Le Maître de la Terre

II

Ce soir-là, Olivier rentra chez lui une heureavant minuit.

Ce qu’il avait vu et entendu, dans la journée,était encore trop vivace et trop proche pour qu’il pût le jugeravec sang-froid. De ses fenêtres de White-Hall, il avait assisté àl’envahissement du Square du Parlement par une foule comme jamais,à coup sûr, il n’y en avait eu de pareille en Angleterre, depuisles origines du christianisme : une foule animée d’une fureurvéritablement surnaturelle, et prenant sa source au delà de la viementale ordinaire. Trois fois, durant les heures qui avaient suivila divulgation du complot catholique, Olivier avait demandé aupremier ministre s’il ne convenait point de faire quelque chosepour calmer le tumulte ; et trois fois la réponse, toujoursaussi ambiguë, avait été que la police faisait tout ce qui étaitpossible, mais qu’on ne pouvait songer à user de la force, en untel moment.

Pour ce qui était de l’expédition des aériensvers Rome, Olivier y avait donné son adhésion en silence, commetout le reste du conseil. Snowford, seul, avait pris la parole. Ilavait dit que c’était un acte de châtiment judiciaire, regrettable,mais inévitable. Dans les circonstances présentes, la paix nepouvait être assurée que par l’emploi de procédés de guerre, – ouplutôt, toute guerre ayant désormais disparu, par des procédés derigoureuse justice expéditive. Les catholiques s’étaient montrésles ennemis déclarés de la société ; celle-ci avait le devoirde se défendre et de garantir, à tout prix, la sainteté del’existence humaine. Olivier avait écouté tout cela, sans riendire.

La nuit, en courant au-dessus de Londres, dansun des aériens du ministère, il avait aperçu maints détails de cequi s’accomplissait au-dessous de lui. Les rues étaient aussibrillantes qu’en plein jour, claires et sans ombre dans la lumièreblanche ; et chaque rue s’agitait convulsivement, comme unserpent. Dans l’air, s’élevait un rugissement continu de voix,ponctué de cris. Çà et là, Olivier voyait s’élever la fuméed’incendies ; et, comme il passait au-dessus de l’un desgrands squares du sud de Battersea, il avait distingué quelquechose comme un millier de fourmis, dispersées, s’enfuyant de touscôtés. Ce que tout cela signifiait, il n’avait pas eu de peine à lecomprendre. Et, plus que jamais, il avait déploré que l’homme fûtencore bien loin d’être pleinement civilisé.

Il tâchait à détourner sa pensée de la scènequi l’attendait chez lui. Quelques heures auparavant, sa femme luiavait parlé, au téléphone ; et ce qu’elle lui avait dit luiavait brusquement donné le désir de tout abandonner pour aller larejoindre. Et cependant ce qu’il trouva, en rentrant chez lui,dépassa encore tout ce qu’il avait craint.

Dans le petit salon, quand il y pénétra, aucunbruit ne s’élevait, sauf le bourdonnement lointain des ruesd’alentour. La chambre semblait étrangement sombre et froide.L’unique lumière qui y arrivât venait de l’une des fenêtres, dontun rideau avait été tiré ; et là, se profilant contre le cielclair, une femme était debout, immobile, paraissant écouter…

Il pressa le bouton de la lumière électrique,et Mabel se retourna lentement vers lui. Elle était vêtue de sarobe de ville, un manteau jeté sur les épaules. Son visage étaitpresque celui d’une étrangère, absolument décoloré, avec les lèvresserrées, et les yeux remplis d’une émotion indéfinissable, colèreou terreur, ou angoisse, ou peut-être tout cela à la fois.

Ainsi elle se tenait, dans la lumière de lafenêtre, immobile, le regardant.

Pendant une minute, Olivier n’osa pointparler. Il se dirigea vers la fenêtre, la referma, et ramena lesrideaux. Puis, doucement, il prit par un bras la forme raidie.

– Mabel, dit-il, Mabel !

Elle se laissa entraîner vers le sofa, maissans répondre à son contact. Il s’assit près d’elle et laconsidéra, avec une sorte d’appréhension désespérée.

– Ma chérie ! dit-il, je suisanéanti !

Elle continuait à le regarder. Il y avait,dans sa pose, cette rigidité que simulent les acteurs ; maisil savait trop que, chez sa femme, il ne s’agissait pas desimulation. Une ou deux fois déjà, précédemment, il avait observéchez elle une expression analogue, sous l’effet d’une horreurintense : une fois, en particulier, elle avait eu cetteexpression en découvrant une tache de sang sur son soulier.

Parmi le silence de la chambre, de nouveau, ilentendit le grondement étouffé de la foule invisible qui faisaittumulte, dans les rues voisines. Il savait que deux sentimentsluttaient, dans le cœur de la jeune femme : sa fidélité à safoi humanitaire, et sa haine de ces crimes commis au nom de lajustice ; mais maintenant, en la dévisageant, il voyait queces deux éléments opposés se livraient un combat mortel, que toutel’âme de Mabel n’était qu’un champ de bataille, et que, décidément,c’était la haine qui l’emportait.

