Le Maître de la Terre

I

En approchant de Rome, vers laquelle l’aérienfilait à une hauteur d’environ deux cents mètres, dans la puretémerveilleuse d’une aube de juillet, Percy Franklin avaitl’impression d’approcher des portes même du ciel. Car ce qu’ilavait laissé derrière lui, à Londres, dix heures auparavant, luiapparaissait comme un bon échantillon de ce que devaient être lescercles supérieurs de l’enfer. C’était un monde d’où Dieu s’étaitretiré, mais en le laissant dans un état de profonde satisfactionde soi-même, dans un état dépourvu d’espoir comme de crainte, maisadmirablement pourvu de toutes les conditions du bien-être. Nonpas, au reste, que ce monde, tel que Percy l’avait quitté, fûtabsolument tranquille, dans sa jouissance de vivre : carjamais l’énorme ville n’avait été plus excitée, d’une nervositéplus fiévreuse. Toutes sortes de rumeurs couraient. Felsenburghallait revenir ; il était de retour ; il n’était jamaisparti. Il allait être nommé président du conseil, premier ministre,tribun, même roi, sinon empereur d’Occident. Toute la constitutionanglaise allait être refaite ; le crime allait être aboli parce même pouvoir mystérieux qui avait déjà aboli la guerre.Felsenburgh avait découvert un moyen d’assurer librement lanourriture à tous. On avait trouvé le secret de la vie, et leshommes n’allaient plus connaître ni la maladie ni la mort. Voilà ceque l’on se disait, dans les rues, dans les voitures publiques,dans les conversations intimes ! Les journaux n’étaientremplis que d’affirmations de ce genre… Oui, et à tout cela, ilmanquait seulement, – songeait Percy, – ce qui rend une vie digned’être vécue !

À Paris, pendant l’arrêt de l’aérien à lagrande station de Montmartre, qui jadis avait été une église duSacré-Cœur, il avait entendu le bourdonnement de la foule, ivre devie. La ville entière retentissait de chants joyeux, resplendissaitde lumières multicolores, ressemblait à un immense théâtre où sedéroulerait une fête fantastique. Puis, lorsque l’aérien s’étaitremis en marche, Percy avait vu les longues lignes de trainsaffluant dans la capitale : pareils à des serpents lumineux,ils amenaient les habitants des provinces au grand CongrèsNational, que les législateurs français avaient convoqué pourdiscuter les termes d’un nouvel appel au bienfaiteur Felsenburgh.Entre Paris et Lyon, ensuite, ç’avait été l’horreur des champsabandonnés, des vieilles villes à jamais désertes, dépeuplées à lafois par la concentration dans les grandes cités et par les progrèsdu malthusianisme. La nuit chaude était d’une clartéexceptionnelle ; et Percy avait longtemps résisté au sommeilpour jouir de la variété et de la beauté du spectacle qui s’offraità lui.

Cependant, il s’était endormi lorsque l’airfroid des Alpes avait commencé à entourer sa voiture ; et cen’avait été que par instants qu’il avait entrevu, à ses pieds, lespics solennels baignés de lune, les profondeurs noires des abîmes,le reflet argenté des lacs, l’entassement pittoresque des maisonsgrises dans les villes et villages de la vallée du Rhône. Une fois,il s’était réveillé pour de bon, en voyant passer, dans la nuit, undes grands aériens allemands, tout doré et illuminé, pareil à unephalène géante avec des antennes de lumière électrique ; etles deux vaisseaux s’étaient salués, à travers une demi-lieue d’airsilencieux, avec un cri pathétique comme celui de deux oiseaux denuit qui se rencontreraient en plein vol. Turin et Gênes dormaient,quand l’aérien les avait traversés ; Florence faisait à peinemine de se réveiller. Et maintenant, la campagne glissaitrapidement, toute ridée et bosselée, à deux cents mètres au-dessousde la voiture ; et Rome allait paraître, d’un moment àl’autre. L’indicateur électrique, placé au-dessus du lit de Percy,ne désignait plus qu’une distance de moins de cent kilomètres.

Le prêtre acheva de se secouer de son sommeil,et prit, dans son sac, son bréviaire : mais son attentionétait distraite, en prononçant les paroles de l’office ; et,quand il eut achevé prime, il referma le livre, se renfonça sousles fourrures, et se laissa aller au cours vagabond de sarêverie.

Il avait éprouvé un soulagement singulier,lorsque, trois jours auparavant, une lettre du cardinal-protecteurlui avait enjoint de venir à Rome, en ajoutant qu’il aurait sansdoute à y faire un assez long séjour.

Il revit en pensée les journées précédentes,songeant au rapport qu’il allait devoir en faire. Depuis sadernière lettre, sept apostasies notables s’étaient produites dansle seul diocèse de Westminster : deux prêtres et cinq laïcstrès connus. De tous côtés, on parlait vaguement de révolte. Percyavait vu un document menaçant, qui, sous le nom de« pétition », demandait à l’archevêque le droit derenoncer au costume ecclésiastique, et qui portait la signature decent vingt prêtres anglais et gallois. Les signataires de la« pétition » écrivaient que la persécution étaitimminente, de la part de la foule ; que le gouvernementn’était pas sincère dans ses promesses de protection ; et que,même chez les plus fidèles des catholiques, la loyauté religieuseétait tendue au point de risquer d’éclater.

