L’Espion X. 323 – Volume I – L’Homme sans visage

Chapitre 4MADRID, LA CAPITALE DU GLOBE LA PLUS PROCHE DU CIEL

 

C’est ainsi, qu’à raison de son altitude, lesEspagnols enclins aux dictons imagés, désignent la métropoleibérique.

Vingt-trois heures après mon départ de Paris,le train me déposait à la gare del Norte, proche du palais du roi,et trop fatigué pour admirer quoi que ce fût, je sautai dans uncoche (voiture) disponible devant les bâtiments de lastation.

À l’automédon, raide, froid et digne sur sonsiège, ainsi qu’un monarque sur son trône, j’ordonnai :

– Puerta del Sol. Hôtel de la Paix.

Et je me laissai emporter par le véhicule enme servant à moi-même ce délicat aphorisme :

– En Espagne, toute la population, dumendiant au plus grand seigneur, a le don de la majesté. Don, quidevient comique par sa généralité.

Je fus très satisfait de cette définition,fort exacte en somme, car je crois bien que le roi des Espagnes, cesémillant jeune homme que l’on appelle Majesté, est le seul citoyende la péninsule qui ne soit pas majestueux.

Je pense, d’ailleurs, qu’une grande part de masatisfaction venait de ce que j’allais dormir. À neuf heures dusoir, les ambassades, même anglaises, sont fermées, et il m’étaitmatériellement impossible de me mettre en rapport avec sir LewisMarkham, avant le lendemain.

Toutefois, en arrivant à l’hôtel, je rédigeaiune courte lettre, annonçant à ce fonctionnaire ma visite pour lelendemain matin. Je chargeai un « chasseur » del’établissement de la porter à l’instant même.

Après quoi, convaincu que je n’avais riennégligé de mes devoirs professionnels, je me fis conduire à machambre qui, je l’appris avec gratitude, avait été retenue par leTimes, et je me couchai, sans plus penser aux énigmes dontma vie était remplie depuis quelques jours.

Oh ! le sommeil, quel ami, quelconsolateur !

Il me semble que les plus mirifiquesinventions de la création sont les substances qui versent lesommeil ! Si les hommes étaient capables de justice et deraisonnement, ils eussent créé à l’origine, au lieu de mythologiespoétiquement ridicules, une religion qui n’eût jamais rencontréd’infidèles : la religion du Sommeil, avec les deux plusgrands saints de la terre : saint Opium et saint Bromure.

Je me réveillai, frais et dispos, prêt à melancer de nouveau dans l’imbroglio dont je me désintéressais laveille, un domestique questionné m’informa que notre ambassadeuroccupait le n° 9 de la calle(rue) de Torija ;aussitôt nanti de ce renseignement, je m’habillai avec l’intentionde m’y rendre au plus tôt.

Mais il était écrit que j’aurais à subir unnouveau délai ; sur le point de sortir, on frappa à maporte.

C’est un employé de l’ambassade d’Angleterre.Il me remet une lettre et s’éloigne en murmurant :

– Without any answer (sansréponse).

Je décachette vivement. Une feuille de papier,un carton armorié s’échappent de l’enveloppe. Je prends le papier.Ces lignes y sont tracées :

« Averti par le Times. Prudencenécessaire. Ne venez pas me voir à l’ambassade.

« Si découvrez une piste, prière m’aviseraussitôt que le Times, – ceci pour marquer mon respect devotre devoir de journaliste, – ou bien m’avertir seul, si votre« loyalisme » vous incite à penser que votre découvertene doit pas être livrée au public.

« Ci-joint une carte d’invitation à laréception très courue, à la fête que donnera ce soir le comte deHolsbein-Litzberg, en son palais de la Casa Avreda« longside » (à côté) du palais Médina Cœli,carrera (avenue) de San Geronimo.

« Là nous nous rencontrerons, et pourronscauser. »

En effet, le carton priait « Sir MaxTrelam de faire à M. le comte de Holsbein-Litzberg l’honneurd’assister… etc…  » Vous connaissez tous la formule de cesbillets, en suite desquels on fait à un monsieur que l’on connaîtpeu ou pas du tout et qui vous ignore, l’honneur d’aller s’ennuyerchez lui.

Mon premier mouvement fut de me mettre encolère.

Je m’étais flatté d’être renseigné le matinmême par le capitaine Markham. Or, j’allais devoir attendre touteune longue journée.

Avec cela, saurais-je seulement lesoir ?

Dans ces tumultueuses réunions mondaines, ilest à peu près impossible de s’entretenir de choses vraimentsérieuses.

