L’Espion X. 323 – Volume I – L’Homme sans visage

Chapitre 6VERS LE PUITS

 

Maintenant, je me « mets en tenue »d’expédition nocturne. Tenue fort simple, du reste. En novembre,les nuits sont fraîches à Madrid ; donc, un chaud pardessus.Comme un « gentleman » qui se respecte, s’habilleseulement de couleurs sombres, mon paletot habituel avait bien lacouleur muraille non éclairée, que les conteurshistoriques, qui ne sont en général que des conteursd’histoires, présentent dans leurs élucubrations, comme unenuance mystérieuse et extraordinaire. Mon revolver Halsmith,demi-ordonnance, dans ma poche, des chaussures de tennis permettantde marcher sans bruit, un feutre mou sur la tête, j’étais prêt.

Je ne m’embarrassai pas de ma lampe de pocheélectrique.

Guère plus grosse qu’une tabatière, j’auraispu la prendre ; mais je devais arriver à voir sans être vu.Or, rien ne trahit un guetteur, comme le faisceau lumineux d’unelanterne.

Par exemple, je n’oubliai point ma carte decorrespondant du Times. Ceci, avec mes cartes de visite,la dépêche reçue le matin à l’Hôtel de la Paix, m’établirait, encas d’accident, un état civil indiscutable.

Je m’enferme un instant dans une grandecontention d’esprit. N’ai-je rien oublié ?… Je meréponds : rien, avec la satisfaction de l’homme qui se rend untémoignage flatteur, et je descends sans me presser l’escalier quime mène au vestibule.

Il est six heures trois quarts. Depuis centcinq minutes, les lampadaires municipaux sont allumés, pourdissiper les ténèbres de la nuit qui étendent au-dessus de la villeun ciel d’encre, constellé de petits clous d’argent.

Il est bien tôt. Bah ! mieux vaut unelongue faction qu’un retard. Quand on ignore à quel instant précisun personnage arrivera à un rendez-vous, le seul moyen d’êtrecertain de le joindre, est d’être à l’endroit désigné bien avantl’heure à laquelle il peut s’y rendre.

Par la Calle Mayor, qui s’ente sur laPuerta del Sol, à l’opposite de la Carrera San Geronimo, je medirige vers le quartier de l’Armeria.

À ce moment, les passants sont rares, letout-Madrid est à table, préludant par un repas sommaire auxsoirées, chantantes ou autres, qui bourdonnent dans la nuitmadrilène.

Bientôt, j’abandonne la « RueGrande » pour me jeter dans le dédale de voies étroites quidoit me conduire à la Taverne de Camoëns.

Enfin, voici la Taberna Camoëns !

Une baraque noire, sordide, dont le crépi acédé par places, découvrant ainsi la maçonnerie de pierraillescimentées de torchis. Des vitres huileuses, dont la surfaceépaissie par des poussières peut-être centenaires, laissent filtrerune lumière rougeâtre qui a l’air d’être, non de la clarté, mais dela pénombre…

Vraiment, la Taberna est malpropre, au delà dece que peut souhaiter un fervent de la malpropreté… La clientèle nedoit certes pas payer de mine, et ma main instinctive, tâte monrevolver dans ma poche.

Six cartouches, voilà qui rend aisé lecourage !…

Un bec-de-cane, sur quoi les mains salesd’étranges consommateurs ont déposé un enduit gluant, permet seuld’ouvrir la porte basse accédant à la salle commune de la TabernaCamoëns.

À travers les carreaux, je cherche à voir àl’intérieur.

Des tables se devinent sous le voile crasseuxembuant les vitres…

En face de la porte s’ouvrant sur la rue, uneautre porte se découpait dans la muraille, m’indiquant la voie àsuivre pour gagner la cour.

Seulement, entre les deux ouvertures, sedressait une estrade comptoir, où trônait majestueusement un hommecarré, râblé, noir de peau, de cheveux, de barbe, le directeur decet assommoir, le tavernier enfin.

Il me fallait passer devant lui. Nes’opposerait-il pas à la libre circulation, dans sonétablissement, d’un gentleman si différent de sa clientèleaccoutumée ?

Peuh ! à Madrid, comme à Londres, le mêmeprocédé permet de fermer les yeux aux hôteliers les plustimorés.

Et délibérément, j’appuie sur le bec-de-cane.J’entre. Les buveurs ont un sursaut. Je suis certain que tous ontpensé à la police ; mais ils reprennent leur beuverie,rassurés par mon apparence.

Je n’ai évidemment pas l’air d’un soldatde la loi.

D’un pas ferme, je me dirige vers la portequi, à mon estime, accède à la cour et au Puits du Maure.

J’arrive devant le tavernier, qui me considèred’un regard méfiant.

Noblement, je dépose devant lui deux piécettes(2 francs) avec cette explication murmurée :

– Une pour chaque œil.

Le drôle a une grimace qui prétend sourire. Ilincline la tête, et agrippe l’argent d’une main velue, qui pourraitappartenir à un singe.

Je suis hors de la salle commune, dans unesorte de cuisine, absolument déserte et obscure ; mais devantmoi une ouverture, que la pâle clarté qui tombe des étoiles rendlumineuse par comparaison.

Enfin, j’atteins la courette.

Le sol est boueux… Une odeur de poulailler etd’eaux grasses me prend aux narines, mais je ne ralentis point mamarche.

Voici la barrière incomplète dont m’a parlé labohémienne.

Mais au delà commence un mur de végétationsinextricablement entrelacées.

« Une grande ville, a dit Twain, contientle monde. »

Sa phrase tinte à mon oreille, en face decette forêt poussée en plein Madrid, et qui évoque l’idée de lanature sauvage et prodigue des selvas d’Asie oud’Amérique.

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