Les Gens de bureau

Chapitre 43

 

Autrefois, lorsque les chemins de fer n’avaient pas détrôné lamalle pour le transport des dépêches, les maîtres de poste et lespostillons distinguaient quatre espèces de chevaux.

D’abord le cheval emporté : celui-là s’épuisait en efforts,tirait comme un diable à plein collier, aux montées, aux descentes,toujours et partout ; il rentrait à l’écurie, trempé d’écumeet de sueur, il durait peu. Pour modérer son ardeur, on tapaitdessus.

Ensuite le cheval quinteux : il tirait ou ne tirait pas, suivantson caprice. Il faisait un mauvais usage. On tapait dessus.

Puis la rosse ; c’était un mauvais cheval qui ne tiraitjamais, il succombait bientôt aux mauvais traitements. On tapait,on tapait dessus.

Enfin le bon cheval : il tirait quelquefois, quand il ne pouvaitfaire autrement, mais il avait toujours l’air de tirer ; ilallait d’un train égal, la tête basse, regardant sournoisement lecheval quinteux qu’on rouait de coups, et le cheval emporté quifaisait toute la besogne. Il rentrait à l’écurie sans un poilmouillé. Eh bien ! il était considéré, on lui donnait doubleration d’avoine ; il durait dix ans : on ne tapait pasdessus.

Quatre bons chevaux attelés à la malle, et la malle n’aurait pasroulé.

Cette parabole peut s’appliquer à l’administration del’Équilibre, si ce n’est que jamais elle n’a tué employé detravail. Sa conscience à cet égard ne lui reproche rien.

Donc, à l’Équilibre, ou divise aussi les bureaucrates eu quatreclasses :

L’EMPLOYÉ FERVENT : il a encore le beau feu de ses débuts.

L’EMPLOYÉ TIÈDE : il se soucie médiocrement de l’Administrationet le laisse voir.

Le MAUVAIS EMPLOYÉ : il a jeté son bonnet par-dessus les moulinset ne compte plus que comme un zéro.

LE BON EMPLOYÉ : il est, pour tout ce qui touchel’Administration, d’un désintéressement sublime ; il se souciede la besogne comme de Colin-Tampon, mais, comme le bon cheval dumaître de poste, il a toujours l’air de tirer ; il estconsidéré, il a l’estime de ses chefs et, ce qui lui plaîtdavantage, des gratifications au jour de l’an.

Caldas, depuis l’affaire Saint-Adolphe, passait pour un employétiède, et, sans doute pour l’encourager à rentrer dans le droitchemin, on le désigna pour faire partie du BUREAU DES MAUVAISSUJETS

Le bureau des Liquidations jouit, depuis la fondation del’Équilibre, de la plus détestable des réputations.

Il est convenu que du matin au soir les employés y font une vied’enfer.

À une certaine époque ce service n’était composé que devieillards tristes et laborieux ; mais telle est la force durenom, que ces pauvres diables passaient pour desdiables-à-quatre.

Ils sont aujourd’hui remplacés par une majorité de jeunes gensqui ont à cœur de ne point faire mentir la tradition.

Ce bureau est le salon de conversation du ministère. C’est lerendez-vous des oisifs ; on y cause, on y joue au bouchon, ony fait la partie de piquet, on y boit de la bière toute la journée.Là s’organisent les pique-niques, se machinent les mauvaisesplaisanteries, s’élaborent les charges. On y blaguel’Administration à outrance ; on y parle politique avec degrands éclats de voix, et souvent on s’y prend aux cheveux.

En dépit du tapage, des conversations à douze, des visitescontinuelles, des chansons en chœur, des batailles, la besognemarche fort bien dans ce bureau, le plus chargé de tout leministère et le seul qui ait à traiter des affaires sérieuses etdélicates.

Le chef de ce bureau est le plus formaliste des hommes. Leshonneurs administratifs lui ont monté au cerveau, et il porte latête comme un Saint-Sacrement. C’est lui qui fait toujours faireantichambre un quart d’heure à tous ses subordonnés, surtout à sonsous-chef, afin de bien établir la ligne de démarcation.

Il est au plus mal avec ses employés, dont il a vainement essayéde réformer la tenue. Il évite d’entrer dans leur pièce ; ilest vrai que s’il y pénètre quelquefois, la présence de cet hommedigne n’arrête ni les jeux, ni les rires. Sa figure glacée ne lesintimide pas plus que les mannequins dans les cerisiersn’effarouchent les oiseaux.

Le sous-chef de ce service passe sa vie à porter des paroles depaix des employés au chef de bureau, et réciproquement ; ildiscute les trêves et les armistices ; c’est le négociateurjuré.

L’entrée de Caldas dans ce bureau inaugura une recrudescence devisites et par conséquent de vacarme.

Il amena toute sa clientèle, Jouvard, l’aimable Sansonnet, lesbureaucrates Tant-pis et Tant-mieux, Gérondeau, Basquin qui venaitquatre fois par jour, et bien d’autres encore.

On comptait sur le rédacteur du Bilboquet pourorganiser des scies désopilantes ; mais il se trouva queRomain goûta modérément les excellentes plaisanteries de sescollègues. Ils venaient de faire mourir de chagrin un pauvre vieilemployé égaré parmi eux. Ils étaient en train d’en envoyer un autreà Charenton.