Le milieu est propice aux jolis riens, auxpetits débinages, aux éternelles sottises que l’homme vraiment tropindulgent pour sa personne, décore du nom d’esprit.

Mais traiter une affaire importante, car le« patron » ne m’avait assurément pas expédié à Madridpour une vétille, cela m’apparaissait d’une présomption à la foisenfantine et romanesque.

En outre, j’étais choqué, oh ! maisvéritablement choqué, par la façon dont je me trouvais embarquédans l’aventure.

Il semblait que tout le monde fût au courantde quelque chose dont, moi seul, je ne savais pas le premiermot.

C’est dur… et pénible pour un reporter, voussavez.

Mais les Écossais ont raison de dire quelorsque l’on est ligotté, il faut bien se résoudre à n’avoir pointla « liberté de ses mouvements. »

Je finis par où j’aurais dû commencer. Je merésignai.

Il était près de onze heures du matin, je nepouvais raisonnablement me présenter chez ce comte de Holsbeinavant dix heures du soir… J’avais donc onze fois soixante minutes àdépenser.

Il s’agissait donc de tuer tout ce temps,d’exterminer toutes ces minutes de façon intelligente, susceptiblede tromper mon impatience.

Bon, je visiterais la ville.

Je venais à Madrid pour la première fois… Lesmusées du Prado, (peinture) de l’Armeria (armures) sontréputés.

Certaines promenades, Puerta del Sol, salon duPrado, le Grand Parc, ont intéressé tous les voyageurs.

Le déjeuner et le dîner, en les prolongeantquelque peu, mangeraient bien trois heures.

Allons, j’en viendrais à bout.

Et d’abord, pourquoi ne pas m’enquérir de lapersonnalité du comte de Holsbein-Litzberg ?

Puisque j’allais fréquenter chez lui, il étaitlégitime de le connaître, au moins autant que le premier Madrilènevenu.

Je descendis aux « Renseignements »de l’hôtel. Une jeune femme charmante trônait derrière le bureau.Elle se leva à mon entrée et vint avec empressement à marencontre.

Elle marchait « à l’espagnole »,c’est-à-dire avec ce balancement particulier des hanches que moi,est-ce parce que je suis un Anglais pudique ? je trouveparfaitement inconvenant, et qui m’apparaît, si je puis exprimerlibrement ma pensée, sans aucune intention schoking d’ailleurs, quim’apparaît, dis-je, comme le contraire de la danse duventre.

Cette dernière avait la vogue chez les Maures,ces anciens maîtres de l’Espagne ; c’est peut-être, en manièrede protestation patriotique, que les beautés espagnoles ont adoptél’autre.

Du reste, je ne lui marquai aucunement monsentiment et ce fut de l’air le plus aimable que je luidemandai :

– Pourriez-vous me donner unrenseignement ?

Elle balança ses hanches, me décocha uneœillade assassine… cela aussi est une coutume d’Espagne, et avecdes petites mines qui eussent fait supposer un flirt avancé aumoins cancanier des hommes, elle répliqua :

– Sans nul doute, señor, ce que je puissavoir est à vous.

– Eh bien, gracieuse señorita,connaissez-vous, de nom à tout le moins, le comte deHolsbein-Litzberg ?

– De la Casa Avreda, s’exclama lademoiselle en roulant de plus belle ses yeux… Je le crois bien, unriche señor allemand, que notre ville sans pareille a séduit, caril a loué à long bail la Casa Avreda.

– Mais que fait-il ?

– Ce qu’il fait ? Eh ! ce quiconvient à un grand seigneur. Il dépense ses revenus. Il donne desfêtes. Ah ! le caballero qui sera aimé de sa fille, laseñorita Niète.

– Niète, dites-vous ?

– Oui, oui, douce, blanche et blondecomme les vierges du Septentrion… Eh bien, cette señorita apporteraà son époux des trésors fabuleux, sans compter le trésor degentillesse qu’elle est elle-même.

Bon, le comte de Holsbein ne faisait rien, qued’être riche et père d’une demoiselle Niète.

– Et il réside à Madrid depuislongtemps ?

– Depuis deux années, señor… Oh !pas tout le temps. Non… Un seigneur de son importance ne saurait secondamner au séjour uniforme et ininterrompu même dans notre Citésans rivale. Il voyage souvent. C’est un original. Lebesoin de se déplacer le prend. Il commande sa valise et le voilàparti… Il n’y a des malles que lorsque la señorital’accompagne.

– Et il est estimé ?