Tout à coup, comme un hurlement de loup, lavoix de la foule s’éleva, puis retomba ; et la tensionintérieure de la jeune femme se brisa subitement. Elle s’élançavers Olivier, qui la saisit par les poignets ; et ainsi elleresta, serrée dans ses bras, le visage appuyé contre sa poitrine,et tout le corps soulevé de profonds sanglots.

Longtemps encore, elle se tut ; Oliviercomprenait tout, mais ne parvenait pas à trouver des paroles. Ill’attira seulement un peu plus près, baisa plusieurs fois sescheveux, et essaya de préparer ce qu’il voulait lui dire.

Mais elle, après un moment, releva vers luison visage enflammé, le fixa avec un mélange de tendresse et desouffrance, et, ayant laissé retomber sa tête contre sa poitrine,commença de murmurer des paroles entrecoupées.

Il pouvait à peine saisir quelques mots, çà etlà : mais il savait trop bien tout ce qu’elledisait !

Elle disait que c’était la ruine de tous sesespoirs et la fin de toutes ses croyances. Qu’on lui permît demourir, de mourir, et d’oublier enfin toutes choses ! Espoirset croyances, tout avait été balayé par cet éclat meurtrier d’unpeuple qui partageait sa foi ! Ces gens-là n’étaient pasmeilleurs que les chrétiens ! Ils dépassaient même en cruautéles hommes dont ils se vengeaient ! Les ténèbres régnaient eneux, aussi noires que si le sauveur du monde, Felsenburgh, ne fûtpas venu ! Tout était perdu !… La guerre, et la passion,et le meurtre, étaient rentrés dans le corps d’où elle les avaitcrus chassés à jamais… Les églises incendiées, les catholiquestraqués, les corps de l’enfant et du prêtre portés par les rues, ladestruction des églises et couvents… Un flot de plaintes s’écoulaitd’elle, incohérent, interrompu par des sanglots, des imagesd’horreur, des reproches ; et sans relâche elle tordait sesmains, sur les genoux d’Olivier.

Il la souleva, et l’écarta un peu de lui. Toutépuisé qu’il fût par les fatigues de la journée, il sentait qu’ilavait le devoir de la calmer. Jamais encore une crise aussi gravene s’était produite chez elle ; mais il connaissait aussi lemerveilleux ressort qui, chaque fois, finissait par la remettre surpied.

– Reste assise en face de moi, machérie ! lui dit-il. Là !… donne-moi ta main !… Etmaintenant, écoute-moi !

Il lui débita le plaidoyer, vraiment trèshabile et très éloquent, que, d’ailleurs, il s’était adressé àlui-même durant toute la journée.

Les hommes, dit-il, étaient loin encore d’êtreparfaits : dans leurs veines coulait le sang de soixantegénérations de chrétiens… Mais on devait se garder dedésespérer : la foi dans l’homme était l’essence de lareligion, la foi dans les éléments les meilleurs de l’homme, dansce que celui-ci était destiné à devenir, non pas dans ce qu’ilétait à présent. On se trouvait au début de la religion nouvelle,et non pas encore à sa maturité ; et il était naturel qu’ondécouvrit de l’aigreur dans le jeune fruit… Et puis, il fallaitsonger aussi à la provocation ! Il fallait se rappeler lecrime monstrueux que ces catholiques avaient projeté, la façon dontils avaient résolu de frapper au cœur la foi nouvelle !

– Ma chérie, disait-il, un homme nechange pas en un instant ; et puis, pense un peu à ce quiserait arrivé si ces chrétiens avaient réussi !… Je t’assureque je condamne tout cela aussi sévèrement que toi ! J’ai vu,ce soir, deux ou trois journaux qui sont aussi méchants et ignoblesque tout ce que les chrétiens ont jamais pu faire. Ces journauxexultent à l’idée des horreurs commises, sans se douter que celarisque de faire reculer le mouvement, de nous ramener de vingt ansen arrière !… T’imagines-tu donc que tu sois seule de tonavis, et qu’il n’y ait pas des milliers d’autres cœurs qui haïssentet détestent ces violences ?… Mais à quoi bon avoir la foi, sice n’est point pour être assuré que la bonté prévaudra ? Lafoi, la patience, l’espoir, voilà les armes par lesquelles nousvaincrons !

Il parlait avec une conviction passionnée, lesyeux fixés sur elle, tout concentré dans l’effort de luicommuniquer sa propre pensée, comme aussi d’effacer les vestigesdes derniers doutes qu’il sentait en soi-même.

Et, en effet, peu à peu, l’expressiond’horreur frénétique qui emplissait les yeux de la jeune femmedisparut, pour y être remplacée simplement par celle d’une vivesouffrance, à mesure que la personnalité d’Olivier recommençait àdominer la sienne. Cependant, la crise n’était pas encorefinie.

– Mais cette expédition vers Rome ?s’écria-t-elle, cette flotte d’aériens ! Cela, c’est délibéréet fait de sang-froid : ce n’est point l’éclat sauvage de lafoule !

