L’Espion X. 323 – Volume I – L’Homme sans visage

Chapitre 13X. 323 S’EST VENGÉ

 

Cependant, je me sens le cœur serré.

Il y a véritablement des instants où l’onsait qu’il va se produire un fait, qui modifiera notre étatd’âme ou l’orientation de notre existence.

Je ne me suis jamais mêlé aux discussions desadeptes du spiritisme contre les fervents du magnétisme, lesquelscherchent, chacun en ce qui le concerne, à canaliser au profit dela science qu’il pratique, ces manifestations des rapports morauxde l’individu avec le monde extérieur invisible.

Je me borne comme toujours à enregistrer lefait.

Ces réflexions, j’eus le loisir de lesexprimer pour moi-même, car un grand silence suivit l’interrogationdu comte de Holsbein.

Je voyais distinctement le père et la fille àtravers le léger écartement de la tenture.

Lui, vaguement inquiet, questionnant de toutson être.

Elle, comme repliée sur elle-même, unégarement dans les yeux, tremblant à ce point que le frissonnementde son corps m’était perceptible.

Elle souffre, la malheureuse petite, ellesouffre au delà de tout ce que j’ai supposé jusque-là.

Je sens en elle une angoisse surhumaine, unehorreur de sa pensée, une terreur d’être en face de son père.

Sans doute, il devine vaguement ces choses,car il a une longue hésitation avant de reprendre :

– Vous ne me répondez pas, Niète.Pensez-vous donc que ma fille ait le droit d’agir ainsi ?

C’est d’une voix sourde qu’ellemurmure :

– Mon père, ne m’interrogez pas…

Il fronce les sourcils. L’homme de combat quiest en lui, s’irrite de cette résistance inexplicable.

– Teufel ! grommelle-t-il.Est-ce que vous vous figurez que je vais me contenter de pareillesphrases creuses ?… Vous l’avez vu hier, je suis entouréd’ennemis, je ne sais pas pourquoi…

– Oh !

Ce oh ! c’est un cri de protestationéperdue que Niète n’a pu retenir. Il vibre terrible dans la salle,amenant sur les traits du comte une contraction soudaine.

– Ah ! gronde-t-il, tandis qu’en sesyeux s’allume un éclair, voilà bien ce que je pressentais… Pour quema petite Niète ne soupçonne pas mes angoisses depuis sadisparition ; pour qu’elle juge opportun de me refuser la joiede la savoir sauvée ; pour qu’elle permette que ce bonheur dela savoir vivante, libre, me soit jeté par un domestiqueindifférent ; il faut que mes ennemis l’aient gagnée à leurcause.

C’est une clameur déchirante qui sonne dans lesilence.

– Oh père ! moi votreennemie !

– Eh bien, alors, répondez, je leveux.

– Vous me demandez l’impossible.

– Pourquoi cela est-il si difficile àdire ? Ma fille a-t-elle honte de ses pensées, qu’elle n’oseles formuler devant moi ?

Je frissonne. Je sens le vent de la fatalitésouffler sur ces deux êtres.

Niète a jeté brusquement ses bras en avant.Ses mains sont jointes, Elles supplient en un tremblementconvulsif.

– Oh ! père, n’insistez pas. Puis,fondant en larmes :

– Je partirai… le couvent… Je serai laseule victime… Je ne puis pas, je ne dois pas juger mon père… jeprierai pour lui !

Ah ! ce ne fut plus de la pitié quej’éprouvai pour Mlle de Holsbein !

Ce fut de l’admiration pour cette réservefiliale survivant à un désastre moral, dont je devinais laprofondeur sans la pouvoir mesurer.

Le comte était demeuré un instant interdit. Illa regardait, le visage caché dans ses mains fines, les épaulessoulevées par les sanglots.

Mais l’homme de proie n’était point taillépour les méditations inactives.

Un flot de sang empourpra ses joues ; et,brutal, incisif, trahissant l’anxiété qui l’avait fait se lancer àla recherche de sa fille, je le compris à ce moment, ilprononça :

– Que vous a-t-on dit ?

Niète secoua désespérément la tête : ellene voulait pas répondre.

Mais il la saisit par le poignet, la secouarudement.

Je fus sur le point de m’élancer au secours dela malheureuse enfant… Par bonheur, le destin ne permit pas quej’offrisse, aux yeux du comte de Holsbein, le champion qui n’eutpas dû se trouver là.

Sous la poussée, sous la douleur, unefaiblesse détendit les nerfs de la jeune fille. Elle fléchit surses genoux, et dans l’attitude de la prière, devant cet hommefrémissant de courroux, elle sanglota :

– Père ! père ! pardonnez-moi…Je vous implore. Ne lancez pas ces millions d’hommes sur les champsde bataille… Les morts crieraient contre vous !… Vous seriezle meurtrier.

Je chancelai. Un éclair rouge passa devant mesyeux.

Elle savait le terrible secret de sonpère.

