L’Espion X. 323 – Volume I – L’Homme sans visage

Chapitre 11LA FATALITÉ SE PRÉCISE

 

Brrr ! un frisson…

La petite porte vient de tourner sur ses gondsavec un léger grincement, c’est pour cette cause que j’aifrissonné.

Comme je suis impressionnable, ce matin.

Et quelle est cette jeune Madrilène qui semontre sur le seuil ?

Par mon block-note ! c’estConception.

Mais oui, la brune camériste en personne.

Si elle me voit, elle va se demander ce que jefais là.

À ma propre personne, je pouvais répondre parune phrase dédaigneuse. Mais à Concepcion, je ne saurais mêmedonner un mot d’explication. Ma respectabilité s’y oppose.

Alors, elle pensera ?…

Et ce qu’elle pensera m’ennuie beaucoup. Rienn’est aussi désagréable que de prêter à rire à la domesticité.

Tout cela se presse dans ma tête avec larapidité de l’éclair zigzaguant dans la nue.

Impossible de me dissimuler, dans cette ruelleresserrée entre deux murs gris, ne présentant aucune brèchepraticable. Mon moi raisonnable me décocha ce trait :

– Tu la trouvais si poétique, tout àl’heure.

Je l’aurais certainement secoué d’importancece « moi » impertinent ; je n’en eus pas letemps.

Concepcion m’avait vu, car elle marchait toutdroit vers moi, avec des démonstrations joyeuses, dontl’exagération méridionale me médusa.

En trois sauts, elle fut devant moi, etbredouillant, dans son empressement à s’expliquer :

– Du pavillon, j’ai reconnu le señor, etje me suis empressée d’ouvrir…

– D’ouvrir, pourquoi, murmurai-je, ahuripar la tranquille audace de cette soubrette espagnole ?

– Santa Virgen ! est-ce vous, señor,qui le demandez ! Après nos pleurs de cette nuit, vous neconcevez pas que nous avons besoin d’un ami sûr et fidèle…

Cette jolie fille me bouleversait.

Il était clair qu’elle réclamait monassistance pour sa jeune maîtresse… J’eus une seconde deprésomption. Je pensai que Niète elle-même l’avait dépêchée versmoi. Et tout ravi de cette idée, je prononçai :

– Alors, elle m’attend ?

Un éclat de rire de la fille de chambre me fitaussitôt repentir de mon mouvement avantageux.

– Elle, vous attendre. Oh ! lepauvre agnelet sans tache, bien certainement non. Sait-elleseulement votre existence. Elle était si désorientée cette nuitque, peut-être, elle ne se souvient pas de l’aide que vous nousavez donnée.

Non, ce n’est point là ce que je voulaisexprimer ; mais bien que vous avez été très bon pour moi, pourNiète, hier au soir, et que vous ne refuserez pas de m’aider encoreaujourd’hui.

Je me mordis les lèvres, la caméristeavait-elle l’intention de me prendre à son service ?

Elle continuait cependant :

– En vous quittant, nous avons regagnél’appartement de la señorita. Tout le monde dormait déjà, seul lecomte veillait. Il était dans son cabinet de travail. Je songeaiqu’il ignorait le retour de la señorita et je chuchotai :

– La señorita pourrait rassurer sonpère.

Ah ! señor, elle me saisit le bras, ellesi frêle, avec tant de force que j’en fus toute meurtrie, et avecune voix que je ne lui ai jamais connue :

– Non, je te le défends… Si tu veuxrester auprès de moi.

Moi, je l’aime… Alors, je n’ai pas insisté.Quand une enfant ne veut pas voir son père, elle doit avoir debonnes raisons, n’est-ce pas, et il ne convient pas à une femme dechambre de se montrer plus carliste que Carlos ([1]).

J’inclinai la tête. Je pardonnais maintenant àla petite Espagnole sa familiarité. Son récit m’intéressaitprodigieusement.

La veille au soir, j’avais bien eul’impression que Mlle Niète craignait de se trouveren présence du comte de Holsbein. Mais une jeune personne qui vientde subir les émotions d’un enlèvement, en conserve nécessairementquelque trouble dans l’esprit.

