Le Maître de la Terre

IV

Dans le demi-jour, une figure blanche étaitassise auprès d’un grand bureau, le visage tourné du côté de laporte. C’est là tout ce que vit Percy, pendant qu’il faisait sapremière génuflexion. Puis il baissa les yeux, s’avança,s’agenouilla de nouveau, s’avança encore, et s’agenouilla pour latroisième fois, en soulevant à ses lèvres la frêle main blanchetendue vers lui.

Il entendit la porte se refermer, au moment oùil se relevait.

– C’est le P. Franklin, VotreSainteté ! dit le cardinal Martin, se penchant à l’oreille duvieillard.

Un bras vêtu de blanc fit signe, pour indiquerdeux chaises toutes proches ; et les visiteurs s’assirent.

Pendant que le cardinal, lentement, enquelques phrases latines, rappelait au pape que le jeune prêtreétait cet Anglais dont la correspondance avait été souvent trouvéeintéressante, Percy, remis de son premier saisissement, s’était misà observer, de tous ses yeux.

Il connaissait bien le visage du pape, autantpour l’avoir vu lui-même, à distance, plusieurs fois, que pour enavoir vu des centaines de photographies et cinématogrammes. Il n’yavait pas jusqu’à ses gestes qui ne lui fussent familiers : leléger penchement de la tête en marque d’approbation, l’éloquentpetit mouvement des mains ; mais Percy n’en avait pas moinsl’impression que c’était la première fois qu’il avait devant soi lapersonne vivante du Chef de l’Église.

L’homme qu’il voyait était un vieillard trèsdroit, de taille moyenne, et avec, dans toute sa personne, uneapparence de grande dignité, reflétée même dans la façon dont sesmains étreignaient les bras de son fauteuil. Mais surtout le visageétait remarquable, tel que Percy put l’étudier à trois ou quatrereprises, pendant que les yeux bleus du pape se tournaient verslui. Ces yeux, d’une limpidité et d’une profondeur extraordinaires,rappelaient un peu ce que les historiens disaient de ceux du papePie X ; les paupières dessinaient des lignes très nettes,donnant au regard une expression un peu dure, mais que contredisaitaussitôt le reste du visage. Celui-ci n’était ni gras, ni maigre,mais admirablement découpé, dans son ovale régulier. Les lèvresétaient droites et fines, avec une ombre de passion dans leurmouvement ; le nez descendait brusquement, en bec d’aigle,aboutissant à des narines finement ciselées ; le menton étaitferme, fendu d’une fossette au milieu ; et tout le port de latête avait quelque chose d’étrangement juvénile. C’était un visageexprimant la générosité et la douceur, mais, avec cela,ecclésiastique au dernier degré. Le front était légèrement compriméaux tempes, et d’épais cheveux blancs se montraient sous la calotteblanche. Percy se rappela comment, autrefois, on avait remarqué quece visage ressemblait, et de la façon la plus frappante, à unvisage composite fait avec les photographies des prêtres les plusconnus.

« Prêtre », c’était le seul mot qui,à l’esprit du visiteur, résumât toute l’impression éprouvée.Ecce Sacerdos magnus ! Cependant, le jeune Anglaisétait surpris, aussi, de la juvénilité de toute la figure du pape,qui, à plus de quatre-vingt-huit ans, se tenait droit comme unhomme de cinquante, les épaules levées, la tête reposant sur ellescomme celle d’un lutteur, et à peine quelques rides sous les tempeset autour du nez. Papa angelicus ! se répétaitPercy.

Le cardinal, ayant achevé ses explications,fit un petit geste ; et Percy recueillit toutes ses facultés,pour se tenir prêt à répondre aux questions qui allaient venir.

– Soyez le bienvenu, mon fils ! ditune voix très douce et sonore.

Puis le pape baissa les yeux de nouveau, pritun presse-papier dans sa main gauche, et se mit à jouer avec lui,tout en parlant.

– Maintenant, mon fils, reprit-il, jedésire que vous me fassiez un discours sur les trois points quevoici : ce qui s’est produit, ce qui est en train de seproduire, et ce qui se produira, – en y joignant une péroraison, sivous voulez bien, sur les mesures qui, à votre avis, auraientchance d’apporter des modifications opportunes sur ce dernierpoint !

Percy respira fortement, s’adossa, serra lesdoigts d’une de ses mains dans l’autre main, fixa fermement sesyeux sur le soulier rouge, brodé d’une croix, en face de lui, etcommença le discours que, cent fois au moins, il s’était répété lesjours précédents.

