L’Espion X. 323 – Volume I – L’Homme sans visage

Chapitre 5DOUBLEMENT ENGAGÉ

 

Soudain, un homme déboucha d’une alléevoisine, dont la vue arracha un cri étouffé à ma chère petitechose aimée, ainsi que je l’appelais déjà en moi-même avectoute la tendresse qu’enferme cette locution anglaise, par quoinous désignons les charmes du home, l’épouse aimée, lesenfants chéris.

Le nouveau venu était le comte de HolsbeinLitzberg.

Il venait lentement à nous, les sourcilsfroncés, une expression colère et maligne dans les yeux.

Niète se voila le visage de ses mains.

– Mon père… Que dira-t-il ?

– Je suis là, murmurai-je.

Je m’étais levé. Après tout, Max Trelam eûtfait face au comte en toute circonstance… À plus forte raison pourconquérir Niète.

Je pensai que je méprisais l’espion, mais quepour rien au monde, je ne devais laisser paraître cet étatd’esprit. Le montrer eût été le contraindre à s’étonner de marecherche matrimoniale.

Une explication eût rendu impossiblel’évasion de ma bien-aimée.

Tout cela passa devant mes yeux avec une lueurd’éclair.

M. de Holsbein est tout près demoi.

Alors, appelant à mon aide la désinvolture laplus parfaite, je m’incline et j’attaque, excellent moyen de briserl’attaque d’un adversaire.

– Monsieur, ce soir, j’aurais sollicitéun entretien avec vous. L’heureux hasard qui nous met en présenceme permettra d’avancer l’explication que je souhaitais…, sitoutefois il vous convient de m’entendre.

Je constate en lui une indécision. Il estclair que mon ton dégagé l’étonne. Pourtant, il a l’habitude dessurprises diplomatiques… Il se ressaisit aussitôt et réplique, unemenace transparaissant sous la courtoisie.

– Je suis à votre disposition,Monsieur…

Il semble chercher un nom. Je m’empresse de meprésenter.

– Max Trelam, du Times… J’ai eul’honneur de vous être présenté durant votre dernière réception… Jeconçois, d’ailleurs que vous ayez perdu le souvenir de ce détail,dans le mouvement d’une foule.

Il s’incline, comme pour approuver la justessede la remarque. Moi, je reprends, sans m’attarder encirconlocutions ; à quoi bon, l’heure est venue de brûler mesvaisseaux. Et je les brûle avec la hâte ardente d’un incendiaire deprofession.

– Je suis donc Max Trelam, duTimes, et j’ai l’honneur, l’émotion aussi, de solliciterde vous la main de Mlle Niète de Holsbein, quej’aime…

– Depuis quand ?

La question tombe, précise. Le comtes’attendait-il donc à ma requête ? Rien en lui ne trahit leplus léger étonnement.

Depuis quand… ? Je ne puis le luirévéler, car les paroles dangereuses, irréparables, deviendraientnécessaires. C’est un espion, je ne dois pas le lui dire. Je nedois pas lui avouer que nous sommes alliés, Niète et moi, pourassurer l’évasion de la douce mignonne. Elle veut non seulementêtre Mistress Trelam, mais encore cesser d’être de Holsbein. Ilfaut donc ruser… Je me souviens ; ils habitent Madrid depuisdeux années, et je jette ce mensonge sauveur :

– Depuis l’an dernier… J’ai hésitélongtemps ; je ne me jugeais pas digne d’une aussi parfaitecréature.

– Et vous avez changé d’avis ?

Niète vint se placer à mon côté.

– Père, fit-elle doucement, je l’ai priéde changer d’avis, sachant bien que vous m’aimez, et que vous nesauriez vous opposer au bonheur de votre enfant.

Oh ! la vaillante jeune fille. Sonintervention assurait le consentement du comte.

Il eut une rapide contraction de la faceaussitôt disparue.

Et d’un ton bonhomme, où tintait cependant uneironie menaçante :

– Que ne le disiez-vous de suite,M. Max Trelam. Il est vrai que je serais incapable dem’opposer à ce que ma fille juge devoir être son bonheur.

Puis, avec une intonationinexprimable :

– Je souhaite que le jugement de celleque, jusqu’à ce jour, j’aimai de tout mon cœur ; celle dontj’ai cherché à faire une jeune fille heureuse entre toutes, jesouhaite que son jugement l’ait guidée sûrement vers l’avenir.

Ses yeux semblaient vouloir fouiller mapensée. Ils se fixaient sur moi avec une insistance presquedouloureuse.

