Le Maître de la Terre

III

Quelques minutes avant onze heures, Percysortit de sa chambre, et vint frapper à la porte de la chambre ducardinal. Il avait revêtu sa nouvelle ferrajuola, etportait aux pieds des souliers à boucles.

Il se sentait, désormais, beaucoup plus maîtrede soi. Dans son entretien avec le cardinal, il s’était exprimétrès librement, décrivant au vieillard l’effet que Felsenburghavait produit sur Londres, et lui faisant l’aveu de l’espèce deparalysie morale dont il avait été, lui-même, envahi. Il avaitaffirmé sa croyance que le monde était au début d’un mouvement sanséquivalent dans l’histoire. Il avait raconté de petites scènes dontil avait été témoin : un groupe, agenouillé devant un portraitde Felsenburgh, un mourant l’invoquant, par son nom, dans sonagonie ; il avait retracé l’aspect de la foule qui, àWestminster, s’était réunie pour connaître le résultat de l’offrefaite à cet étranger. Il avait montré au cardinal une demi-douzained’articles de journaux, tout enflammés d’un enthousiasmehystérique ; et, se risquant à prophétiser, il avait ajoutéque, suivant lui, l’heure de la persécution était, à présent touteproche.

– Le monde semble possédé d’une vitalitémaladive, avait-il dit, comme d’une fièvre nerveuse qui n’est pointprès de se calmer !

Le cardinal avait approuvé, d’un signe detête.

– Nous aussi, avait-il répondu, noussentons un peu de cela !

Le reste du temps, le vieillard était demeuréimmobile, épiant Percy de ses petits yeux, et paraissant écouteravec une attention infinie.

– Quant à vos propositions, monpère ?… avait-il commencé ensuite.

Mais il s’était interrompu :

– Au fait, c’est le Saint-Père, qui doitd’abord vous demander cela !

Puis il l’avait complimenté de sonlatin ; et Percy lui avait expliqué combien l’Angleterrecatholique avait loyalement obéi au bref par lequel le pape, dixans auparavant, avait décrété que le latin eût à redevenir, pourl’Église, ce que l’espéranto était en train de devenir pour lemonde.

– Voilà qui est fort bien, avait dit levieillard, et qui fera grand plaisir à Sa Sainteté !

Au coup frappé sur sa porte, le cardinalsortit de sa chambre, prit le prêtre par le bras sans lui dire unmot, et tous deux se dirigèrent vers l’entrée de l’ascenseur.

Percy ne put se retenir de hasarder uneobservation.

– Je suis étonné de cet ascenseur, VotreÉminence, comme aussi de la machine à écrire dans la salled’attente !

Et pourquoi donc, mon père ?

– Hé ! maintenant que tout le restede Rome est revenu aux temps anciens !

Mais le cardinal le regarda, étonné.

– Ma foi, dit-il, c’est vrai ! Àvivre toujours ici, je n’y pensais plus !

Un garde leur ouvrit, solennellement, la portede l’ascenseur, salua, et, les ayant accompagnés au premier étage,les précéda encore dans un long couloir, où se tenait l’un de sescollègues. Informé par celui-ci, un chambellan, somptueusement vêtude noir et de pourpre, vint au-devant des visiteurs.

– Votre Éminence voudrait-elle attendreici, une minute ? demanda-t-il en latin.

Percy et le vieillard se trouvaient assis dansune petite pièce carrée, meublée aussi simplement que la salled’audience du cardinal, et donnant l’impression d’un curieuxmélange de pauvreté ascétique et de dignité, avec son pavé debriques, ses murs blanchis à la détrempe, son autel, et les deuxénormes flambeaux de bronze, d’une valeur incalculable, qui sedressaient aux côtés du crucifix. Mais Percy n’avait guère leloisir de regarder autour de lui : tout son cerveau et toutson cœur étaient absorbés dans l’attente de l’entrevue qui sepréparait.

C’était le Papa Angelicus que leprêtre allait voir dans un instant : cet étonnant vieillardqui avait été nommé secrétaire d’État il y avait tout juste undemi-siècle, et qui occupait, depuis neuf ans déjà, le trônepontifical. C’était lui qui, durant son secrétariat, avaitdécidément obtenu que la domination temporelle de Rome fût rendueau pape, en échange de toutes les églises de l’Italie cédées augouvernement italien ; et toujours, depuis lors, il s’étaitemployé à la tâche de faire de Rome une cité de saints. Absolumentindifférent à l’opinion du monde, toute sa politique avait consistéen une chose très simple : toujours, invariablement, dans uneinnombrable série d’encycliques, il avait déclaré que l’objet del’Église était de glorifier Dieu en produisant dans l’homme desvertus surnaturelles, et que toutes les actions du monde n’avaientde signification ni d’importance que dans la mesure où ellestendaient à ce seul objet. Il avait déclaré, en outre, que, puisquePierre était la grande Roche, la cité de Pierre était la capitaledu monde, et devait offrir un exemple à toutes les autresvilles ; ce qui ne pourrait avoir lieu que si Pierre régnaitsur sa cité. Et puis, étant devenu maître de celle-ci, il s’étaitmis vraiment à régner sur elle. Il avait dit que, dans l’ensemble,les récentes découvertes de l’homme tendaient à distraire les âmesimmortelles de la contemplation des vérités éternelles : nonque ces découvertes pussent être, le moins du monde, mauvaises ensoi, puisqu’elles permettaient de pénétrer dans les loismerveilleuses de Dieu mais, pour le moment présent, elles n’enétaient pas moins trop excitantes, et trop exposées à égarerl’imagination. Et, ainsi, il avait supprimé de Rome les tramways,les vaisseaux aériens, les laboratoires, les manufactures, endéclarant qu’il y avait assez de place, pour tout cela, hors deRome ; et, pendant que toutes ces choses étaient transportéesdans les faubourgs, il leur avait substitué, en ville, deschapelles, des maisons religieuses, et des calvaires.