Le vieillard qui avait succombé aux farces de ces messieursétait un brave homme, isolé, sans famille, qui n’avait que sa placepour vivre.

Il n’était pas fort, et les employés, qui tous pétillentd’esprit comme on sait, sont impitoyables pour les pauvresd’esprit.

Le père Germinal, comme on l’appelait à l’Équilibre, devint leursouffre-douleur. On commença par de petites tracasseries, ontrempait ses plumes dans l’huile, on mettait du sable dans sonécritoire ; on lui attachait des queues de papier au collet desa redingote ; on cousait les poches de son paletot.

Si parfois il s’endormait, on l’éveillait en sursaut en arrosantd’eau froide son crâne dénudé. Mais comme il souffrait en silence,comme il n’osait se plaindre, on passa à des charges plusfortes

On lui persuada que l’Administration était décidée à supprimerson emploi (le pauvre homme n’avait pas droit à la retraite). De cemoment il ne vécut plus.

Comme ses tristesses et ses inquiétudes n’étaient pas encoreassez risibles, on s’arrangea de façon à lui faire croire qu’ilavait à l’Équilibre la réputation d’un mouchard. Soixante employésau moins, qui avaient reçu le mot, trempèrent dans cette excellentebouffonnerie.

Tout d’abord on battit froid au père Germinal ; on setaisait quand il entrait ; on chuchotait en sa présence ;on affectait de le regarder avec défiance ; on évitait sasociété. Inquiet de ces procédés, le bonhomme s’enhardit jusqu’à endemander la cause à celui de tous ses collègues qui l’effrayait lemoins.

Celui-ci haussa les épaules.

– Vous savez bien ce dont il s’agit, lui répondit-il avecmépris.

– Moi, je vous jure que je ne sais rien !

– Allons donc ! reprit l’impitoyable farceur, on sait quevous êtes la créature de notre chef, et on n’ignore pas que vouslui faites des rapports sur nous.

Cette révélation consterna Germinal. Il se voyait, lui innocent,accusé d’infamie, odieux à tous et perdu de réputation. Pendantquatre ou cinq jours, à moitié fou de douleur, il n’osa plusreparaître au ministère ; la réprobation généralel’épouvantait.

Enfin, un matin, il se décida à venir ; fort de saconscience, il voulait se disculper.

Devant tous ses collègues, il entreprit, d’une voix émue et lesyeux pleins de larmes, de prouver l’injustice des soupçons dont ilétait victime.

Son plaidoyer fut vraiment grotesque, mais ne désarma personne.On lui répondit qu’on n’était pas dupe de ses pleurnicheries.

Un des plaisants l’appela :

– Vieux Judas !

Sur ce mot il sortit au milieu des huées, rentra chez lui et sependit.

Ce résultat n’a pas refroidi complètement les farceurs, et c’estmaintenant après M. Givrod qu’ils s’acharnent.

Monsieur Givrod, qui est aussi naïf que feu Germinal, donne têtebaissée dans tous les panneaux qu’on lui tend. Voici la dernièremystification dont il a été victime ; on en rit encore àl’Équilibre.

Un matin un des employés du bureau arrive avec un journal danssa poche. Le feuilleton de ce journal rendait compte d’un concertdonné par un célèbre flûtiste qui porte le même nom qu’un chef dedivision de l’Équilibre.

– Messieurs, commença cet employé, vous savez que notre chef dedivision est de première force sur la flûte.

– Ah bah ! fit Givrod.

– Comment ! vous l’ignorez, continua le farceur. Hier soiril a donné un concert à la salle Herz et a obtenu un succèsétourdissant. Lisez ce qu’en dit M. Scudo.

Le journal passa de main en main et arriva jusqu’à Givrod, quide sa vie n’avait été si étonné.

– Messieurs, proposa alors un camarade, en présence d’un teltriomphe il est, je crois, de notre devoir de complimenter notrechef de division.

– Croyez-vous ! demanda Givrod.

– Nous n’en doutons pas, s’écrièrent tous les autres et, dansl’intérêt de notre avancement, chacun de nous doit aller à son tourle féliciter.

Tous sortirent en effet l’un après l’autre. En revenant tousdéclaraient que le chef de division avait paru extrêmement sensibleà leur démarche.

Givrod veut faire comme tout le monde. Il court au bureau duchef de division, insiste auprès du garçon pour être admis, et a lebonheur enfin d’y pénétrer.

– Ah ! Monsieur ! s’écrie-t-il dès le seuil,permettez-moi de joindre mes félicitations à celles de mescollègues. Quel admirable talent vous avez !

– Que voulez-vous dire ? demande le chef surpris.

– Oh ! ne vous en défendez pas, continue Givrod d’un airfin, j’y étais, je vous ai vu. Quelle embouchure ! queldoigté !

Le chef de division tombait des nues.

– Ah ! c’est plus fort que Tulou, reprend Givrod ; etfaisant le geste d’un homme qui joue de la flûte : Monsieur,laissez-moi vous le dire, vous en pincez comme personne !

Le chef qui n’est pas patient, convaincu que l’infortuné estivre ou fou, sonne et le fait mettre dehors.

Givrod revient au bureau fort piteux, et ses camarades luiprouvent qu’il aura blessé son supérieur par quelque flatteriegrossière et maladroite. Il le croit, et au prochain concert ilcompte bien s’y prendre plus délicatement.

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