Le Maître de la Terre

II

Une demi-heure plus tard, assis devant un bolde café, dans une petite chambre du Vatican, le jeune prêtreanglais éprouvait encore une vague sensation de fatigue, suiteinévitable du voyage trop rapide ; mais à cette sensation s’enmêlait une autre, toute de soulagement et de plaisir, à mesurequ’il se rendait mieux compte du fait de son arrivée à Rome.Combien il avait trouvé étrange, tout à l’heure, de rouler sur despavés inégaux, dans un petit fiacre d’osier, absolument comme ilavait fait vingt ans auparavant, en venant à Rome pour la premièrefois ! Tandis que le monde entier, à l’entour, s’étaittransformé, Rome était restée immobile, – ayant d’autres affaires,pour l’occuper, que les améliorations matérielles, maintenantsurtout que tout le poids spirituel du globe ne reposait que surses épaules. Tout, dans cette ville vénérable, non seulement avaitconservé son caractère d’autrefois, mais semblait même avoir encorereculé dans le temps, pour se rapprocher des conditions matériellesde la vie aux siècles passés. Aussitôt que Rome, en 1972, avaitobtenu son indépendance, toutes les améliorations qu’y avaitintroduites le gouvernement italien avaient commencé à êtreabandonnées ; les tramways avaient cessé de courir dans lesrues ; les aériens avaient reçu défense d’entrer dans laville ; les bâtiments nouveaux avaient été ou bien démolis, oubien affectés à l’usage de l’Église. Ainsi, le Quirinal servaitdésormais de demeure au « pape rouge » ; lesanciennes ambassades étaient des séminaires ; et le Vaticanlui-même, à l’exception de l’étage du haut, avait été accommodé defaçon à loger les membres du Sacré Collège.

C’était, au dire des archéologues, une villeextraordinaire, l’unique exemple survivant des temps anciens. Làseulement on pouvait voir les incommodités de jadis, les horreursdu manque d’hygiène, l’incarnation d’un monde perdu dans le rêve.Et l’antique pompe de l’Église, elle aussi, revivait ; lescardinaux, une fois de plus, traversaient la ville dans lescarrosses dorés ; le pape chevauchait sur sa muleblanche ; le Saint-Sacrement, quand on le portait par les ruesétroites et malodorantes, était accompagné du tintement des clocheset de la lumière des lanternes. Cette rétrogression monstrueuseservait encore de prétexte, tous les jours, pour de violentesdénonciations de la barbarie chrétienne ; mais déjà le mondes’y était habitué, et n’y pensait plus que comme à une preuve del’hostilité irréconciliable de la superstition contre leprogrès.

Et cependant Percy, en revoyant, tout àl’heure, durant son trajet de la Porte du Peuple au Vatican, lesvieux costumes des paysans, les charrettes de vin, bleues, blancheset rouges, les rebords des trottoirs semés de trognons de choux,les linges mouillés pendus à des cordes, d’une maison à l’autre, etles mules, et les chevaux, avait trouvé à tout cela quelque chosede réconfortant, sans pouvoir s’expliquer cette impression. Toutlui avait, en quelque façon, rappelé que l’homme était un êtrehumain, et non pas divin comme le proclamait le reste dumonde : humain et, par conséquent, porté à l’insouciance,désireux de maintenir son individualité ; humain et, parconséquent, occupé d’autres intérêts encore que de ceux de lavitesse, de la propreté, et de l’exactitude.

La chambre où était assis, maintenant, leprêtre anglais, auprès de la fenêtre ombragée par des stores, – carle soleil commençait à chauffer, – le ramenait également à plusd’un siècle et demi en arrière. Elle était traversée, dans tout sonlong, par une ample table d’acajou, autour de laquelle étaientdisposés de hauts fauteuils de bois ; le sol était recouvertde briques rouges, avec de minuscules morceaux de nattes pourmettre sous les pieds ; les murs blancs, peints en détrempe,n’étaient ornés que de trois vieux tableaux, et un grand crucifix,flanqué de chandeliers, se dressait, sur un petit autel, à côté dela porte. C’était là tout le mobilier, à l’exception d’un bureau,entre les fenêtres, sur lequel était posée une machine àécrire : et la vue de cette machine ne fut pas sans gêner leprêtre, dans l’impression d’ensemble que lui offrait son milieunouveau.

