Le Maître de la Terre

II

Le développement de l’ordre du Christ Crucifiés’était poursuivi avec un succès presque miraculeux. Laproclamation du Saint-Père avait été, à travers tout le mondechrétien, comme une étincelle dans de la paille. C’était comme sice monde chrétien eût atteint exactement le point de tension où uneorganisation nouvelle de ce genre était nécessaire ; et laréponse à l’appel du pape avait étonné même les plus optimistes. Enfait, toute la ville de Rome, avec ses faubourgs, trois millions aumoins, avait couru s’inscrire à Saint-Pierre, comme une fouleaffamée se précipite vers un repas, ou des marins désespérés versl’abri d’une rade. Pendant plusieurs journées, le pape lui-mêmeétait resté assis, trônant sous l’autel de la basilique ;glorieuse et rayonnante figure donnant sa bénédiction, tour à tour,avec un beau geste muet, à chacun des membres de la multitudeinfinie qui accourait vers l’autel, au sortir de la communion, pours’agenouiller devant le supérieur de l’ordre et baiser son anneau.Chaque postulant était obligé d’aller se confesser à un prêtredésigné, qui examinait strictement ses motifs et sa sincérité, detelle sorte qu’une moitié seulement avait été acceptée. Encorecette proportion était-elle infiniment plus grande à Rome que dansla chrétienté, car on ne doit pas oublier que, des trois millionsde postulants romains, près de deux millions avaient subi l’exilpour leur foi, préférant une vie obscure et méprisée, sous l’ombrede Dieu, à la gloire sacrilège de leurs pays infidèles.

Le cinquième soir de l’enrôlement des novices,un incident pathétique s’était produit. Le vieux roi d’Espagne, –le second fils de la reine Victoria, – déjà sur le bord de latombe, s’étant agenouillé devant le pape, avait chancelé au momentoù il s’apprêtait à se relever ; et le pape lui-même, d’unmouvement soudain, s’était levé de son trône, l’avait saisi ettendrement embrassé. Puis, toujours debout, le vieux pontife avaitouvert ses bras tout au large, et prononcé une allocution telle quejamais encore la basilique n’en avait entendue. BenedictusDominus ! s’était-il écrié, en levant au ciel son visage,avec des yeux illuminés d’extase. Que béni soit le Seigneur car ila visité et racheté son peuple ! Moi, Jean, vicaire du Christ,serviteur des serviteurs, et pécheur parmi les pécheurs, je vousordonne d’être de bon courage, au nom de Dieu ! Par celui quia été cloué sur la croix, je promets la vie éternelle à tous ceuxqui persévéreront dans son ordre. Lui-même l’a dit : « Àcelui qui surmontera l’épreuve, je donnerai “ la couronne de vie” ! »

« Mes petits enfants, ne craignez pointcelui qui tue le corps, car il ne peut rien faire au-delà !Jésus et sa sainte Mère sont au milieu de nous !… »

Ainsi sa voix s’était répandue, parlant, àl’énorme foule recueillie, du sang qui déjà avait été versé àl’endroit où elle se tenait, de ce sang de l’Apôtre qui lespressait, les encourageait, les vivifiait. Ils étaient voués à lamort ; et si la volonté de Dieu n’était pas qu’ils périssent,leur intention serait tenue pour le fait. Ils se trouvaient,désormais, sous l’obéissance : leur volonté n’étaitplus à eux, mais à Dieu. Et, en échange, à eux appartenait leroyaume du Ciel.

Le pape avait fini par une grande bénédictionmuette de la cité et du monde ; et il n’avait point manqué làune demi-douzaine de fidèles pour voir, affirmaient-ils, la formeblanche d’un oiseau flottant dans l’air, pendant qu’il parlait,blanche et transparente.

