L’Espion X. 323 – Volume I – L’Homme sans visage

Chapitre 8SOUS LA LIVRÉE DU COMTE D’HOLSBEIN

 

Le bruit d’une discussion me tira de mesréflexions.

Au buffet, les « serveurs »entouraient un domestique, revêtu de la livrée du personnel de laCasa Avreda, dont l’attitude, l’accent indiquaient clairementl’état d’ébriété avancée.

En soignant les invités de sonmaître, le serviteur avait jugé équitable de se soigner lui-même,et il avait eu également des attentions répétées autant quespiritueuses.

Le résultat, facile à prévoir, était unedémarche titubante et une voix pâteuse du plus déplorableeffet.

Tel était d’ailleurs l’avis des autres gens deservice, car ils insistaient auprès de leur camarade, afin quecelui-ci regagnât sa chambre, sans bruit, et ne s’exposât pas àêtre vu par le « patron », qui, sans aucun doute,punirait d’un renvoi immédiat le scandale provoqué parAntonino.

Antonino, ainsi s’appelait le délinquant.

Mais on connaît l’obstination horripilante deceux qui noient leur raison dans un certain nombre de verres.

L’ivresse est une joie momentanée,jusqu’au jour où, par la voie du delirium tremens, ellearrive à être l’aliénation chronique.

Comme la folie, sa sœur, elle est victime del’idée fixe.De là, l’entêtement proverbial desivrognes.

Or, Antonino, cramponné à un dressoir,dodelinait de la tête, répondait invariablement à toutes lesobjurgations :

– Le patron m’a dit : Antonino, àminuit exactement, tu te trouveras, muni d’un bougeoir, dans lecouloir du vieux Logis, près de la porte du petit salon destapisseries. À minuit, je dois être là avec mon bougeoir. C’est laconsigne. Si je me couche, je n’y serai pas, je ne veux pas mecoucher avec un bougeoir.

Le niais. Il s’était grisé, alors que luiétait réservée la bonne fortune de voir la figure du comte deHolsbein, lorsqu’il constaterait la fuite, inexplicable pour lui,du document enfermé dans la chambre Rouge.

Cette réflexion traversa mon cerveau comme untrait de feu, suivie presque aussitôt de celle-ci :

– Je paierais cher pour être à saplace.

Avez-vous remarqué comme l’imagination marchevite ? Comme la lumière et l’électricité, elle doit faire du96,000 lieues à la seconde. Automobilistes, pleurez, vousprogressez comme des tortues !

En une seconde donc, je m’étaisdéclaré :

– Il faut que je prenne sa place… Je laprendrai… Oui, mais comment y arriver ?… Ah ! par leciel ! Concepcion va m’aider.

La fille de chambre, en effet, venait dereparaître, et m’annonçait sa présence en mettant de nouveau enmouvement Dieu, Saints, Archanges, toute la population du Paradisenfin, pour traduire hyperboliquement la reconnaissance éperdue néeen elle du don des mille pesetas.

Je n’y avais nul droit, mais bah ! jel’exploitai sans vergogne et quelques minutes après, Concepcion,stylée par moi, avait fait absorber, à Antonino, deux coupes dechampagne aromatisé d’eau-de-vie de Xérès.

Du coup, le laquais avait perdu même lesouvenir de sa consigne et de son bougeoir. Il s’était laisséprendre par le bras et mener vers sa chambre.

Sans en avoir l’air, je m’étais glissé sur lestraces du couple, non sans recueillir au passage les remarquesadmiratives des autres serviteurs, vantant l’habileté deConcepcion.

– Oh ! les femmes, il n’y a pas àdire, c’est malin comme le Malin lui-même, compliment quichatouilla agréablement mon ouïe de reporter, car la malice deConcepcion, je la lui avais soufflée.

Je n’en ai pas orgueil, croyez-le bien, car« confirmer un ivrogne » ne me paraît pas aussi admirableque délivrer son pays ou même qu’empêcher un homme de boire au delàde sa soif. J’aidai Concepcion à hisser Antonino jusqu’à sachambre, puis je la renvoyai.

À minuit moins cinq, je sortais de laditepièce, revêtu de la livrée du drôle, qui ronflait à poings ferméssur son lit… J’avoue qu’il me répugnait, sa livrée aussi, mais lacuriosité avait été la plus forte.

Et enfin, j’avais réduit mes scrupules ausilence par cet argument péremptoire :

– Je suis correspondant duTimes. Je suis ici pour voir et savoir. Il me fautvoir.