Déjà le poids qu’il portait sur son cœur luiétait allégé, et il s’étonnait de la rapidité avec laquelle s’étaitproduit ce grand changement. La vie, ici, semblait infiniment plussimple ; l’existence du monde intérieur était, infiniment plusque nulle autre part, considérée comme réelle, et prise au sérieux.L’ombre même de Dieu, à Rome, apparaissait plus visible :l’esprit, ici, ne trouvait plus d’impossibilité à se représenterpositivement que les saints veillaient et intercédaient, que Mariesiégeait sur son trône, et que le disque blanc, sur l’autel, étaitla personne même de Jésus-Christ. Percy n’était pas encoreentièrement pacifié ; mais déjà il se sentait plus à l’aise,moins désespérément anxieux, plus pareil à un enfant, plus prêt àse reposer volontiers sur l’autorité qui prétendait à régner surlui sans explication. Douze heures auparavant, il était encore àLondres, dans le tourbillon de la vie moderne ; et voici que,désormais, ce tourbillon avait disparu, pour le laisser dans unmonde tout imprégné de calme et de recueillement !

Il y eut un bruit de pas, au dehors, la portes’ouvrit, et le cardinal-protecteur entra.

Un an seulement s’était passé depuis que Percyl’avait vu ; et cependant c’est à peine si, au premier abord,il le reconnut.

C’était un très vieil homme qu’il voyait àprésent devant lui, faible, courbé, le visage couvert de rides, latête couronnée de cheveux d’un blanc de lait, sous la petitecalotte écarlate. Il portait sa robe noire de bénédictin, avec unesimple croix abbatiale sur la poitrine ; il marchaitlentement, d’un pas incertain, s’appuyant sur une lourde canne. Leseul signe de vigueur, chez lui, était l’éclat singulier de laligne étroite de ses yeux, transparaissant sous les paupièrestombantes. Il tendit sa main, en souriant, et Percy s’agenouillapour baiser l’anneau d’améthyste.

– Soyez le bienvenu à Rome, monenfant ! – dit le vieillard, avec une vivacité de voixinattendue. – On m’a dit, il y a une demi-heure, que vous étiezici ; mais j’ai pensé qu’il fallait vous laisser d’abordprendre votre café.

Percy murmura un remerciement.

– Mais maintenant il faut que nouscausions un peu ! – reprit le cardinal, en l’invitant às’asseoir. – Le Saint-Père désire vous voir à onze heures.

Percy fit un mouvement de surprise.

– Ah ! mon enfant, c’est que noussommes forcés d’aller très vite, par le temps qui court ! Pasune minute à perdre ! Vous avez bien compris que nous allonsvous garder à Rome ?

– J’ai pris toutes mes mesures pour cela,Votre Éminence.

– Parfait !… Nous sommes trèscontents de vous, ici, père Franklin ! Le Saint-Père a été,plusieurs fois, vivement frappé de vos commentaires. Vous avezprévu les choses d’une façon remarquable !

Percy rougit de plaisir : c’était,presque, la première fois qu’il recevait une paroled’encouragement. Le cardinal Martin poursuivit :

– Je puis bien vous dire que nous vousconsidérons comme le plus précieux de nos informateurs anglais. Etc’est précisément pourquoi nous vous avons fait venir ! Ilfaudra, désormais, que vous nous aidiez ici, commue une sorte deconsulteur. Rapporter les faits, c’est ce que chacun peutfaire ; mais chacun n’est pas en état de les bien comprendre…Vous paraissez très jeune, mon père : quel âgeavez-vous ?

– J’ai trente-trois ans, VotreÉminence !

– Et ces cheveux blancs vous donnent,avec cela, un air si sérieux !… Eh ! bien, mon père,voulez-vous venir avec moi dans ma chambre ? Il est huitheures ; je vous garderai jusqu’à neuf, puis vous vousreposerez un peu, et, à onze heures, je vous conduis vers SaSainteté !

Percy se releva, avec un étrange sentimentd’exaltation intérieure, et courut ouvrir la porte devant lecardinal.

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