Et je compris l’épouvante de la jeune fille,marquée au front, marquée à l’âme, par cette blessureinattendue : être la fille d’un espion !

Je sentais le vertige né en elle, la chute desillusions.

Jusque-là elle avait vécu insouciante,heureuse, la vie d’une riche héritière. L’existence lui étaitapparue peuplée de sourires, de fleurs, d’harmonies… Elle avaitrêvé le mariage peut-être, le compagnon heureux et doux comme elle,ignorant des rudesses que donne l’âpre combat pour la vie.

Et, tout à coup, le voile s’était déchiré,démasquant à ses regards l’affreuse vérité.

Elle était la fille, elle portait le nom d’unespion.

Quel écroulement. Ah ! pauvreenfant !

À cet instant, le visage de mon directeur duTimes se présenta à ma pensée. Pourquoi, je l’ignore.Est-ce que l’on connaît le mystère décousu qui préside auxmouvements de l’esprit ?

Je me confiai que le « patron »serait bien surpris s’il voyait Max Trelam, le reporterimperturbable, la figure sillonnée de larmes, derrière ce rideauqui l’isolait du drame, auquel il prenait tant de part.

Je tressautai, en entendant la voix du comtes’élever de nouveau :

– Idées de petite fille, jeta-t-ildédaigneusement.

Ah çà ! Il avait du ressort, pour ne pasdemeurer écrasé sous la révélation.

Niète dut ressentir une impression analogue,car elle leva sa tête inclinée, fixant sur son interlocuteur sonregard bleu, empreint d’une inexprimable anxiété.

Lui, la souleva, la conduisit à un siège, etdemeurant debout devant elle :

– Je répondrai dans un instant, et jepense que ma fille regrettera de n’avoir pas provoqué elle-même uneexplication que je ne redoute pas. Pour l’instant, voulez-vous mepermettre quelques questions ?

Elle fit oui de la tête.

Je regardais avec stupeur. Qu’allait dire lecomte.

Je voyais son front volontaire, son regardincisif, et je rendais justice à la puissance de l’homme qui ne secourbait pas sous l’une des plus honteuses accusations qui peuvents’abattre sur un mortel.

– Dites-moi, Niète, reprit-il d’un tonaussi calme que s’il eût parlé de choses parfaitementindifférentes, lorsque vous fûtes enlevée par la croisée de cepavillon, qu’avez-vous vu ?

– Rien.

– Comment cela peut-il être ?

– Un carré d’étoffe emprisonna ma têteavant que j’eusse atteint la terrasse supérieure. Je sentis quel’on me saisissait ; puis j’eus l’impression que celui qui meportait, descendait et remontait des pentes raides.

– Des échelles, probablement.

– Je le crois.

– Oui, on a dû descendre de la terrassepar ce moyen… En empruntant l’escalier, on eût rencontréConcepcion… Ensuite, on a sans doute franchi le mur séparatif decette propriété et de la maison voisine. Villa Hermosa est en effetinhabitée pour l’instant… Après ? Continuez ?

Obéissante, Niète poursuivit :

– On me hissa dans une voiture qui roulalongtemps. Elle s’arrêta. On me tira au dehors. On me porta denouveau, on me débarrassa de l’étoffe qui m’aveuglait. Je metrouvai dans un petit salon, meublé simplement. Un grand feubrûlait dans la cheminée.

– Vous étiez seule.

– Non. En face de moi, se tenaitrespectueusement un grand vieillard aux cheveux blancs, à la barbetaillée en pointe.

J’eus une sourde exclamation que la tentureétouffa probablement, car aucun des interlocuteurs ne parut l’avoirentendue.

Le portrait tracé par la jeune fille avaitévoqué en moi le souvenir du vieillard mystérieux du Prado.

Le comte, lui, eut un mouvement de dépit. J’enconclus que ce personnage aux cheveux neigeux ne lui fournissaitaucune indication.

– Mademoiselle, disait cependant la jeunefille, c’est ce monsieur qui parla ainsi… Mademoiselle, vous avezquelques heures à passer ici. Ne vous inquiétez aucunement. Votrepère est averti de votre absence.

Le comte serra les poings et je m’expliquai cegeste rageur. Ah oui ! il avait été averti !… La ChambreRouge en faisait foi !

Niète n’avait point remarqué ce mouvement.Elle allait toujours :

– Je restai seule. On me servit un dînerléger… Je n’avais pas faim. Puis je me retrouvai seule. Oùétais-je ? Je ne pouvais m’en rendre compte. Une fenêtreexistait bien, mais elle était très haute. En me hissant sur unechaise, mon front arrivait à peine au niveau du rebord inférieur. –Aucun bruit du dehors ne parvenait jusqu’à moi.

– Enfin, comment vous rendit-on laliberté, s’exclama M. de Holsbein avec une nuanced’impatience ?

Et comme elle pâlissait de nouveau, il ajoutaplus doucement :

– Ne craignez pas de tout dire. Je vousai promis de répondre à tout… Il appuya fortement sur cedernier mot. Et vous savez, je pense, que je tiens toujours ce quej’ai promis.

