L’Espion X. 323 – Volume I – L’Homme sans visage

Chapitre 14LA TANAGRA VIVANTE

 

Oh ! cette cinquième journée… Quellejoie. Le médecin-docteur permettait une sortie de son malade…

Oh ! pas longue ; non, pas longue…Une demi-heure… Un tour de la Puerta del Sol.

Si je supportais bien cette première épreuve,le praticien me signerait le lendemain mon exeat.

Ah ! combien la promenade me parutexcellente.

Au bras de Niète, je sortis.

Nous parcourûmes lentement la Puerta del Sol,encombrée ainsi qu’à l’ordinaire par des groupes oisifs, bavards,gesticulants.

Nous devions trancher sur les autres par notrecalme, notre recueillement.

Le mot n’est point trop fort. Le sentiment dela convalescence, de la vie recouvrée, a quelque chose dereligieux.

Il semble que l’esprit a entrevu l’insondable,derrière les portes de la mort un instant entr’ouvertes, et qu’ilrevient de ce voyage avec un brouillard d’infini dans les yeux.

Et quand on aime… oh ! alors lareconnaissance est divine… C’est le bond ailé qui, du tombeau, vousporte aux apothéoses.

J’essaie d’expliquer ce qui était en nous, enma chère petite aimée, en moi-même.

Et je dois reconnaître mon incapacité.

Aussitôt que l’on veut exprimer avec justesseune idée qui n’est pas tout à fait terre à terre, on s’aperçoit queles vocables utiles n’ont jamais été créés.

On trouve des à peu près, aussi loin de ce quel’on éprouve, qu’un ver luisant est du soleil. Aussi, peut-onaffirmer que les gens qui n’obéissent pas à un besoin de vaguechiqué littéraire, se reconnaissent invariablement parcette caractéristique. Ils se taisent dans l’impuissance de dire unsentiment vrai.

Les autres pérorent, et par cela seul, ilsmentent, car ils ne s’aperçoivent pas qu’ils affirment avec desmots n’ayant aucune valeur d’affirmation.

Donc, je me bornerai à dire que nous étionstrès, très heureux, sans plus.

Concepcion, elle, bavardait pour noustrois.

Que disait-elle. Le sais-je. J’ai cru mesouvenir plus tard qu’elle nous avait annoncé notamment le départde Wilhelm Bonn, le secrétaire du comte, à destination de laFrance, Paris et Berlin. Mais pour l’instant, je n’attachai aucuneimportance à ses racontars.

Que m’importaient Wilhelm Bonn, et son maître,et le monde.

Niète était auprès de moi, son doux profil sedessinait à mes yeux, pur, candide et mystérieux un peu, car touteâme de jeune fille renferme un coin de mystère.

Ses grands yeux se fixaient de temps à autresur moi, et il me semblait que mon sang se réchauffait sous sesregards.

L’obscurité s’annonçait par son avant-courrierle señor Crépuscule… Déjà, il fallait se séparer.

Bah ! demain, la promenade sera pluslongue. Aussitôt après le déjeuner, j’irai rendre visite au comtede Holsbein, pour le remercier d’avoir permis à sa chère enfant devenir illuminer de sa présence aimée le chevet d’un malade, et puisaprès, nous irons, nous irons ici ou là, mais ensemble.

Niète parut touchée de mon projet.

Pauvre mignonne, si elle avait su !…

– À demain.

– À demain.

Un instant, je la regardai s’éloigner, puisavec la petite mélancolie du jour qui s’éteint, de la fiancée quidisparaît, je rentrai à l’Hôtel de la Paix.

Sous le vestibule, dans un cadre ad hoc,le « manager » toujours soucieux du confort, sachantd’ailleurs qu’un des premiers besoins du confort moderne, estd’être renseigné sur tous les potins mondiaux, des bandes depapier, zébrées de lignes de caractères bleus, étaient collés.

Des clients se pressaient, en face de ces« dépêches par fil spécial », car certains hôteliers ontaussi leur fil spécial ; ils lisaient avidement, pensantélargir leur vie en la dépensant à s’occuper sans nécessité d’unefoule de choses qui ne les concernaient point.

J’entendis au passage desréflexions :

– L’état de M. de Kœleritzreste stationnaire.

– Impossible toujours de diagnostiquer lamaladie.

Mais je passai sans m’arrêter, peut-être parceque, seul, je savais la cause et le but du mal qui clouaitau lit le délégué allemand.

J’atteignais le pied de l’escalier accédant àma chambre, quand une voix, dont le timbre était demeuréimpressionnant à mon oreille, prononça tout près de moi :

– Sir Trelam, si je ne me trompe.