Quant aux commentaires qu’appelait ce fait,Percy était bien résolu à dire, devant les autorités, comme ill’avait écrit vingt fois déjà, que cette perspective de persécutionétait certainement fondée, mais que son importance n’était rienencore en comparaison du nouveau déchaînement de l’enthousiasme« humanitaire ». Cet enthousiasme avait infiniment grandidepuis la venue de Felsenburgh, et la publication de la paixd’Orient. L’homme, tout à coup, était littéralement devenu amoureuxde l’homme. Des quantités de personnes s’étonnaient d’avoir jamaispu croire, ou même rêver, que c’était un Dieu inconnu qu’il fallaitaimer ; et elles se demandaient par quel étrange sortilègeelles avaient pu rester aussi longtemps plongées dans cetaveuglement. Le christianisme, le théisme même, étaient en train des’effacer du cerveau du monde, comme s’efface un brouillard matinalau lever du soleil. Et, quant à l’avis personnel de Percy, quantaux mesures qu’il pouvait proposer, tout cela était nettement gravédans son cœur, presque depuis le jour où il était rentré enAngleterre.

Ainsi, il mettait en ordre ce qu’il allaitavoir à communiquer au cardinal Martin, lorsque, tout à coup,relevant la tête, il aperçut un dôme se dresser sur un grand tapisde verdure ; et aussitôt toutes ses réflexions et tous sesraisonnements s’arrêtèrent, et une seule idée, ou, pour mieux dire,un seul mot : Rome, le remplit tout entier.

Il se releva machinalement, sortit de soncoupé, et s’avança dans le couloir central, jusqu’à la proue duvaisseau. Pendant une minute ou deux, il observa la ferme etimposante figure du pilote, debout à son poste. Cet homme se tenaitimmobile, les mains sur le volant d’acier qui dirigeait les vastesailes, les yeux sur l’instrument qui lui révélait, comme le cadrand’une horloge, la force et la direction des poussées du vent ;et, de temps à autre, ses mains faisaient un mouvement léger,auquel répondaient aussitôt les grandes ailes en éventail, tantôtrelevant l’aérien, tantôt le faisant descendre. En face de lui, àses pieds, fixés sur une table circulaire, étaient différentsindicateurs électriques dont Percy ignorait la signification :l’un d’eux semblait une sorte de baromètre, sans doute pourindiquer l’altitude ; un autre était une boussole. Plus loin,au delà des fenêtres bombées, s’ouvrait le bleu infini du ciel. Etle prêtre songeait combien tout cela était prodigieux, et que cen’était là, pourtant, que l’un des innombrables aspects de lagrande force contre laquelle, désormais, le surnaturel avait àlutter, dans la faible et crédule intelligence des hommes.

Il soupira, se détourna, et revint s’appuyer àla fenêtre de son compartiment.

Là, une vision étonnante se découvrit à lui,plus étrange que belle, en vérité, et ressemblant plutôt à unevision de rêve qu’à une vue réelle. À droite, c’était. la lignegrise de la mer, se soulevant et retombant d’une façon à peineperceptible, aussi doucement que l’aérien lui-même. À gauche,c’était la campagne illimitée, aperçue par instants, entre lesailes de la machine, avec, çà et là, le dos jaune d’un village,aplati jusqu’au point d’être méconnaissable, ou bien l’ovale bleud’un lac, tout cela se mêlant aux masses grises des collines del’Ombrie ; et, devant lui, apparaissant et disparaissantd’après les mouvements de la voiture, le prêtre apercevait lescontours vagues de Rome, et les énormes faubourgs neufs, le toutcouronné par ce dôme bleu qui grandissait et devenait plus haut, deminute en minute. L’unique bruit, – et dont Percy avait, depuislongtemps, cessé d’avoir directement conscience, – était celui duflot continu de l’air ; et ce bruit diminuait à mesure que lavitesse de la marche décroissait, tombant à une moyenne decinquante kilomètres par heure. Soudain, il y eut un tintement decloche ; et Percy, tout de suite après, éprouva une étrangesensation de malaise, pendant que la voiture descendait presque enligne droite. Il chancela, étreignit convulsivement le rebord de lafenêtre. Quand il releva les yeux, tout mouvement semblait avoircessé ; il pouvait voir des tours, devant lui, une rangée detoits de maisons, et, plus bas, la ligne tournante d’une route,semée de petites taches de verdure.

De nouveau, un son de cloche, que suivit,cette fois, un cri long et doux. De toutes parts, dans les coupésvoisins, Percy entendait des mouvements de pieds. Un garde enuniforme passa rapidement, le long du corridor vitré. Et puis,après encore un léger rappel du malaise de tout à l’heure, leprêtre découvrit, tout à fait au niveau de ses yeux, le grand dôme,devenu gris sous le bleu du ciel. Un dernier coup de cloche ;une faible vibration pendant que l’aérien descendait dans le dock,au plancher formé d’un réseau d’acier ; des visages semontrant aux fenêtres des coupés : et Percy se dirigea vers laporte de sortie, sa valise en main.

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