Il établit, d’abord, ce thème : quetoutes les forces de l’univers civilisé se concentraient désormaisen deux camps, le monde et Dieu. Jusqu’alors, ces forces avaientété incohérentes et spasmodiques, éclatant de manièresdiverses : les révolutions, les guerres, avaient été comme desmouvements de foule, sans règle ni direction, indisciplinés. Et,pour répondre à cet état de choses, l’Église, elle aussi, avait agiau moyen de sa catholicité : opposant des francs-tireurs àd’autres francs-tireurs, répondant à des attaques désordonnées parautant de répliques appropriées. Mais, depuis les cent dernièresannées, on pouvait nettement apercevoir que les méthodes du conflitétaient en train de changer. L’Europe, en tout cas, s’étaitdécidément fatiguée des luttes intestines. L’alliance du capital etdu travail illustrait ce changement dans la sphèreéconomique ; le partage pacifique du continent africain parles diverses nations européennes l’illustrait dans la sphèrepolitique ; et c’était encore ce changement qu’illustrait,dans la sphère spirituelle, le développement de la religionhumanitaire. Contre cette centralisation des forces du monde,l’Église, de son côté, avait tâché à se concentrer plusétroitement. Grâce à la sagesse de ses pontifes, sous l’inspirationde Dieu tout-puissant, les lignes de son action n’avaient pointcessé de se resserrer. Percy en donna pour exemple l’abolition detous les usages locaux, y compris ceux des rites orientaux,longtemps conservés avec un soin jaloux, l’établissement à Rome descardinaux-protecteurs, la tendance croissante des ordresmonastiques à se fondre en un seul, et sous l’autorité d’un seulGénéral suprême, – bien que plusieurs de ces ordres eussent tenu àgarder leurs noms anciens. Il rappela aussi de récents décretsfixant définitivement le sens et les limites de la décision del’infaillibilité pontificale ; il rappela le remaniement dudroit canon, et l’immense simplification qui s’était faite dans lahiérarchie. Mais, parvenu à ce point, il s’aperçut qu’il courait lerisque de rompre le fil de son discours ; et il se hâta derevenir à la signification des événements des mois précédents.

Tout ce qui avait eu lieu jusqu’alors, dit-il,ne pouvait manquer d’amener ce qui venait d’avoir lieu,c’est-à-dire la réconciliation du monde entier sur des bases autresque celle de la vérité divine. L’intention de Dieu et de sesvicaires avait été de réconcilier tous les hommes enJésus-Christ ; mais la pierre d’angle, une fois de plus, avaitété rejetée, et, au lieu du chaos que l’on avait prophétisé, voicique se formait une unité sans équivalent dans l’histoire !Chose d’autant plus dangereuse qu’elle contenait plus d’élémentsincontestablement bons. Ainsi la guerre, suivant toute apparence,était désormais éteinte ; et ce n’était point le christianismequi l’avait éteinte ! Les hommes avaient compris que l’unionvalait mieux que la discorde ; et c’est en dehors de l’Églisequ’ils l’avaient compris ! En fait, les vertus naturelless’étaient soudainement épanouies, tandis que les vertussurnaturelles avaient été méprisées. La philanthropie avait pris laplace de la charité, le contentement celle de l’espérance, et lascience s’était substituée à la foi.

– Oui, mon fils ! dit la douce voix,pleine d’affection. Et quoi encore ?

– Quoi encore ? reprit Percy…Eh ! bien, des mouvements tels que celui-là ne pouvaientmanquer de produire des hommes. Et l’homme de ce mouvement nouveauavait été Felsenburgh. Il avait accompli une œuvre qui, de la partd’un homme, semblait miraculeuse. Il avait mis fin à l’éternelledivision entre l’Orient et l’Occident par la seule force de sapersonnalité, il avait prévalu sur les haines internationales etles luttes des partis. L’enthousiasme qu’il avait allumé dans lescœurs anglais, toujours peu enclins à s’exalter, était bien, luiaussi, une sorte de miracle. Et, de même, il avait enflammé laFrance, l’Espagne, l’Allemagne.

Percy décrivit, une fois de plus, les scènessingulières dont il avait été témoin, et cita quelques-unes desépithètes attribuées à Felsenburgh, même dans les journaux les pluspondérés. Ces journaux l’appelaient le Fils de l’Homme, à cause deson cosmopolitisme, le Sauveur du Monde, parce qu’il avait tué laguerre ; d’autres allaient même… – ici, la voix du prêtretrembla, – allaient même jusqu’à l’appeler Dieu incarné, parcequ’il était le plus parfait représentant de l’élément divin quiréside dans l’homme ! Le tranquille et beau visage de prêtre,qui observait Percy, ne faisait toujours aucun mouvement. Et Percycontinua.

