Le Maître de la Terre

I

Le vendredi soir, aussitôt que lesplénipotentiaires furent sortis de la salle du conseil, àWestminster, Olivier Brand se prépara à rentrer chez lui ; carl’effet qu’allait produire, sur le monde, la nouvelle décisionprise l’inquiétait moins que celui qu’elle allait produire sur safemme. Ce changement profond, qu’il constatait maintenant danstoute la personne de Mabel, il en faisait remonter l’originejusqu’à ce jour de l’automne précédent où le Président du Mondeavait, pour la première fois, exposé l’ensemble de sa politique, etles mesures de rigueur que celle-ci comportait inévitablement.Olivier lui-même avait bientôt fini par consentir à cettepolitique, sinon par l’approuver entièrement ; peu à peu, àforce d’avoir à la défendre devant le public, en sa qualitéd’orateur favori du peuple, il en était venu à se convaincre de sanécessité ; mais Mabel, au contraire, toute de suite et pourtoujours, s’était montrée absolument obstinée dans sadésapprobation.

La pauvre Mabel semblait, positivement, êtretombée dans une sorte de folie. Lorsque, d’abord, elle avait euconnaissance de la déclaration de Felsenburgh, elle avait refuséd’y croire, s’appuyant sur le souvenir, encore tout proche, de lafaçon dont le Président, à l’Abbaye, avait blâmé les meurtres deschrétiens et proclamé son respect de la vie humaine. Mais, ensuite,quand aucun doute n’avait plus été permis, et que Mabel avait dûadmettre que Felsenburgh avait déclaré possible l’éventualité d’unesuppression radicale de tous les croyants au surnaturel, il y avaiteu une scène affreuse entre la jeune femme et son mari. Elle avaitdit qu’on l’avait trompée, que l’espérance du monde était unemonstrueuse moquerie ; que le règne de la paix universelleétait aussi éloigné que jamais, – et plus éloigné que jamais, – deson avènement ; et que Felsenburgh avait trahi ses engagementset rompu sa parole. Oui, la scène avait été affreuse ;Olivier, à présent encore, tâchait à en effacer le souvenir de sonesprit. Puis, peu à peu, Mabel avait paru se calmer ; maistous les arguments qu’il lui avait débités, avec une patience etune habileté extrêmes, avaient manifestement échoué à produire lemoindre effet. Elle s’était plongée dans le silence, lui répondantà peine quelques mots quand il l’avait pressée. Une seule chosesemblait l’émouvoir : c’était lorsque son mari lui parlait deFelsenburgh. Olivier avait dû se consoler en songeant que sa femme,tout compte fait, n’était qu’une femme, un être faible, à la mercid’une personnalité vigoureuse, mais échappant à toute prise de lalogique ; et, malgré cette consolation, le désappointementqu’il avait éprouvé lui avait été cruel. Pourvu, au moins, que letemps réussît à la rendre plus sage !

D’autre part, le gouvernement de l’Angleterreavait recouru, très vite, à des procédés très intelligents et trèsadroits pour rassurer tous ceux qui, comme Mabel, étaient tentés dereculer devant l’inévitable logique de la politique nouvelle. Unearmée d’orateurs avaient parcouru les villes et les provinces,défendant et expliquant ; la presse avait travaillé avec uneactivité extraordinaire à convaincre l’opinion ; et l’onpouvait bien dire qu’il n’y avait pas une seule personne, parmi lesmillions des habitants de l’Angleterre, dont les scrupules et lesobjections n’eussent été directement prévus, raisonnés et réfutés,suivant l’esprit du gouvernement.

En résumé, et abstraction faite de touterhétorique, voici quels étaient les arguments invoqués en faveur decette politique, – arguments qui, sans aucun doute, dans un trèsgrand nombre de cas, avaient eu pour effet d’apaiser la surprise etla révolte des âmes sentimentales.

On taisait remarquer, d’abord, que, pour lapremière fois dans l’histoire du inonde, la paix était devenue uneréalité universelle. Il ne restait plus un seul État, si petit ousi lointain qu’il tût, dont les intérêts ne fussent identiques àceux de l’une des trois divisions du monde à qui cet État serattachait ; et ce premier degré de l’humanisation définitives’était accompli depuis environ un demi-siècle déjà. Mais le seconddegré, la réunion de ces trois divisions en un même tout, résultatinfiniment supérieur au précédent, puisque les intérêts en conflitétaient incalculablement plus considérables, cette œuvre-là avaitété accomplie par une seule personne, qui avait brusquement émergéde l’humanité à l’instant même où un rôle comme celui qu’elle avaitjoué s’était trouvé nécessaire. Et, dans ces conditions, étantdonnée l’énormité du bienfait conféré aux hommes par ce personnage,ce n’était point, certes, demander beaucoup que d’exiger que tousles hommes approuvassent sa volonté, son jugement, dans une matièreoù, de la façon la plus évidente, il ne s’agissait encore que deleur salut. Ainsi ce premier argument était un appel à la confiancedu cœur.