Avec le sentiment du devoir, on endosse lalivrée d’un homme ivre aussi facilement que celle d’unambassadeur.

Je fermai la porte à clef, puis muni d’uncandélabre de cuivre, bougies allumées, je gagnai, par les couloirsque la marquise de Almaceda m’avait fait parcourir, l’entrée dupetit salon des Tapisseries.

À cet instant seulement, je me demandai si madémarche n’était pas stupide, ridicule.

Le comte pourrait me reconnaître. Ne luiavais-je pas été présenté par sir Lewis Markham ?

Mais on lui avait présenté tant de monde, cesoir-là ; et aussi, comment soupçonnerait-il un de ses invitéssous la livrée de ses gens ?

Enfin, on est toujours un peu de mauvaise foi,même vis-à-vis de sa propre personne… Je me déclarai que, ayantdérobé la place d’Antonino, je devais à ce garçon de la tenir à lasatisfaction de son maître.

Au surplus, la petite porte du salon s’ouvritet se referma vivement sur deux personnages, apparus comme desdiables sortant d’une boîte.

L’un était M. de Holsbein. Dansl’autre, je devinai M. de Kœleritz, cet envoyéextraordinaire de la Chancellerie allemande, discutant au grandjour la conclusion d’un accord commercial avec l’Espagne,collaborant dans l’ombre à des opérations louches d’espionnage.

À l’inverse de son compagnon,M. de Kœleritz, arrivé à la réception depuis que moi-mêmeen étais… officieusement absent, se montrait maigre, osseux,parcheminé. Très grand, on s’étonnait, lorsqu’il marchait, den’entendre point cliqueter les os de son squelette.

Il rappelait une composition célèbre d’AlbertDurer, la Mort Coquette, le squelette sinistre se parantcomme une jolie femme.

Observation fugitive ou presque, de suite lecomte s’écria :

– Mais ce n’est pas Antonino.

– Non, fis-je en« vulgarisant » ma voix, je suis un extra de lamaison Olaredo (c’était celle qui s’était chargée du buffet)… Onm’a dit : Prends un candélabre et attends ici les ordres deM. le comte.

– J’avais commandé Antonino… Pourquoin’est-ce point lui ?

– Je ne sais pas. Peut-être est-ilindisposé…

M. de Holsbein haussa les épaulesd’un air mécontent et sèchement :

– Enfin, suivez-nous.

Il passa devant avec M. de Kœleritz,et parcourut le couloir dallé où m’avait guidé naguère la marquised’Almaceda.

Mon cœur battait, comme à l’approche d’unepéripétie capitale.

Nous arrivons devant la Chambre Rouge. Jeporte le candélabre de façon à masquer mes traits au brave Marco,qui est toujours de faction.

S’il me reconnaissait, queldésastre !

Mais il n’y a pas de danger. Le pauvre diableest bien trop occupé, à ne pas laisser deviner au comte qu’ilcommis une irrégularité en allant aviser Concepcion de sonbonheur.

– Tu n’as pas bougé ?

– M. le comte peut en êtrecertain.

– Et personne ne s’est montré ?

– Personne.

– Bien, tu es libre… attends, tupréviendras ton camarade, de faction dans le jardin, qu’il peutaller se coucher… Bonsoir.

Marco s’éloigna à grandes enjambées. Je sens,moi, qu’il a peur d’être rappelé, d’avoir à subir de nouvellesquestions.

Il a tourné l’angle de la galerie, il doitpousser un ouf ! de satisfaction.

À ce moment, M. de Holsbein sort deson immobilité.

– M. de Kœleritz, dit-il avecune nuance de déférence, je dois vous prier de vouloir bien vouscharger du candélabre pour entrer dans la Chambre Rouge. Moi, jevais avoir les deux mains prises.

Il les montre. De la dextre, il tient unepetite clef ; de l’autre, il manie un revolver qu’il vient desortir de sa poche.

– Il faut s’attendre à tout. Puis, setournant vers moi :

– Remettez le flambeau à Monsieur, etattendez-nous là.

J’obéis.

Lui introduit sa clef dans la serrure. J’aiune envie folle d’éclater de rire à la vue de ses précautions pourentrer dans une chambre vide…

Il ouvre, repousse violemment le battant etbraque son revolver sur un invisible ennemi.

– Personne ! et l’enveloppe n’estplus sur la table ! Oh !

C’est une exclamation de stupeur et de colèrequi ponctue la phrase.

Il ajoute :

– Oh ! j’en suis sûr, maintenant…C’est lui ! c’est lui, cet homme énigme, insaisissable, quisemble un lutin se jouant des barrières et des verrous !