Je m’immobilisai d’un coup. Je regardai et metrouvai tout interloqué. La marquise de Almaceda, la « Tanagravivante » était là, devant moi.

Elle était plus pâle que lors de notrepremière rencontre, à la réception du comte de Holsbein Litzberg.Un cercle légèrement bistré meurtrissait l’entour de ses yeux, et,sur son visage flottait, si l’on peut ainsi rendre l’impression, unvoile d’indéfinissable tristesse.

Elle me tendit la main, sans fausse réserve,et de sa voix chantante, elle reprit :

– Je ne pense pas que vous soyez surprisde me voir… Parfois le hasard d’une seule entrevue fait que l’on sesépare ensuite d’un ami…

Je m’inclinai, ne trouvant rien àrépondre.

Elle continua, avec un visibleeffort :

– Tel fut mon cas, le soir… à la CasaAvreda.

Et, réussissant à amener sur ses traitsmélancoliques, une expression d’enjouement factice :

– Avant de quitter Madrid, j’ai vouluprendre des nouvelles d’un ami blessé.

Elle avait accentué le mot ami, aupoint de me causer un trouble que je n’analysai point.

– Vous partez ?

Ma question si simple amena une contractionfugitive de son visage. Il me sembla qu’un soupir contenu soulevaitsa poitrine, et elle répliqua avec une évidentetristesse :

– Il est des choses que l’ondoit faire, encore qu’elles déplaisent ou même qu’ellessont pénibles.

C’était presque une confidence.

Et nous nous rencontrions pour la secondefois.

Cette réflexion, je ne la fis pas à l’instantmême. Le ton dans lequel la marquise avait lancé la conversationm’avait fait oublier qu’en réalité, nous étions, au moinslogiquement, des inconnus un instant rapprochés par une soiréemondaine.

Elle secoua la tête, comme lorsque l’on chasseune pensée importune, et sa voix ayant reconquis safermeté :

– Laissons cela… Je pars et rien nesaurait empêcher mon départ. C’est pour parler de vous que je suisvenue.

Puis, avec un sourire mélancolique :

– Comme le Maître Jacques del’Avare, vous me représentez un être double : lecorrespondant du Times et… l’ami. J’ai affaire à tous lesdeux.

– Auquel d’abord, fis-je, entrant ainside loin dans le dialogue de Molière.

– Au correspondant ; à celui-cij’apporte des « informations », à la faveur desquelles,il acceptera peut-être quelques conseils à l’ami.

Sous le ton plaisant, je sentais des penséesgraves.

– Mais nous ne pouvons causer ici,interrompis-je. Pardon de n’y avoir pas songé plus tôt. Voulez-vousme permettre de vous conduire au salon de lecture, où, ajoutai-jeavec une affectation de « manière de cour », les deuxincarnations de Maître Jacques seront charmées de vous écouter,qu’il s’agisse d’informations ou de conseils.

Un instant plus tard, nous étions assis dansle salon.

Un canapé court, campé de guingois dans unangle, nous assurait un isolement suffisant.

Et la regardant assise, avec je ne sais quoide las dans l’attitude, ses mains croisées, s’abandonnant sur sesgenoux, elle m’apparut comme une statue de la détresse.

Certains êtres sont marqués dès leurnaissance. Ils portent par avance les stigmates de ce qui sera ladominante de leur existence.

La Tanagra était évidemment vouée àla souffrance.

Sa robe noire, très simple, mais de suprêmeélégance, sa redingotede velours, tout accentuait le côtédouloureux de la femme.

S’aperçut-elle que je l’observais. Perçut-ellela pitié inconsciente, informulée même vis-à-vis de moi.

Elle sembla me remercier du regard. Aprèsquoi :

– Monsieur le correspondant duTimes… la maladie de M. de Kœleritz vous montreque certain document n’est pas revenu entre les mains deses légitimes propriétaires.

– Je l’ai pensé. Sir Lewis Markham me l’adonné à entendre.

– Bien. Avez-vous également remarqué que,dans les jardins de l’Armeria, M. le comte de Holsbein futdécouvert étendu devant une petite porte s’ouvrant sur lesresserres du Musée ?

Je n’étais plus à m’étonner d’entendreexpliquer les choses qui m’échappaient. La marquise, du reste,depuis l’aventure de la Chambre Rouge, m’apparaissait devoir êtreparfaitement renseignée.

Aussi, sans me perdre en questions oiseuses,auxquelles du reste, elle n’aurait vraisemblablement pas répondu,je dis tranquillement :

– Non, ceci n’avait pas attiré monattention.