Le second grand argument s’adressait à laraison. La persécution, comme le reconnaissaient tous les espritséclairés, était la méthode employée par une majorité d’hommescruels et ignorants, qui désiraient imposer, de force, leursopinions à une minorité se refusant à adopter spontanément cesopinions. Le caractère particulier de malveillance de lapersécution, telle qu’elle avait existée dans le passé, n’avaitpoint consisté dans l’emploi de la force, mais dans l’abus qu’on enavait fait. Qu’un royaume quelconque, par exemple, voulût dicterses opinions religieuses à une minorité de ses membres, c’était làune tyrannie intolérable ; car aucun État ne possédait ledroit d’émettre des lois universelles, pendant que son voisin étaitlibre d’en émettre d’autres, tout opposées. Cette forme depersécution n’était, au fond, que l’individualisme national,c’est-à-dire une hérésie plus désastreuse encore, pour le bien-êtrecommun du monde, que l’individualisme personnel. Mais, avecl’avènement de la communauté universelle des intérêts, la situationavait entièrement changé. L’unique personnalité totale de la racehumaine s’était substituée à l’incohérence des personnesséparées ; et, avec cette unification, qui pouvait êtrecomparée à un passage de l’adolescence à la maturité, une sérieabsolument nouvelle de droits avait pris naissance. La race humaineétait désormais une seule et même entité, avec une responsabilitésuprême envers soi ; et il ne pouvait plus être question,maintenant, d’aucun de ces droits privés, qui, certainement etlégitimement, avaient existé durant la période antérieure. L’homme,à présent, possédait une domination souveraine sur chacune descellules qui composaient ce que l’on pourrait appeler son corpsmystique ; et, lorsque l’une de ces cellules agissait audétriment du reste du corps, les droits de l’ensemble étaientillimités.

Et puis, il n’y avait au monde qu’une seulereligion dont l’existence fût dangereuse, par la prétention qu’ellemanifestait à une autorité universelle ; la religioncatholique. Les sectes de l’Orient, dont chacune gardait sonindividualité propre, n’en avaient pas moins trouvé, dans l’Hommenouveau, l’incarnation de leur idéal, et, par conséquent, s’étaientsoumises à la suprématie du grand corps total dont il était latête. Mais la religion catholique, elle, avait pour essence latrahison contre la véritable idée de l’homme. Les chrétiensdéféraient leurs hommages à un Être surnaturel imaginaire qui,d’après ce qu’ils affirmaient, non seulement était supérieur aumonde, mais avait encore sur le monde un pouvoir transcendant. Desorte que les chrétiens, délibérément, se retranchaient de ce corpstotal, dont, de par leur génération humaine, ils avaient faitpartie. Ils étaient comme des membres morts, se soumettant à ladomination d’une force extérieure autre que celle qui aurait pu lesfaire vivre ; et, par cet acte même, c’était le corps toutentier qu’ils mettaient en danger. Il ne s’agissait point desupprimer leur folle croyance à la fable insensée de l’incarnation.Cette croyance, on aurait parfaitement pu la laisser mourir de sapropre mort ; mais le refus des chrétiens de puiser leur vie àla source commune, voilà quel était leur crime, le véritable etseul crime qui méritât encore d’être appelé de ce nom ! Car,qu’étaient le vol, l’escroquerie, le meurtre, ou même l’anarchie,en comparaison de ce délit monstrueux ? Toutes ces fautes, àcoup sûr, endommageaient le corps de l’humanité ; mais ellesne la frappaient pas au cœur. Elles faisaient souffrir desindividus, et, à ce titre, devaient être empêchées ; maiselles ne compromettaient point la vie de l’ensemble. Seul, lechristianisme avait en soi un poison mortel. Chaque cellule qui endevenait infectée voyait se détruire, en elle, la fibre qui larattachait à la grande source de vie. Le crime suprême de hautetrahison contre l’homme, cette religion seule le commettait ;et nul autre remède adéquat ne pouvait convenir, contre elle, quesa complète suppression de la surface du monde.

Tels étaient les principaux arguments adressésà cette section de l’humanité qui avait, d’abord, risqué de prendrealarme des mesures proposées, ou plutôt simplement déclaréespossibles, par le Président ; et leur succès avait étémerveilleux. Il va sans dire que, d’ailleurs, leur contenu logiqueavait été revêtu d’une extrême variété de costumes, doré derhétorique, animé de passion ; et il avait produit son effetsi rapidement que, quelques mois après, dans des communicationsofficieuses, Felsenburgh avait pu annoncer son intention de fairevoter bientôt une loi qui pousserait à ses conclusions nécessairesle système politique exposé par lui.

Et, maintenant, cela même venait d’êtreaccompli.

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