– Oh ! señor, cette question ?Un comte généreux, qui nous préfère, nous Madrilènes, à tous lesautres peuples. Nous serions ingrats de ne pas l’estimer.

Je remerciai et sortis, tandis que mon aimableinterlocutrice retournait à son bureau, en accentuant encore lesingulier sport auquel elle condamnait ses hanches.

Dehors, je me trouvais sur la Porte du Soleil,ainsi nommée parce qu’il n’y a pas de porte. Ce jour-là, il n’yavait pas non plus de soleil. Il est vrai qu’en novembre, l’astreradieux ne se montre pas comme durant l’été.

La Puerta del Sol est une place, longue dedeux cents mètres, large de cinquante, qui ne serait pasremarquable si elle n’était pour Madrid ce qu’était l’Agora pourAthènes ou le Forum pour Rome.

C’est le centre de la vie et du mouvement, lerendez-vous des flâneurs, des oisifs et des chercheurs denouvelles.

On y cause, on y travaille, on y soutient ouon y sape le gouvernement.

Les « camelots », aussibruyants que leurs confrères des cités du Nord, traversent lesgroupes en criant à tue-tête le titre des feuilles quotidiennes,hurlent les « manchettes » d’une invraisemblablefantaisie, agrémentant le tout de commentaires rugis.

 

Dans tous les sens, à peine vêtus, chaussésd’alpargatas grises, ou même nu-pieds, circulent desmarchands de cerillas, petites allumettes de cire.

Leur établissement consiste en un petitéventaire retenu par une ficelle derrière la nuque ; ilscrient d’une voix stridente : A dos y a tres,cerillas.

Les Madrilènes étant grands buveurs d’eau,l’aguador est un habitué de la Puerta del Sol où, sur unton aussi insupportable que les précédents, il lance son appel auxclients : Agua quieri quiere agua ?

Singulier négociant de la rue que cet aguadorportant, d’une main, le parron de terre au goulot étroit,et de l’autre, une table basse, de fer blanc ou de cuivre, surlaquelle sont rangés des verres énormes.

Plus loin, ce sont les commissionnaires, derobustes Asturiens, Auvergnats d’Ibérie, comme on les dénomme,chargés d’un paquet de cordes de sparterie destinées à fixer surleur échine les fardeaux qu’on leur confie. De là, l’appellationpopulaire qui leur est appliquée : mozos decordel.

Et puis les quita-manchas ;dégraisseurs ambulants, qui veulent opérer sur des vêtements quin’ont aucun besoin de leurs soins… À dix pas de là, des gaminsdépenaillés, aux yeux noirs ironiques et perçants, me poursuiventpour me vendre du papier, el papel de hilo renforcésbientôt d’une fillette qui me brise le tympan par sa clameur aiguë.– polvospour nettoyer l’albâtre, la porcelaine, le verre,le cuivre, l’argent.

Pour les fuir, je me jette dans un groupebavard de toreros, ces héros des courses de taureaux, quidissertent gravement de sujets futiles : potinstauromachiques, valeur comparée de leurs puros ou de leurscigarettes ; ne s’interrompant que pour suivre d’une oreilleou d’un œil attentif quelque robe de soie froufroutant au passageet décocher à leur belle des compliments d’une sincérité voisine dela brutalité.

À Madrid, le peuple exprime ses sentimentsavec une intempérance vraiment gênante.

Je sais bien que c’est la seule intempérancede cette population sobre… Seulement, je le confesse à ma honte,celle-ci m’a rendu indulgent à l’autre.

Ces gens à jeun sont plus désagréables que lebon ivrogne qui rêve au pied d’une borne.

Midi sonnait.

Je rentrai déjeuner… après quoi une voiture meconduisit à l’Armeria, le musée des armures, avec son jardin dontles portes se ferment à la nuit. De là, au musée du Prado, puisrassasié de peinture et d’armures (pour apprécier avec justice lesœuvres d’art, il faut un esprit exempt de préoccupations), jerenvoyai mon coche, et me pris à déambuler sur le Salon delPrado la curieuse promenade madrilène.

Vers ce moment de la journée, toute la sociétéélégante s’y donne rendez-vous. C’est le mail de la ville.Mais un mail où les confiseurs, glaciers et autres fabricants dedouceurs font fortune.

L’ambition secrète de tout homme peu fortuné àMadrid est de réaliser une somme suffisante pour établir uneconfiserie au Prado, la confiserie fût-elle ambulante ouprovisoire.

Des piétons, des cavaliers se croisaient, secoudoyaient, saluant des dames connues, bombardant de complimentsexpressifs des señoras inconnues.

