de ces fuyards avaient été ainsi réduits à néant.

« Il est vrai, ajoutait leStudio, que maints trésors de grande valeur ont à jamaisdisparu. Mais ce n’est là, à coup sûr, qu’une faible rançon pourpayer un bien aussi précieux que l’extermination finale et complètede la peste catholique. Car il arrive un moment où la destructiondevient l’unique moyen de guérison, pour un bâtiment trop infectéde vermine. » Le journal disait que, maintenant que le papeavec son collège de cardinaux, et toutes les ex-royautés del’Europe, et tous les plus ardents chrétiens du monde habité,avaient péri, une recrudescence de la superstition n’était plusguère à craindre. Cependant, on devait se garder d’un excès deconfiance. Il restait encore des catholiques ; et l’on savaitassez combien l’audace de ces misérables était effrénée. Aussiavait-on le devoir, tout au moins, de ne plus leur permettre deprendre aucune part à la vie publique, dans aucune nationcivilisée.

Les télégrammes des autres pays attestaientque, partout, l’exécution de la nuit avait été accueillie avec uneapprobation unanime. Seuls quelques journaux à tirage restreintdéploraient l’incident, ou plutôt l’état d’esprit que cet incidentavait révélé. Ils espéraient que, désormais, l’humanité n’auraitplus jamais besoin de recourir à la violence. Mais, en somme, toutle monde s’accordait à se réjouir du fait lui-même, et desconséquences qu’il ne pourrait manquer d’avoir pour l’humanité. Iln’y avait plus, désormais, que l’Irlande qui demeurât un lieuinquiétant ; et déjà plusieurs journaux la sommaient derentrer dans l’ordre, sous peine d’avoir à disparaître de la mêmefaçon.

Vers neuf heures, l’impatience de la fouleatteignit son plus haut degré. De toutes parts, on entendait desmurmures, des cris. Puis une immense clameur s’éleva, lorsque semontrèrent, sur la place de l’Abbaye, quatre grandes voituresrevêtues des insignes du gouvernement : c’étaient, sedisait-on, les cérémoniaires et autres officiants, se dirigeantvers la Cour du Doyen, où la procession allait se réunir.

À neuf heures et demie, les cloches éclatèrentbruyamment. Aussitôt le peuple rassemblé autour de l’Abbaye entonnaun grand chœur, d’une solennité à la fois recueillie ettriomphale ; mais ce chant magnifique, dont les premièresnotes avaient été chantées avec un ensemble parfait, ne sepoursuivit point jusqu’au bout avec la même ampleur, car, de procheen proche, un murmure vint s’y mêler, annonçant que Felsenburghallait assister à la cérémonie. Depuis plus de quinze jours,l’Europe avait été sans nouvelles du Président ; on avait su,simplement, qu’il se livrait au repos et à la méditation dans samystérieuse retraite d’Orient ; et d’autant plus profondeétait, maintenant, l’émotion causée par cette nouvelle imprévue dela présence du grand homme à Londres.

Cependant, les automobiles et les petitsvaisseaux aériens affluaient, à présent, de toutes les directions,amenant les privilégiés qui avaient obtenu le droit de pénétrerdans le temple. Et maintes fois, des acclamations s’étaientpropagées de bouche en bouche, saluant l’arrivée des personnagesnotoires : lord Pemberton, Olivier Brand et sa charmante jeunefemme, Snowford, les délégués des diverses nations du continent. Iln’y avait pas jusqu’à la mélancolique figure de M. Francis, legrand cérémoniaire, qui, tout à l’heure, n’eût été accueillie parde respectueux vivats. Puis, vers onze heures moins le quart, leflot des arrivées s’était arrêté ; la barrière qui réservaitun passage pour les voitures avait été enlevée, et la foule, avecun soupir de soulagement, avait pu se répandre sur toute lachaussée. Après quoi, de nouveau, le nom de Felsenburgh avaitreparu sur toutes les lèvres : le peuple, d’un élan unanime,appelait, réclamait son maître.

Le soleil était à présent très haut, toujourspareil à un disque de cuivre, au-dessus de la Tour Victoria ;et la blancheur de l’Abbaye, les lourds tons gris du Parlement, lesnuances infiniment variées des toits, des têtes, des affiches, toutcela commençait à sortir de la brume qui, jusqu’alors, l’avait àdemi effacé.

Une cloche, toute seule, sonna, durant lescinq minutes qui précédaient l’heure. Quand elle cessa de sonner,les oreilles de ceux qui se tenaient aux environs des grandesportes de l’Ouest perçurent les premiers accords de l’orguecolossal, renforcés de vibrants appels de trompettes. Et puis,soudain, un silence énorme tomba sur la foule.

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