– Ma chérie, cela n’est pas plusdélibéré, ni fait de sang-froid, que le reste ! Nous sommestous humains, nous manquons tous de la maturité que nous devrionsavoir ! C’est vrai que le conseil a autorisél’expédition ; mais il n’a fait que l’autoriser, rappelle-toicela !…

Mais Mabel l’interrompit, pour répéter une deses paroles.

– Autorisé ! reprit-elle. Et toiaussi, Olivier, tu as autorisé cette chose abominable ?

– Ma chérie, je n’ai rien dit, ni pour nicontre ! Et je te jure que, si nous avions voulu empêcher leprojet, il y aurait eu encore plus de sang versé, et que la nationaurait perdu les seuls hommes qui tâchent à la guider ! Noussommes restés passifs, faute de pouvoir rien faire !

– Ah ! mais il aurait mieux valumourir !… Olivier, laisse-moi mourir, au moins ! Je nepuis point supporter tout cela !

Par ses mains, qu’il tenait encore dans lessiennes, son mari l’attira plus près de lui.

– Mon amour, lui dit-il gravement, nepeux-tu pas avoir un peu de confiance en moi ? Si je te disaisce qui s’est passé aujourd’hui, certainement tu comprendraistout ! Mais fais-moi confiance, crois bien que je ne suis passans cœur ! Et puis, pense aussi à JulienFelsenburgh !

Pendant un moment, il vit des tracesd’hésitation dans ses yeux : un conflit se livrait en elle,entre sa confiance en lui et son horreur de tout ce qui étaitarrivé. Puis, une fois de plus, sa confiance en lui prévalut. Lenom de Felsenburgh acheva de faire pencher la balance, et elles’apaisa, en versant un flot de larmes.

– Oh ! Olivier, dit-elle, je lesais, que je puis me fier à toi ! Mais je suis si faible, ettout est si terrible ! Et lui, Felsenburgh, c’est vrai qu’ilest si fort et si bon ! Demain, n’est-ce pas, Olivier, il seraavec nous ?

Les deux jeunes gens étaient encore assis etcausaient, lorsque les horloges de la ville sonnèrent minuit.Mabel, toute frémissante de la lutte, releva les yeux sur son mari,avec un tendre sourire, et il put voir que la réaction espérées’était, enfin, pleinement produite.

– La nouvelle année, mon cher mari !dit-elle, en se pressant contre lui. Je te souhaite une heureusenouvelle année ! Oh ! mon chéri, secours-moi !

Elle le couvrit de baisers, puis se recula unpeu, les mains toujours dans les siennes, le considérant avec deuxgrands yeux brillants, pleins de larmes.

– Olivier, reprit-elle, il faut que je tefasse un aveu !… Sais-tu ce que j’étais en train de me dire,lorsque tu es arrivé ?

Il répondit non, d’un signe de tête, en ladévorant du regard. Comme elle était charmante, et comme ill’aimait !

– Eh ! bien ! murmura-t-elle,je me disais qu’il m’était impossible de supporter toutcela !… Olivier, tu comprends ce que je veux dire ?

Le cœur d’Olivier s’arrêta de battre, à cesmots ; et, d’un mouvement éperdu, il la ramena tout près delui.

– Mais à présent, cela est passé, tout àfait passé ! s’écria-t-elle. Olivier, je t’en supplie, ne meregarde pas avec cet air épouvanté ! Si ce n’était pasentièrement passé, je n’aurais pas trouvé le courage de t’enparler !

De nouveau, leurs lèvres se rencontrèrent, etun long baiser leur fit oublier le reste du monde. Mais soudain,dans la chambre voisine, la vibration du timbre électrique lesréveilla de leur extase ; et Olivier, comprenant ce quesignifiait cet appel du téléphone, sentit, même en ce momentbienheureux, qu’un tremblement d’angoisse et de crainte luisecouait le cœur.

– Cet appel ! dit la jeune femme,avec une nuance d’appréhension.

– Mais nous sommes d’accord, n’est-cepas, et tout est bien entre nous ? demanda-t-il.

Le visage de Mabel n’exprima que tendresse etconfiance.

– Oui, mon chéri, tout estbien !

Et comme la sonnerie, impatiente, devenaitplus aiguë :

– Va, Olivier ! ajouta-t-elle. Jet’attends ici !

Une minute après, il était de retour, leslèvres serrées, avec une expression singulière sur son visageblême. Il vint tout droit vers sa femme, lui prit de nouveau lesmains, et la fixa dans les yeux, sans rien dire. Dans leur cœur, àl’un et à l’autre, la résolution et la foi refoulaient l’émotion detout à l’heure, qui n’était pas encore entièrement apaisée.

Olivier soupira longuement, et dit enfin,d’une voix sourde :

– Oui ! C’est fini !

Les lèvres de Mabel remuèrent, et il vit unepâleur de mort monter à ses joues. Il l’étreignit fortement.

– Écoute, lui dit-il, il faut que tusaches, et que tu acceptes ! C’est fini ! Rome apéri ! Maintenant, il s’agit pour nous de construire quelquechose de meilleur !

Elle ne répondit rien, mais toute sanglotante,se jeta dans ses bras.

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