La persécution, dit-il, était certainement entrain d’approcher. Il y avait eu, déjà, un ou deux coups de forcepopulaires. Mais la persécution n’était pas à craindre. Sans doute,elle causerait des apostasies, comme elle l’avait toujours faitmais, d’autre part, elle donnerait plus de foi aux fidèles, etpurgerait l’Église de ceux dont la foi n’était que de surface.Jadis, dans les premiers temps du christianisme, l’attaque de Satans’était produite sur le corps, avec des fouets, et du feu, et desbêtes féroces ; au seizième siècle, elle s’était produite surl’intelligence ; au vingtième siècle, elle avait eu pour objetles ressorts les plus intimes de la vie morale et spirituelle.Maintenant, il semblait que l’assaut allait être dirigé des troiscôtés à la fois. Cependant, ce qui méritait surtout d’être craint,c’était l’influence positive de l’humanitarisme. Celui-ci arrivaitentouré de puissance ; il saisissait vivementl’imagination ; affirmant sa vérité au lieu de chercher à laprouver, il pénétrait dans les âmes bien plus profondément qu’aumoyen de discussions et de controverses ; il semblait sefrayer un chemin, presque directement et sans résistance, jusqu’auplus secret des replis du cœur. Des personnes qui avaient à peineentendu son nom se déclaraient prêtes à y adhérer ; desprêtres avaient la sensation de l’absorber, comme naguère ilsabsorbaient Dieu dans la communion ; des enfants s’enabreuvaient comme, autrefois, les petits martyrs s’étaient enivrésde christianisme. « L’âme naturellement chrétienne »paraissait en train de devenir « l’âme naturellementinfidèle ». La persécution, s’écriait Percy, devait êtreaccueillie comme le salut, et demandée à force de prières ;mais il craignait que les autorités, dans leur ruse diabolique, neconnussent trop la manière de distribuer l’antidote avec le poison.Sans doute, il y aurait des martyres individuels, et en très grandnombre ; mais ceux-là auraient lieu malgré les gouvernements,et non pas à cause d’eux. Enfin, Percy s’attendait à voir, d’unjour à l’autre, l’humanitarisme revêtir le déguisement de laliturgie et du saint-sacrifice ; quand il aurait réussi àobtenir l’adhésion des peuples pour ce déguisement sacrilège, c’enserait fait de la cause de l’Église, si Dieu ne consentait pas àintervenir !

Percy, tout frémissant, s’arrêta.

– Oui, mon fils ! Et qu’est-ce quevous pensez qu’il y aurait à faire ?

Percy se tordit les mains.

– Saint-Père, répondit-il, la messe, laprière, le rosaire, cela d’abord et par-dessus tout ! Le mondenie le pouvoir de tout cela ; mais c’est sur ce pouvoir queles chrétiens doivent s’appuyer plus que jamais. Toutes choses enJésus-Christ ! Rien d’autre ne saurait servir. C’est Lui quidoit faire tout : car nous, désormais, nous ne pouvons plusrien !

La tête blanche se pencha, en signed’approbation. Et puis elle se releva.

– Oui, mon fils !… Mais, aussilongtemps que Jésus-Christ daignera nous employer, il faut pourtantque nous servions sa cause ! De quelle manière pensez-vous quenous puissions la servir ?

– Je pense, répondit Percy, qu’un nouvelordre, Votre Sainteté !…

La main blanche laissa retomber lepresse-papier ; et le pape se pencha en avant, les yeuxattentivement fixés sur le prêtre.

– Que dites-vous, mon fils ?

Percy se jeta à genoux devant levieillard.

– Un nouvel ordre, Votre Sainteté !…Pas d’habit, ni de signe distinctif… Ne dépendant que de VotreSainteté… Plus libre encore que les jésuites, plus pauvre que lesfranciscains, plus mortifié que les chartreux ! Comprenant deshommes et des femmes… Les trois vœux, et, en plus, l’intentionexpresse du martyre. Chaque évêque chargé du soutien des membres del’ordre dans son diocèse, un lieutenant dans chaque pays… VotreSainteté, qu’allez-vous penser de mon audace ?… Le Panthéon,ici, comme l’église de l’ordre ! Et le Christ crucifié commeson patron !

Le pape se releva brusquement, si brusquementque le cardinal Martin se mit debout, lui aussi, par un mouvementmachinal. C’était, en vérité, comme si ce jeune prêtre, dans sonzèle, fût allé trop loin.

Il y eut un assez long silence, pendant lequelle vieillard blanc se rassit. Puis, étendant sa main :

– Que Dieu vous bénisse, monenfant ! Vous pouvez vous retirer. Le cardinal Martin vousrejoindra tout à l’heure !

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