Le Prado est le rendez-vous du Flirtmadrilène, et ce flirt-là, en vérité, ne recherche ni ladiscrétion, ni le mystère.

Les dames, du reste, accoutumée à cette…disons franchise, pour ne mécontenter personne, ne s’en formalisentaucunement.

Elles roulent les yeux éperdument, fontonduler les hanches comme des flots en furie, ce qui,paraît-il, est ici le comble du bon ton, du charme et dumaintien.

Moi, je suis Anglais, n’est-ce pas ? Ilest tout naturel que je ne comprenne pas le flirt comme unEspagnol.

Quoi qu’il en soit, je déambulais à travers lafoule, amusé malgré tout par la nouveauté du spectacle.

Comme tous les autres, je parcourais leSalon de bout en bout, puis sur un demi-tour, je revenaissur mes pas.

Et brusquement, un personnage fixa monattention.

Un vieillard, si l’on en jugeait par sa barbeblanche, coquettement taillée en pointe, mais un vieillard trèsvert et capable, du moins il me parut tel, de lutter avec avantagecontre un individu beaucoup plus jeune.

L’homme était de taille un peu au-dessus de lamoyenne, sec, nerveux. Son attitude aisée, sa démarche alerte, leport de la tête, tout montrait que les ans avaient passé sur luisans altérer sa vigueur.

La mise très soignée indiquait l’homme bienélevé et aussi l’étranger, mais l’étranger qui fréquente Paris.

Je ne relevais dans sa tenue aucune de cesfautes de goût qui caractérisent ce que l’on est convenu d’appelerle goût local d’une nation.

Paris seul, cité mondiale, a pu échapper àcette sujétion. Je ne fais aucune difficulté de déclarer queLondres même, ma capitale à moi, est infestée par le goût localanglais.

Pourquoi m’occupais-je ainsi de cethomme ?

Tout simplement parce que j’avais l’impressionqu’il s’occupait de moi.

À n’en pas douter, lorsque nous nous croisionsdans ces allées et venues incessantes qui constituent la promenadeau Salon, il m’observait.

Oh ! discrètement, habilement mêmeoserais-je dire, mais enfin, ses yeux, aussitôt qu’il jugeait queje ne le voyais pas, se fixaient sur ma personne.

À la première rencontre, je n’attachai qu’uneattention distraite à l’attitude curieuse du promeneur.

Mais à la troisième, ce regard pesant sur moime causa un agacement.

À la quatrième, je fronçai le sourcil… à lacinquième, le vieillard passa sans tourner les yeux de mon côté,mais je sentis qu’après m’avoir dépassé, son regard pesaitsur moi.

Je fis brusquement volte-face. Je ne m’étaispas trompé. L’homme, la barbe sur l’épaule, m’observait.

Il détourna brusquement la tête en se voyantsurpris et continua son chemin.

Seulement, à présent j’étais fixé et je mepromettais en revenant sur mes pas, de l’aborder en m’informant si,mal servi par ma mémoire, j’avais le grand tort de ne pasreconnaître en lui une personne à laquelle j’aurais étéantérieurement présenté.

L’entrée en matière me paraissaitirréprochable de tact et de mesure ; oui, toutefois elleexigeait que nous fussions deux.

Or, j’eus beau parcourir, désormais leSalon du Prado, le vieillard demeura invisible.

Du coup, je fus pris d’une sourdeirritation.

Ce monsieur voulait donc m’épier à la dérobée.Découvert par moi, il s’était dérobé, se refusant ainsi à uneexplication qu’il avait jugée probable.

Ce n’était donc pas une personne deconnaissance.

Alors, qu’était-ce ?

Encore un raisonnement parfait de logique quiaboutissait au point d’interrogation sans réponse plausible ;ce point d’interrogation terminus.

Ma parole, tout le monde semblait avoir juréde m’intriguer.

Je dis tout le monde parce que, à peinedélivré de cet insidieux vieillard, ce fut le rayon de deux yeux defemme.

Une femme, non, une jeune déesse étrange,d’une beauté troublante, presque paradoxale, dominée en quelquesorte par deux tonalités exquises et inaccoutumées.

Des cheveux d’un brun sombre où se mêlaientdes fils d’or, jetant des éclairs lumineux dans la masse de lachevelure et cependant se fondant si parfaitement avec elle, quel’on comprenait qu’aucun artifice n’avait amené cet étonnantgroupement. La nature seule avait fait les frais de cetteparure.