Comme tout homme de lettres qui se respecte,j’avais débinésouvent mes confrères ; notamment unromancier à succès qui, à mon avis, abusait des regardsaigus à l’endroit de ses héros.

Eh bien ! positivement, j’avaisl’impression que les regards du comte me piquaient.

Que mon confrère n’était-il là ? Je luieusse fait amende honorable de la plus complète façon.

Mais si je sentais la piqûre de ces yeuxscrutateurs, je n’en concevais pas la signification.

M. de Holsbein allait me la rendreperceptible.

– Je ne résisterai point, fit-illentement, au penchant de ma fille. Je vous agrée donc comme sonfiancé.

– Monsieur, mon affection dévouée…

Il se prit à rire d’un rire mauvais.

– Serments de fiancé ; sermentsconfiés à la bourrasque. Avant le mariage, on est un bienfaiteur…Après, il ne reste qu’un beau-père que l’on supporte quand on ne lefuit pas.

Et arrêtant un geste deprotestation :

– Laissons cela. Nous verrons bien.Parlons du présent. Vous désirez sans doute être admis chez moi àfaire votre cour ?

Qu’avait-il donc à me considérer commecela ?

Cela m’agaçait. Pourtant je répondis d’un tonconvenable :

– C’est en effet, mon vœu le pluscher.

Il eut un ricanement. Et enfin :

– Eh bien ! Monsieur Max Trelam, laCasa Avreda vous sera ouverte… à partir de demain.

Je compris soudain… L’espion ne croyait pas àla tendresse d’un Anglais pour la pauvre chère créature qui, setenait, ignorante des pensées de son père, auprès de moi.

J’étais à ses yeux un espion… J’avais senti ledéfi dans sa dernière phrase… À partir de demain.

Demain ! Mais demain, il aurait remis ledocument volé à son complice M. de Kœleritz…

Il pourrait installer un espion dans sa maisonoù il n’y aurait plus rien à découvrir.

La colère bouillonna en moi. C’est absurde,mais être pris pour un espion, fût-ce par le plus misérable desêtres, me procure une sensation insupportable.

Pourtant, je me dominai.

J’aimais Niète. Qu’importait une blessure àmon amour-propre ; pourvu que la blonde victime fût délivréed’une existence, luxueuse il est vrai, mais odieuse à sadélicatesse.

Et fouillant jusqu’au fond ma bonne volonté,je parvins à en extraire des effusions suffisantes pour répondre àla condescendance véritablement incroyable de moninterlocuteur.

Je me suis dit depuis : j’ai eu tant dejours sombres à ma disposition pour revivre les heures fugitivesenglouties aujourd’hui dans l’abîme du passé… ! Je me suis ditque le comte avait peut-être espéré par moi, qu’il jugeait un alliéde X. 323, arriver jusqu’à X. 323 lui-même.

À moins qu’il ne me supposât une incarnationde cet insaisissable X. 323, dont M. de Holsbein, pasplus que les autres hommes, ne connaissait la véritableapparence.

Ah ! ce que j’ai cherché des explicationsà l’inexplicable enchaînement de faits, qui m’entraînèrent durantmon séjour à Madrid !

Cependant, le comte se tournait, souriant versNiète :

– Voudriez-vous prendre mon bras pourregagner la Casa Avreda, ma chère enfant… J’ai travaillé beaucoupaujourd’hui, je me sens la tête un peu lourde, une vague migraine,et il me semble qu’une brève promenade, avec vous à mon côté, mesera un remède souverain.

Elle passa son bras sous celui de son père,tout en m’enveloppant d’un regard caressant, puis elle me tendit samain demeurée libre. Je la pressai tendrement.

M. de Holsbein nous observait, unsourire empreint de malignité aux lèvres.

– Vous aimez profondément Niète, fit-ilen me tendant la main à son tour.

– En m’engageant à elle, j’ai engagé mavie, et ce m’est la chose la plus douce qu’il me soit arrivéedepuis ma venue dans le monde.

Il ricana derechef. Ses yeux pétillèrent demalice diabolique.

Mais son ton se fit paterne, lorsqu’ilexpliqua :

– Si vous dites vrai, nous pourrons nousentendre. Mais je dois vous prévenir… Si Niète était malheureuse,je vous tuerais sans hésiter.

Il ne me laissa pas le loisir de répondre.

– Les pères sont terribles, n’est-ce pas…Bah ! les fiancés leur sont indulgents. Quand ils sont bienépris, ils comprennent que les pères aiment aussi à leur façon.

Il entraînait Niète et je regardais ces deuxêtres, unis par les liens du sang, que j’allais séparer, afin quel’un ne mourût pas de l’infamie de l’autre.

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