– C’est un tort. Car ceci prouve que,après vous avoir abattu, le comte est revenu sur ses pas, qu’ilallait sans doute rentrer dans le musée, au moment où il a étérenversé à son tour.

Elle marqua un temps et conclut :

– Donc, les papiers importantssont encore dans leur cachette, et cette cachette se trouveentre le Puits du Maure et les murailles de l’Armeria.

Je sursautai.

– En ce cas, facile à découvrir.

Elle secoua la tête.

– La maladie de M. de Kœleritzdoit vous démontrer le contraire. Quand on immobilise ses ennemis,c’est que l’on craint leurs actions. Si le document avait étédécouvert, il eût été inutile de recourir à des moyens aussicompliqués que la fièvre et le délire.

Et comme j’inclinais la tête d’un airabsolument convaincu, elle acheva :

– Voici pour le correspondant duTimes, pour compléter sa documentation… Ah ! j’ajoutececi… M. de Holsbein voulaitvous tuer, celui quil’a frappé ne voulait que l’étourdir ; vous comprenez pourquoivos blessures n’ont pas présenté la même gravité.

Et doucement :

– Voilà qui est fait. Vous ferez le récitsensationnel que je veux que vous fassiez au Times, sanslacunes d’aucune sorte.

– Il en reste une, murmurai-je.

– Dites, je la comblerai, s’il estpossible.

– La « cause » de lamaladie du délégué M. de Kœleritz ?

Elle dit en démasquant ses dents blanches,dont la fine nacre s’irisait sous les rayons tombant deslustres :

– Une sorte de haschich ; un composéd’extrait de chanvre et d’autres végétaux.

– Merci.

– Maintenant, je vais passer auxconseils.

L’Ami ; – derechef, elle appuyasur ce mot. – L’ami me permettra-t-il de tout dire ?

– Tout, répliquai-je sans hésiter.

– Même si mes paroles égratignent soncœur ?

Sous mon regard étonné, elleexpliqua :

– Oh ! ne croyez pas à uneindiscrétion banale. Dites-vous que la souffrance que causel’amitié, n’est jamais que le réflexe de la souffrance ressentiepar cette amitié.

Je crois bien qu’à toute autre personne,j’aurais déclaré n’avoir point besoin de conseils. De façongénérale, j’ai horreur de cette manière équivoque de nouscontrarier et de blâmer notre conduite.

Mais dans l’accent de la« Tanagra », il y avait quelque chose d’impressionnantque je ne saurais définir. Je sentais si évidemment qu’en face demoi se tenait une âme exempte de banalité, supérieure de centcoudées à l’âme problématique de la moyenne des foules, que jeprononçai avec une bonne foi absolue :

– De vous, j’entendrai tout avecreconnaissance.

Elle eut un geste brusque, sa main se levajusqu’à ses yeux, qu’elle voila une seconde.

Quand elle la retira, il me sembla que sesprunelles si claires s’étaient troublées… On eût cru une légèrebuée sur un miroir.

Mais sa voix sonna ferme :

– D’abord, ne vous jetez plus dans desexpéditions où vos fonctions ne vous appellent pas… Vous avez étéblessé une première fois…

– Bah ! je n’y pense plus.

– Il faut y penser… Vous auriez pumourir…

La sympathie pour moi vibrait, indéfinissable,dans l’accent dont elle prononça cette dernière phrase.

C’était le reproche d’une sœur au frèreimprudent. Et comme j’étais sûr moralement que moninterlocutrice ne jouait là aucune comédie sentimentale, je medemandai, je m’en souviens, comment j’avais pu mériter l’émoifraternel que je sentais m’envelopper.

L’impression fut fugitive. La marquisereprenait :

– Après vous avoir plaint, je dois vousgronder, et l’appel à votre raison aura peut-être plus d’action survous que l’appel à votre prudence. En agissant sans ordres, vousrisquez de compromettre l’existence des autres. Qui sait sil’insuccès d’une affaire scrupuleusement préparée, ne provient pasde votre intervention.

L’idée m’en était déjà venue.

Je l’avais chassée, comme l’on chasse unemouche importune.

Car certaines idées sont agaçantes, à l’égalde la bestiole ailée qui bourdonne, entêtée, autour de votre nez,avec la volonté évidente de transformer cet appendice olfactif encanapé de repos.

Seulement, exprimé par la« Tanagra », la « mouche » vainquit toutes mesrésistances d’amour-propre.

Je courbai la tête.

La marquise reprit vivement :

– Ne soyez pas dur pour vous. Vousignoriez. Vous avez agi en bon Anglais et en courageux gentleman.Le blâme ne saurait aller à qui a su s’imposer un devoirdangereux.