Or, en rentrant à l’hôtel, devant le cabinetde travail où le comte, sans doute, songeait à l’enfant disparue,celle-ci s’était absolument refusée à lui donner la consolation dela savoir en sûreté.

Ceci, je l’avoue, me paraissait trop cruel.J’oubliais que M. de Holsbein était un espion, ennemi demon pays, pour ne voir en lui que le père.

Or, en même temps, plus lancinante sereprésentait à mon cerveau la question :

– Quelle torture X. 323 a-t-il doncimposée à l’infortunée ?

Sans en avoir conscience, jequestionnai :

– Et ensuite ?

– Ah ! señor… ensuite ?… J’aiconduit la señorita à sa chambre et je l’ai laissée seule, sur sonordre. Je couche dans une pièce voisine, une cloison sépare lesdeux salles, afin que je perçoive le moindre appel…

– Oui, oui, je conçois cela… après ?après ? fis-je avec impatience.

– Eh bien, je l’ai entendue pleurerdoucement. Cela a duré longtemps, longtemps… La fatigue a eu ledessus probablement, et elle a dû s’endormir dans un fauteuil. Cematin son lit était intact. Elle ne s’était pas couchée.

– Mais comment vous êtes-vous trouvéesici à cette heure matinale ?

– Comment ?… Ah ! señor, queles archanges et tous les saints vous le disent, s’ils connaissentles pensées de la señorita. Nous sommes dans le pavillon depuis… jene sais pas, moi, il faisait encore nuit.

Après les événements d’hier, à la place de laseñorita, j’aurais fui ce maudit pavillon comme la peste… Eh bien,elle, pas du tout. Il faisait encore nuit, vous contais-je ;elle m’a appelée… je l’ai trouvée debout, prête à partir.

– Viens, m’a-t-elle dit.

– Où cela, señorita ?

– Que t’importe.

– Mais votre père ?

– Mon père !

Elle dit ces deux mots d’une petite voixbrisée ; on aurait cru qu’elle étouffait. Puis elle se raidit,et presque avec rudesse, elle répéta :

– Viens.

Alors, je l’ai accompagnée. Dans le pavillon,il y a deux salles. Elle se tient dans la première, pâle comme lamartyre de Heiladolid, celle qui expira le onzième jour detortures… Elle regarde tout droit devant elle.

Tout à l’heure, elle s’est levée, elle a écritune lettre puis elle m’a dit :

– Porte cela à son adresse, et revienssans tarder me faire connaître la réponse.

Elle me présentait une lettre portant cettesuscription :

« À la Dame supérieure du Couvent deSalezas Reales. »

Et comme je regardais, sans deviner quelrapport pouvait exister entre la fille du comte et la Supérieure ducouvent réputé de Salezas Reales, Concepcion reprit :

– La señorita y a fait retraite, durantune absence de son père, mais je n’aurais jamais pensé qu’elle yretournerait ainsi.

– Comment savez-vous ?…

– Son désir… oh ! je l’aime, moi, etpour la servir… tandis qu’elle écrivait, j’ai lu par-dessus sonépaule.

Malgré mon émotion, je ne pus me tenir desourire.

– Et je dirai tout au señor, poursuivitla camériste, sans s’offusquer de ma fugitive gaieté. Lapobre a écrit ceci :

« Une douleur infinie s’est abattue surmoi… Mère Supérieure, accordez-moi l’asile, où personne ne pourratroubler mon désespoir. »

Je demeurai comme étourdi. Au couvent !Niète au couvent. L’idée seule me révoltait, bien que les causes dema révolte ne m’apparussent pas clairement.

Concepcion, elle, me regardait dans lesyeux.

– Répondez, señor, est-ce qu’une servantedévouée est tenue de porter une pareille lettre. SantaVirgen ! Une señorita riche et jolie comme un cœur, se retirerdu monde… Non, non, le ciel n’est point si cruel… Pour remplir lescouvents, il y a bien assez de pauvresses et de laiderons.

Sans doute, la réflexion n’était pas d’uneparfaite orthodoxie ; mais je passai condamnation, car laquestion de l’exubérante fille me plongeait dans un abîmed’incertitude.