Comme la marquise avait raison tout à l’heure.La tendance à la merveillosité enlève au comte jusqu’à la facultéde raisonner. Mais il n’y a pas de lutins, M. le comte. Pourentrer dans une salle, on ouvre forcément la porte ou lafenêtre.

Il m’aperçoit, se contraint au calme, etmurmure :

– Monsieur de Kœleritz, entrons, je vousprie.

Tous deux disparaissent dans la Chambre Rouge,dont la porte se referme.

Oh ! cela commençait si bien. Est-ce queje vais être privé des réflexions que je pressens devoir êtreéchangées ?

Non, non… Un vrai journaliste, et lesreporters du Times sont de vrais journalistes, n’estjamais pris de court.

J’ai dans ma poche le petit appareil que laréclame a popularisé à Londres sous le sobriquet de « Plus deSourds ».

C’est une sorte de microphone à renforçateurenfermé dans une gaine de la dimension d’une bonbonnière depoche.

Les sourds en introduisent une extrémité dansl’oreille, et ils entendent. Nous, au Times, nous avonstrouvé à l’appareil une application à laquelle l’inventeur n’avaitcertes pas songé.

Nous en avons fait un écoutoir à traversles portes.

Ma foi oui. L’un de nos reporters, ayantremarqué par hasard que l’on pouvait percevoir des vibrationsinfinitésimales, eut l’idée de s’assurer que la vibration despanneaux d’une porte serait transmise par le « Plus deSourds »… et il découvrit ainsi qu’appliqué sur le bois, lesystème apportait au tympan les conversations émises de l’autrecôté.

Mon écoutoir sur le panneau, mon oreille àl’extrémité opposée, j’entendis un sanglot.

Qui donc pleurait ? Voilà encore unechose inattendue.

Puis la voix brisée par l’émotion,M. de Holsbein parla :

– Excusez un instant de faiblesse,M. de Kœleritz… j’ai sacrifié ma fille, pauvre petiteNiète, à la grandeur de l’Allemagne.

– Que voulez-vous dire ? répliqual’organe peu harmonieux du plénipotentiaire commercial.

– X. 323 la tient en son pouvoir. Il m’ainformé qu’elle mourrait si le document de Londres ne passait pasla soirée ici, sur cette table.

– Eh bien ?

– Eh bien… J’ai tenté de prendre cethomme, d’en finir avec lui. Des serviteurs dévoués aux portes,d’autres prêts à leur prêter main-forte au premier appel…

– Et il a trompé toutes vos précautions,il est venu ; il a repris le traité…

– Non, gronda le comte avec explosion…Sur cette table était une enveloppe contenant des papiers sansimportance… Voilà comment j’ai donné la vie de ma fille àl’Allemagne !

Je faillis pousser un cri.

X. 323 avait été joué. De nouveau, la guerrefarouche était suspendue sur les nations d’Europe.

Mais M. de Kœleritz continuait,m’interdisant de penser.

– Alors, vous allez me remettre la pièceen question.

– Pas ce soir, demain.

– Pourquoi ce retard ?

– Parce que X. 323 est à ma poursuite…garder ce document chez moi eût été folie… Tenez, je me suis aperçuque mon secrétaire, mes armoires avaient été fouillés à fond. Parqui ? Quand ? Impossible de le savoir… Ce terriblepersonnage est partout. Il entre, il sort, sans laisser detraces.

– Mais enfin, le document que notregouvernement m’a enjoint de recevoir… interrompitM. de Kœleritz avec une nuance d’impatience.

– Est dans une cachette sûre… Je l’y aienfermé dès mon arrivée d’Angleterre. Voilà pourquoi, Monsieur deKœleritz, je ne serai en mesure de vous le remettre que demain.

Je compris que tous deux, allaient reparaître.Je réintégrai mon écoutoir dans ma poche et je m’adossai au mur del’autre côté de la galerie, avec la mine indifférente et ennuyéed’un domestique qui trouve que son service le fait coucher bientard.

Il était temps… Le comte et son compagnonsortirent.

Il me remit le candélabre et me renvoya à cequ’il supposait être mon travail.

Moi, je ne perdis pas de temps. Je courus à lachambre d’Antonino. L’ivrogne ronflait toujours.

En un quart d’heure, j’eus repris mesvêtements de gentleman et, sans plus m’attarder dans les salons dela Casa Avreda, je m’esquivai.

Une heure du matin sonnait à une églisevoisine, quand je remis le pied sur le trottoir de la rue SanGeronimo.

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