Après quoi, il avait continué à élever versDieu les âmes de ses sujets. Puisque Rome, avec ses remparts,occupait un espace limité, et, plus encore, puisque c’était chosecertaine que le monde présent exerçait une action corruptrice, iln’avait permis à aucun étranger de moins de cinquante ans de venirvivre à Rome pendant plus d’un mois par an, sauf le cas d’uneautorisation expresse, très difficile à obtenir. Les étrangers,naturellement, étaient libres de venir demeurer en dehors desremparts, – et c’est ce qu’ils faisaient par dizaines de milliers,– mais la ville elle-même n’avait pas le droit de leur donnerasile. Et le pape avait divisé Rome en quartiers« nationaux », disant que, comme chaque nation avait sesvertus propres, chacune devait laisser briller sa lumière le pluspleinement possible. Les loyers ayant aussitôt monté, il avaitlégiféré contre cela en réservant, dans chaque quartier, un certainnombre de rues où les loyers devaient rester à des prix fixes, eten prononçant l’excommunication contre ceux qui outrepasseraient savolonté sous ce rapport. Quant à la Cité Léonine, il l’avaitentièrement gardée à sa propre disposition. Il avait pareillementrétabli la peine de mort, avec la même gravité sereine aveclaquelle il s’était exposé à la dérision du monde civilisé par sesautres mesures, en disant que, puisque la vie humaine était sacrée,la vertu humaine devait l’être plus encore ; et il avait mêmeajouté, au crime du meurtre, les crimes de l’adultère et del’apostasie, comme également passibles, en droit, de la peinecapitale. Au reste, il n’y avait pas eu plus de deux exécutionsdepuis les neuf ans de règne, les criminels ayant, naturellement,la ressource, – à l’exception de ceux qui étaient des croyantsvéritables, – de s’enfuir dans les faubourgs, où la juridictionpontificale perdait tout son pouvoir.

Encore ce pape réformateur ne s’en était-ilpoint tenu là. Une fois de plus, il avait envoyé des ambassadeursdans tous les pays du monde, en informant les gouvernements de leurarrivée. À cela, aucune attention n’avait été prêtée, sauf pour enrire ; mais le pape avait continué, tranquillement, à affirmerses droits. De temps à autre, des encycliques apparaissaient, danschaque pays, exposant les exigences pontificales aussi résolumentet formellement que si celles-ci eussent été reconnues partout. Lafranc-maçonnerie, toutes les idées démocratiques, étaientobstinément dénoncées ; les hommes étaient exhortés à serappeler leur âme immortelle et la majesté de Dieu, comme aussi àréfléchir sur le fait que, dans très peu d’années, tous seraitappelés à rendre leurs comptes à celui qui était le Créateur et leSouverain du monde, et dont le vicaire, ici-bas, était Jean XXIV,P. P. dont suivaient la signature et le sceau.

Une telle ligne de conduite avait profondémentétonné le monde. On s’était attendu à des cris d’indignation ou àdes discussions, à l’envoi d’émissaires secrets, à des complots, àmille formes actives de protestation. Mais rien de tout celan’était venu. C’était comme si le progrès n’avait pas encorecommencé ; comme si l’univers entier n’en était pas arrivé àperdre son ancienne croyance en Dieu, et à découvrir que c’étaitlui-même qui était Dieu. L’étrange vieil homme s’obstinait à parlerdans son rêve, à divaguer au sujet de la croix, et de la vieintérieure, et du pardon des péchés, exactement de la même manièreque ses prédécesseurs l’avaient fait deux mille ans auparavant. Etle monde y voyait un signe de plus, pour prouver que Rome n’avaitpas perdu seulement son pouvoir, mais encore tout senscommun ; et tandis que les uns se contentaient de rire,d’autres, de plus en plus nombreux, estimaient qu’il était urgentd’aviser à faire cesser une telle folie.

Percy revoyait tout cela, assis sur sa chaisede paille, lorsque, tout à coup, une porte s’ouvrit : unprélat vêtu de pourpre apparut, et s’inclina. Le cardinal posavivement une main sur le genou du prêtre.

– Une seule recommandation, lui dit-ilsoyez absolument sincère, et ne cachez rien !

Percy se leva, tout tremblant. Et il suivitson maître vers la porte entr’ouverte.

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