Puis les yeux, ces yeux qui me considéraient,lançant un rayon bleu-vert, dont il me semblait que mes pupillesétaient transpercées.

L’inconnue passa.

Instinctivement, je me retournai pourl’apercevoir encore et maintenant que ses yeux n’étaient plus enface de moi, accaparant ma vue ainsi que des gemmes précieuses, jeme rendis compte de sa grâce, de l’aisance onduleuse et souple desa démarche.

Certes, j’éprouvais une émotion singulière,mais qui n’avait rien dont le gentleman correct que je suis eût àrougir.

Cette dame ou cette demoiselle, sa jeunessepermettait les deux suppositions, me semblait divinement belle etgracieuse ; mais elle était… divine, et monadmiration avait quelque chose de ce trouble recueilli que l’onressent devant une de ces merveilleuses statuettes de Tanagra.

Mon émoi ne provenait pas de ma qualitéd’homme, mais bien de ma tendance artistique. Ciselée dans lemarbre ou dans le bronze, la « Tanagra » du Pradom’aurait causé le même choc nerveux.

Et le petit jeu des rencontres recommença,comme tout à l’heure avec le vieillard.

Par exemple, j’y pris plus de plaisir, carcette jeune femme était en vérité fort agréable à voir.

Plusieurs fois, je la croisai, détaillantl’harmonie de ses lignes, la coordination exquise de sesmouvements.

Elle n’était certainement pas parisienne. Sonvisage pâle, d’une pâleur sous laquelle se devinait néanmoins lesang riche et pur, évoquait ces figures de rêve des contes hindousou persans. Elle réalisait ces princesses légendaires, dont lesaventures font les premières et douces lectures de l’enfance.Princesses de rêves roses, que les petits aiment d’amour tendre àl’âge ingénu où ils ignorent jusqu’au nom de l’amour.

Princesses que l’on regrette souvent plustard, dans la vie, et qui restent ainsi, ineffable puissance d’unidéal poétique, notre premier et chaste chagrin d’amour.

Mais, bientôt, je me sentis envahi par ledésir de m’assurer que, cette fois, je ne commettais pas unimpair en ne saluant pas…

Cette fois, la pensée n’avait rien d’agressif.Je crois même que je me mis l’esprit à la torture pour retrouver enma cervelle le souvenir d’une rencontre avec la belle inconnue.

Recherche vaine. Jamais je ne m’étais trouvéen sa présence. Alors, que signifiait l’insistance de sonregard ?

La question s’implanta dans mon crâne,despotique. Il fallait savoir. Elle était à vingt mètres de moi,debout à côté d’un tramvia(tramway), qui venait de stopperà l’arrêt dénommé : « Salon ».

Je me dirigeai vers elle au moment où letramway démarrait… et… il arriva ce que je n’aurais jamaisprévu.

La « Tanagra » dont le costumeindiquait la personne accoutumée aux équipages somptueux, auxautomobiles, sauta prestement sur le marchepied de la voiturepublique.

Ce brusque dénouement me cloua sur place,stupéfait.

Et ma stupeur augmenta encore.

Tandis que le tramway filait en vitesse,l’inconnue regarda de mon côté ; elle me vit interloqué par ledénouement brusque voulu par elle et… je n’eus pas la berlue, non,je puis jurer que je la vis sourire avec un petit signe de tête queje traduisis comme un ironique adieu.

J’essayai vainement de m’intéresser encore auva-et-vient du Prado. La promenade madrilène n’avait plus de charmepour moi. Mes facultés d’observation et d’humour avaient pris letramvia avec la dame Tanagra.

On allumait. Le service de l’éclairagefonctionne admirablement à Madrid.

J’avais encore une heure à dépenser avant dedîner. Pour l’occuper, je me livrai à une reconnaissance de la CasaAvreda, vers laquelle mes pensées avaient tendu tout le jour.

Je ne soupçonnais pas qu’en suivant sesfaçades et ses murs, tant sur la rue San Geronimo que sur la petiterue déserte de Zorilla, j’aurais tant à revenir là, ni hélas !que j’y laisserais un lambeau de mon cœur.

Enfin, cet examen me conduisit jusqu’à septheures. Et préoccupé, tiraillé par le souvenir et l’attente del’avenir, je rentrai à l’hôtel de la Paix.

Jusqu’ici, je m’étais plaint de l’obscurité del’aventure, au milieu de laquelle je me débattais, un peu auhasard… Maintenant, j’allais comprendre assez rapidement etacquérir ainsi des raisons de me lamenter autrement sérieuses.

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