Certes non, la señorita ne devait pass’enfermer en un cloître. À vingt ans, est-ce que l’on renonce à lavie ? Est-ce que l’on renonce à ce que l’on ne connaît pasencore ?

Oui, mais de quel droit m’yopposerais-je ? De quel droit conseillerais-je à Concepcion deconfisquer la correspondance confiée à ses soins ?

Comprit-elle ce qui se passait en monesprit ? Elle m’annonça :

– Oh ! une enveloppe qui peut porterpréjudice, c’est sûrement œuvre-pie que de la détruire.

Mais comme je secouais la tête, fidèle malgrétout à la pensée qu’une lettre est chose sacrée, la caméristereprit :

– Alors, pourquoi ne parleriez-vous pas àla señorita ?

– Moi ?

– Vous, señor, évidemment. Vous sauriezlui dire des choses… que je pense bien, moi, mais que je ne saispas expliquer. Dame, l’école, ça ne dure jamais longtemps pournous…

Cette fille était endiablée,véritablement.

Voilà qu’elle me jetait dans de nouvellesperplexités.

Parler à la jeune fille… Certes… Mais que luidirais-je, moi inconnu, dont la démarche ne serait justifiée parrien. Liens de famille, de fréquentation même, faisaientdéfaut.

Ah ! Concepcion s’embarrassait peu de cesdistinctions subtiles provenant de l’éducation.

– Il faut vous décider, señor. Si vous nevous décidez pas, je porte le message ! La señorita ira aucouvent et ce sera votre faute.

En vérité, la future confiseuse du Pradoaurait su mieux que moi-même les sentiments confus qui sebousculaient en mon personnage, qu’elle n’aurait pas parlé d’autresorte.

Et brusquement, j’eus une inspiration.

Je pourrais, par Lewis Markham, par lamarquise de Almaceda peut-être, arriver jusqu’à X. 323… Cela, je nedevais pas l’apprendre à la jeune fille ; le secretprofessionnel et patriotique s’y opposait ; mais rien nem’empêchait de faire luire à ses yeux l’espoir vague que ceux quis’étaient introduits brutalement dans son existence cesseraient dela tourmenter.

C’était peu, mais ce serait quelque chose, carsa tristesse, sa résolution désespérée dataient de la terribleaventure de la veille.

Et puis, et puis, plus persuasive que tous lesraisonnements, cette phrase m’obsédait :

– Je ne veux pas que ces deux yeux bleusse ternissent, se décolorent derrière les murs d’un cloître.

– Eh bien ? réitéra Concepcion, quime regardait d’un air singulier.

– Eh bien, puisque le hasard m’a placésur le chemin de Mlle de Holsbein, j’essaieraide lui rendre la volonté de vivre dans le monde.

Elle esquissa un pas de fandango etrassérénée :

– Et moi, je fais ce que je puis. D’ungeste brusque, elle déchira la lettre en petits morceaux, qu’ellecoula prestement dans sa poche.

– Que faites-vous ?

– Je supprime un ennemi, señor, et jeprécède un ami. Quelle fille de chambre ferait mieux à maplace ?

Elle était véritablement stupéfiante, cetteConcepcion.

Déjà, elle avait regagné la petite porte dujardin ; elle l’ouvrait, m’appelant du regard.

Tant pis ! je la suis.

Dans ses traces, je parcours les quelquesmètres qui s’étendent de l’entrée de service au perron du pavillon,je gravis les cinq marches de ce perron ; je pénètre dans lasalle, meublée de sièges de bois courbé.

J’aperçois confusément, en face de moi, unecloison bleutée, ornée de palmettes d’argent, une baie sans porte,où flotte une draperie bleue et argent également.

J’entends à peine, tant mon cerveau s’emplitde battements, la camériste prononcer allègrement :

– Señorita, le señor qui m’aida hier soirà vous porter dans le jardin.

Et puis, j’ai une vision de jeune filleéperdue, pâlie, effarouchée, dressée brusquement du siège surlequel elle était étendue.

C’est une Diane surprise au bain. Tout, dansson être gracieux, décèle la terreur, le désir de la fuiteimpossible. Des mains qui implorent, de grands yeux bleus quireprochent, sous l’or pâle des cheveux blonds !

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