Les choses qui avaient eu lieu ensuite, dansla ville et dans les faubourgs, ne sauraient être décrites. Desmilliers de familles avaient consenti à rompre les liens humainsqui les attachaient. Les maris s’étaient dirigés vers les grandesmaisons réservées pour eux sur le Quirinal ; les femmess’étaient fixées sur l’Aventin ; tandis que leurs enfants,également remplis de confiance et d’ardeur, avaient afflué chez lessœurs de Saint-Vincent-de-Paul, à qui le pape avait donné troisrues entières pour les recueillir. De toutes parts, sur les places,s’élevait la fumée de bûchers où brûlaient des objets de luxe,désormais rendus inutiles par le vœu de pauvreté, et sacrifiés avecjoie par leurs possesseurs. Et, de jour en jour, de longs trainspartaient des stations, en dehors des remparts, emportant lestroupes joyeuses et enthousiastes de ceux que le Saint-Père avaitdaigné déléguer pour être le sel de la terre, le levain destiné àtransformer le monde infidèle. Et, partout, ce monde infidèle avaitsalué leur venue d’un rire où se mêlait, déjà, une ombre defureur.

Cependant, de la chrétienté tout entièreétaient arrivées des nouvelles heureuses. Les mêmes précautionsqu’à Rome avaient été prises dans toutes les villes, pourl’admission des membres de l’ordre ; mais sans cesse lesbureaux du Vatican recevaient de nombreuses listes de personnesdécidément admises.

Et, durant la semaine qui précédait le momentprésent de notre histoire, d’autres listes aussi étaient arrivéesau Vatican, infiniment glorieuses et touchantes. Non seulement lesévêques rapportaient que déjà, dans tous les pays, l’ordre duChrist avait commencé son œuvre, que déjà des communications,longtemps interrompues, se trouvaient rétablies, qu’une foule demissionnaires s’organisaient activement, et que les cœurs les plusdésespérés, une fois de plus, renaissaient à l’espoir :par-dessus tout cela, le Vatican avait reçu déjà la nouvelle detriomphes d’une espèce plus haute, remportés par les chevaliers duChrist Crucifié. À Paris, quarante de ces chevaliers avaient étébrûlés vifs, en quelques heures, au Quartier Latin, avant que lapolice pût intervenir. D’Espagne, de Hollande, de Russie, étaientvenus d’autres noms de martyrs. À Dusseldorf, dix-huit jeunes genset enfants, surpris pendant qu’ils chantaient matines dans l’égliseSaint-Laurent, avaient été jetés, l’un après l’autre, dans leségouts municipaux, chacun chantant, à très haute voix, jusqu’àl’instant suprême :

Christe, Fili Dei vivi, misererenobis !

Et, des ténèbres de l’égout, s’était élevéencore le même chant, jusqu’à ce que la foule l’eût étouffé à coupde pierres. Dans le même temps, les prisons allemandes étaient,toutes, encombrées de la première fournée des chrétiensréfractaires.

Sur quoi le monde haussait les épaules, etdéclarait que ces pauvres diables s’étaient spontanément attiréleur sort, tout en ne laissant point de blâmer la violence desfoules, et en sommant les autorités de ne point permettre que lepeuple leur enlevât le soin de châtier la nouvelle conspiration del’idolâtrie. Et, du matin au soir, dans l’église Saint-Pierre, lesouvriers travaillaient à installer les longues rangées des autelsnouveaux, clouant sur les murs des diptyques de pierre où étaientgravés les noms de ceux qui avaient, déjà, accompli leurs vœux etgagné leur couronne.

C’étaient les premiers mots de la réponse deDieu à la provocation du monde.

Aux approches de Noël, il fut annoncé que lesouverain pontife chanterait la messe lui-même, le dernier jour del’année, devant l’autel pontifical de Saint-Pierre, à l’intentionde l’ordre du Christ ; et déjà les préparatifs avaientcommencé, pour cette cérémonie.