Ma confusion augmentait. Je savais bien avoirobéi surtout à ma satanée curiosité professionnelle.

– Une erreur, continua-t-elle doucement,et sa voix me berça délicieusement, une erreur n’est point unefaute. Vous avez compris que la « bonne intention » n’estpoint toujours le chemin de « l’utile action ».

J’arrive au point délicat de mes conseils.

La jeune femme ou jeune fille – je ne saisauquel m’arrêter, car la singulière Tanagra semblait enfermer uneâme d’expérience, de douleur séculaires dans un corps de vingt ansà peine… Enfin, la marquise eut une aspiration profonde.

On eût cru qu’en ce point de notre entretien,la respiration lui manquait.

Je voulus l’encourager, lui répéter qued’elle, phénomène échappant à tout raisonnement, j’écouterais sanspeine ce que je n’entendrais patiemment de nulle autre.

– Parlez sans crainte, commençai-je…

Elle m’interrompit du geste.

– Vous vous méprenez sur monsentiment…

Ne cherchez pas à comprendre, celui quiressent la douleur est seul à savoir où siège sa souffrance.

Puis, par un effort volontaire, contraignantson visage au sourire qui, malgré tout, m’apparut navré :

– Comment avez-vous pu aimer Niète deHolsbein ?

– Je l’aime, répondis-je avant mêmed’avoir songé aux mots devant exprimer ma tendresse.

Oh ! le regard étrange, profond comme lanuit, avec au loin, à l’infini, une lueur tremblotante comme uneagonie d’étoile.

– La fille d’un espion, fit-elle presquedurement.

– La femme d’un loyal gentleman,voulez-vous dire.

Elle me regarda et je fus bouleversé par ceregard.

Il y avait dans son rayonnement, un étonnementinfini, de l’admiration, du regret… et en même temps l’indécisionpénible de ceux que tourmente une pensée inexprimable, car ellene doit pas être exprimée.

Cette analyse, je l’ai faite à la réflexionbien longtemps après.

Sur l’heure, je fus seulement troublé jusqu’àl’annihilement.

Elle s’était levée.

Je l’imitai machinalement.

Nous demeurâmes un moment debout, en face l’unde l’autre, comme inconscients de notre silence, de notreimmobilité.

Enfin, d’une voix basse, comme lointaine, ellereprit :

– Pauvre Niète !… Elle est aimée…Oui, oui, vous avez raison… Les autres ne sont rien, quand on estaimée.

Une pause légère, puis ellecontinua :

– Elle a rencontré le seul hommepeut-être qui pût l’amnistier de la tare de sa naissance… HeureuseNiète !

Pauvre Niète ! Heureuse Niète ! motscontradictoires qui ne se contredisaient point.

Ce n’était point leur sens qu’ilsrenfermaient. Ils se produisaient comme des palpitations d’âme,inexplicables à l’esprit, et que cependant l’âme comprendclairement.

Et le visage de la marquise de Almaceda serembrunit soudain.

Avec une sorte d’angoisse prophétique, elleacheva :

– Et cependant, ayez peur, ayez peur… Lemonde est impitoyable. Patriotisme, dévouement, courage, amour,rien n’est compté à l’espion, ni aux siens, fille, femme… ou sœur.Le mot qui flagelle, les marque à jamais… Espion ! raced’espions !… Oh ! je sais bien, le monde est injuste,féroce, stupide… ; mais il est tel.

Je l’écoutais, le cœur étreint par quelquechose d’horriblement pénible qu’il m’eût été impossibled’analyser.

Brusquement, la « Tanagra »s’interrompit.

– Je suis folle, dit-elle.

Elle me saisit la main, la serra violemment,me jeta un bref :

– Adieu !

Où tintait comme un glas des espoirs.

Et elle se dirigea vers la porte du salon delecture.

Je voulus l’accompagner, obéissantmachinalement à la plus élémentaire politesse.

Mais elle me cloua sur place d’un gestecoupant, autoritaire, ouvrit la porte et disparut, me laissant dansun désarroi indescriptible.

Regrettais-je de n’avoir pas percé le mystèrede cet esprit qui venait de panteler devant moi ; ou bienétais-je heureux de me retrouver seul, de pouvoir orienter mapensée vers ma chère Niète, sans à-coups, sans heurts, sansterreurs sibyllines ?

Il devait y avoir des deux.

C’est égal, la fêlure de mon crâne était enbonne voie de cicatrisation, puisque je supportais sans fièvre desconversations aussi fatigantes.

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