Le Maître de la Terre

II

Vers dix-neuf heures, le conducteur del’aérien, un petit Anglais roux, passa la tête dans l’entrée ducompartiment, réveillant Percy d’un lourd sommeil épuisé.

– Le dîner va être servi dans un instant,messieurs ! dit-il, en langue espéranto. Nous ne nous arrêtonspas à Turin, cette nuit !

– Il referma la porte et alla répéter lemême avis dans les compartiments voisins.

Percy se réjouit d’apprendre que le vaisseau,prévenu probablement par un message sans fil, ne s’arrêterait pas àTurin : cela lui donnerait plus de temps à Londres, etpourrait même, peut-être, permettre au cardinal Steinmann d’arriverà Berlin quelques heures plus tôt. Il se leva, s’étira vivement,puis se rendit au cabinet de toilette, pour se laver les mains.

Et pendant qu’il se tenait là, devant le grandbassin à l’arrière du vaisseau, il fut fasciné du spectacle qui sedécouvrit à lui, par la fenêtre, car c’était le moment où l’onpassait au-dessus de Turin. Un bloc de lumière, vivant et superbe,brillait à ses pieds, parmi l’abîme des ténèbres ; et Percysongea à l’importance du rôle que jouait cette tache lumineuse dansla vie du monde. C’était de là qu’était gouvernée toutel’Italie ; dans une de ces maisons, qui lui apparaissaientcomme de minuscules étincelles, des hommes siégeaient en conseil,qui disposaient de la destinée des corps et des âmes, etpoursuivaient passionnément leur lutte contre Dieu. Et Dieupermettait tout cela, sans faire aucun signe ! C’était là queFelsenburgh s’était montré, la dernière fois qu’il était sorti desa retraite, – Felsenburgh, cet homme qui lui ressemblait d’unefaçon si mystérieuse !

– Et, de nouveau, il sentit son cœurtraversé comme d’un coup de poignard.

Quelques minutes après, les quatre prêtresétaient assis autour d’une petite table ronde, dans un compartimentde la salle à manger, au plus profond du vaisseau. Le dîner étaitexcellent, mais les convives ne se trouvaient guère en humeur del’apprécier. Ils restaient assis en silence : car les deuxcardinaux ne pouvaient s’entretenir que d’un sujet unique, et leurschapelains n’avaient pas encore été mis dans le secret.

L’air devenait très froid, et les courants devapeur chaude ne suffisaient point à vaincre la températureglaciale qui commençait à se répandre au-dessus des Alpes.

L’aérien était forcé de monter à près d’unkilomètre de son niveau habituel, afin de franchir la barrière dumont Cenis ; et, en même temps, il était forcé de ralentir samarche, à cause de l’extrême rareté de l’air.

Le cardinal allemand se leva, sans attendre lafin du dîner.

– Je vais rentrer dans notrecompartiment, fit-il ; je serai plus à mon aise, là-bas, sousmes fourrures !

Son chapelain le suivit docilement, laissantson propre dîner inachevé ; et Percy resta seul avec le P.Corkran, son chapelain anglais, récemment arrivé d’Écosse.

Il but son vin, mangea une couple de figues,puis se retourna vers la grande fenêtre vitrée, derrière lui, pourregarder les Alpes.

Plusieurs fois, déjà, il les avait traverséesainsi ; et il se rappelait l’effet merveilleux que toujourselles lui avaient produit, mais particulièrement un jour où il lesavaient vues vers midi, par un temps très clair : un éternelet incommensurable océan de blancheurs, semé de petites rides, qui,d’en dessous, étaient des pics fameux et redoutés ; et, plusloin, la courbe sphérique de l’horizon, où ta terre et le ciel semélangeaient sans qu’il fût passible de les distinguer.

Il les contemplait, à présent, ces Alpesmagnifiques, avec un grand effort d’attention, résolu à sedistraire de l’angoissante pensée qui s’imposait à lui, lorsquetout à coup le vaisseau poussa un grand cri, auquel répondirent, detout près, plusieurs autres cris semblables ; après quoi, il yeut un tintement de cloches, un chœur d’appels harmonieux s’éleva,et l’air fut tout rempli de battements d’ailes.

Brusquement, comme une pierre, la voiture futprécipitée en bas ; et Percy dut se tenir à l’appui de lafenêtre pour calmer son affreuse sensation de chute dans le vide.Enfin la chute s’arrêta, et l’aérien put reprendre sa marche enligne droite. Au dehors, mais bien haut dans l’air, les appelscontinuaient ; la nuit en était tout imprégnée. Et Percy,levant les yeux, reconnut que ce n’étaient point trois ou quatrevaisseaux aériens, mais au moins une vingtaine, qui étaient entrain de voler dans la direction du sud.

À l’intérieur, la voiture portait des tracesnombreuses du choc soudain qu’elle avait subi. Les portes descabinets du restaurant étaient grandes ouvertes ; des verres,des assiettes, des mares de vin s’étalaient çà et là, sur leplancher.

Dans le corridor, où Percy se hâta de passeravec son chapelain, un mélange confus de paroles et de cris rendaittoute question impossible. Les deux prêtres parvinrent, non sanspeine, à traverser la foule des passagers, jusqu’au compartiment oùles attendait le cardinal Steinmann.

Celui-ci ne semblait pas avoir souffert de lasecousse. Il expliqua qu’il s’était endormi et avait pu seréveiller à temps pour éviter d’être jeté à terre.

– Mais qu’est-ce que c’est ?demanda-t-il. Qu’est-ce que cela signifie ?

Le P. Bechlin, son chapelain, affirma qu’ilavait parfaitement vu l’un des nombreux groupes des aériens à unedistance d’à peine dix ou quinze mètres. Les vaisseaux, disait-il,étaient bondés de têtes, d’un bout à l’autre. Puis il avait eul’impression qu’ils s’élevaient, brusquement, et disparaissaientdans des tourbillons de brume.

– On est en train de s’informer, – dit leP. Corkran, qui s’était attardé dans le corridor. – Le conducteur amis en mouvement l’appareil du télégraphe !

Percy n’avait aucune idée de la significationd’un événement aussi imprévu : mais il ne pouvait s’empêcherd’en éprouver un pressentiment pénible. Cette rencontre d’unecentaine d’aériens était chose inouïe ; le cardinal sedemandait où ils pouvaient aller ainsi, vers le sud ? Denouveau, le nom de Felsenburgh lui traversa l’esprit. Était-ceencore quelque manifestation de cet homme inquiétant ?

Bientôt les bruits de voix recommencèrent dansle corridor, des voix précipitées, interrogeant, s’écriant,étouffant les sèches réponses du conducteur. Percy se leva de soncoin et résolut d’aller aux renseignements ; mais, au mêmeinstant, la porte fut ouverte du dehors. Le conducteur entra, lamine grave et véritablement effrayée, et referma la porte derrièrelui.

– Eh ! bien ? lui criaPercy.

– Messieurs, je crois que vous feriezmieux de descendre à Paris ! Je sais que vous êtes desprêtres, messieurs, et, bien que je ne sois pas catholique…

Il s’arrêta de nouveau.

– Pour l’amour du ciel, parlez !reprit Percy.

– Mauvaises nouvelles pour vous,messieurs ! Cinquante aériens se rendent à Rome. Il y a eu uncomplot catholique, messieurs, découvert à Londres…

– Eh ! bien ?

– Oui, pour faire sauter l’Abbaye !Et alors, on va maintenant…

– Eh ! bien ?

– Oui, messieurs, on va maintenant fairesauter Rome !

Et le conducteur sortit précipitamment.

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