Celle-ci devait être une sorte d’inaugurationpublique de la nouvelle entreprise ; et l’on savait qu’uneconvocation spéciale avait été adressée à tous les membres du SacréCollège, dans le monde entier, exigeant leur présence à Rome pourle 31 décembre, sauf empêchement par maladie. Le pape, évidemment,avait dessein de faire comprendre au monde que la guerre étaitdéclarée.

Et l’on vit à Rome, cette année-là, une fêtede Noël tout à fait extraordinaire.

Percy avait revu l’ordre de servir l’une desmesses du pape, après avoir dit lui-même ses trois messes, àminuit, dans son oratoire privé. Pour la première fois de sa vie,il put assister à un spectacle dont il avait bien souvent entenduparler : la merveilleuse procession pontificale, à la lueurdes torches, traversant Rome depuis le Latran jusqu’àSainte-Anastasie, où le pape venait de restaurer la coutumeancienne, abandonnée depuis près de cent cinquante ans. La petitebasilique était, naturellement, réservée au nombre, très restreint,des privilégiés ; mais les rues, sur tout le parcours depuisla basilique, et toute l’énorme place du Latran, n’étaient qu’unemasse opaque de têtes silencieuses et de torches flamboyantes. LeSaint-Père était accompagné à l’autel, comme d’habitude, par lessouverains ; et Percy, de sa place, considérait le dramecéleste de la Passion du Christ joué, sous le voile de sa Nativité,par les mains de son vieux vicaire angélique.

En effet, à peine pouvait-on retrouver là unetrace de la tragédie du Calvaire : c’était bien l’atmosphèrede Bethléem, l’illumination céleste et non point la ténèbresurnaturelle, qui rayonnait autour du simple autel deSainte-Anastasie. C’était l’enfant prodigieux qui reposait dans lesvieilles mains du pontife, plutôt que le corps meurtri de l’hommedes douleurs.

Adeste, fideles ! chantait lechœur, dans la tribune. « Venez, accourons tous, et pouradorer, non point pour pleurer ! Exultons,réjouissons-nous ! Soyons, nous-mêmes, pareils à desenfants ! Comme Jésus, pour nous, est devenu un enfant, ànotre tour devenons des enfants pour Lui ! Revêtons les robesde l’enfance et chaussons les souliers de la paix ! Car leSeigneur a régné ; il est vêtu de beauté ; le Seigneurest revêtu de force, et s’est entouré les reins d’une ceinture. Ila établi le monde qui ne sera point enlevé ; son trône estpréparé depuis longtemps. Il existe depuis l’éternité. Donc,réjouis-toi grandement, ô fille de Sion ; crie de joie, ôfille de Jérusalem : car voici que vient vers toi tonsouverain, le seul saint, le Sauveur du monde ! Et, desouffrir, ensuite il en sera temps encore, lorsque le prince de cemonde viendra attaquer le Prince du Ciel ! »

Ainsi rêvait le cardinal, tâchant à se rendrelui-même petit et simple, dans tout l’éclat de sa pompe de cour.Certes, songeait-il, rien n’est difficile pour Dieu. Pourquoi cettenaissance mystique ne réussirait-elle pas à faire, une fois deplus, ce qu’elle a fait jadis, à soumettre, par la force de safaiblesse, tous les orgueils qui s’exaltent au-dessus deDieu ? Celte naissance, jadis, a attiré de sages rois àtravers le désert, en même temps qu’elle forçait des bergers àquitter leurs troupeaux. Aujourd’hui, voici qu’elle a des roisautour d’elle, agenouillés avec le pauvre et le faible ; desrois qui ont déposé leurs couronnes, et lui ont apporté l’or decœurs loyaux, la myrrhe du martyre désiré, et l’encens d’une purefoi ! Ne se pourrait-il point que les républiques, ellesaussi, déposassent leur splendeur, que les foules enragéesredevinssent apprivoisées, que l’égoïsme se renonçât, et que lasoi-disant science fit enfin l’aveu de son ignorance ?…

Mais, tout à coup, Percy se rappelaFelsenburgh : et son cœur défaillit d’épouvante, dans sapoitrine.

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