D’un signe de tête, elle acquiesça àl’affirmation de son père, mais cependant son organe trahissaitl’effort lorsqu’elle reprit :

– Au bout de combien de temps, je nesaurais le dire, le vieillard reparut. Seulement, sa physionomie mesembla plus grave. J’eus l’intuition que ses yeux se portaient surmoi avec tristesse.

Il vint jusqu’à moi.

– Mademoiselle, fit-il d’un tonvéritablement douloureux, je souffre de ce que je vais vousapprendre… Mais il est des devoirs cruels… lisez ceci.

Il me présentait un parchemin, à entête duservice de la police politique anglaise.

– Et ce parchemin disait ? gronda lecomte d’un air de défi.

– Votre nom, mon père, notre nom à tousdeux.

– Et, au-dessous ?

– L’origine de notre fortune… Lesmissions secrètes accomplies par vous, en exécution des ordresde…

Elle s’arrêta, comme cherchant un mot.

– De l’espionnage allemand, acheva-t-ilavec éclat. Et la dernière mission, sans doute, le vol de ce traitéanglo-franco-russe, auquel a adhéré secrètement l’Italie, et quiisole l’Allemagne, qui veut la livrer à la dent des puissancessignataires.

Enfin, je savais ce qu’était le documentenlevé dans le coffre-fort de lord Downingby. J’entrevis, avec larapidité prodigieuse de la pensée, les conséquences de ladivulgation de cet acte.

L’Allemagne menacée, se lançant dans la guerreavec le courage du désespoir.

Ce traité, de caractère purement défensif,justifiant l’offensive d’un peuple affolé.

Niète considérait son père avec un étonnementpénible. Peut-être jusque-là, la malheureuse enfant avait-elleconservé un doute qui venait de s’évanouir.

– Puis on vous a encapuchonnée derechef,reprit le comte ; on vous a remise en voiture, et l’on vous adéposée…

– Au parc de Madrid, fit-elle d’une voixétranglée.

– Bien… Maintenant, écoutez-moi… Ettâchez à me comprendre.

Il la tenait sous son regard.

– Être espion, cela ne veut rien dire…Espion est un mot vide de sens, ou plutôt de sens variés, suivantqu’il s’applique à un drôle subalterne surprenant le secret defabrication d’un fusil, d’un canon, d’un explosif quelconque, oubien à l’un des chefs du service, pour lesquels les gouvernementsn’ont point de réticences, et qui sont chargés d’assurerl’existence même de la nation. Je suis un de ces chefs !

Ma parole, je me surpris à admirer la grandeuravec laquelle M. de Holsbein se targuait de sa qualitéd’espion.

J’ai certes, comme tout le monde, le mépris deces êtres cauteleux, fugaces, opérant dans l’ombre ; mais lecomte bouleversait quelque peu les idées que je m’étais faites desespions.

Peut-être cet homme était-il chargé dem’amener à comprendre X. 323, l’espion qui a toutes les noblesseset tous les désintéressements.

Un regard surMlle de Holsbein me rendit toute mon horreurde son père.

Elle était comme écrasée.

Ah ! sur son âme pure, la fausse grandeurdu comte n’avait pas fait impression. Les anges ne se méprennentpas à la faconde du crime. Leur ignorance du mal ne les empêche pasde concevoir que l’individu taré cherche toujours à parer sa hontede prétextes honorables.

Le père se trompa au silence de la jeunefille.

Il parlait, exprimant la gloire de sa mission,le but « élevé », la grandeur de la grande Allemagne, lespérils inconnus, alors que, durant la paix, l’espion seul couraitdes dangers.

– Relevez la tête, enfant, fille d’espionsignifie fille de patriote.

– Hélas ! gémit-elle tout à coup, jepenserais ainsi, si l’on ne payait pas votre patriotisme.

Il s’arrêta net, appliqua un coup de poingrageur sur une petite table de rotin, dont le pied se rompit sousle coup et rugit :

– Stupide créature, allez-vous mereprocher de vivre ?

Elle joignit de nouveau les mains.

– Oh ! père, je vous demandeseulement de mourir au monde… de me retirer dans un couvent.

Il leva sur elle des poings menaçants… Elle nesongea même pas à détourner la tête.

– Père, frappez-moi, mais épargnez tousceux que vous allez jeter au carnage… Père, ne soyez pas l’assassinde deux peuples.

Il avait blêmi, ses dents apparaissaient sousses lèvres retroussées en un rictus nerveux.

Je crus qu’il allait écraser la malheureusemignonne, et au risque de tout ce qui pourrait arriver, je mepréparais à bondir sur l’homme furieux, à sauver sa victime coûteque coûte.

Mais il se domina, par un effort dont lacontraction de toute sa personne marqua la violence, et avec ungeste fou, tragique et menaçant, il s’élança au dehors.

Niète s’affaissa avec un gémissement sur lesiège qu’elle occupait.

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