L’Espion X. 323 – Volume I – L’Homme sans visage

Chapitre 10LA DOUCE ATTRACTION

 

Le lendemain matin, je me levai avec l’aurore.Je n’avais pas dormi de la nuit, si l’on considère que le sommeildoit être un repos absolu du corps, de l’esprit, et non undemi-rêve, agité, poussant l’individu à des sauts de carpe, à desimpressions angoissantes de chute dans les abîmes, d’étouffements,de fuite activée par des ennemis toujours sur le point de vousatteindre.

À la vérité, j’avais revécu, dans l’obscuritéde ma chambre à l’hôtel de la Paix, les aventures extraordinairesde la journée précédente, et à mon profond étonnement, je constataichez moi, au réveil, un état d’esprit tout à fait anormal.

La profession du reporter, comprise dans lalarge acception du mot, exige une résistance indéfinie des muscleset des nerfs. Les nécessités habituelles de la vie sont, et doiventêtre, reléguées au second plan, pour qu’à toute heure, en touteoccasion, on soit prêt à l’action.

L’imprévu devient le normal, la disciplinetient lieu de liberté, car l’accoutumance aux événementsincohérents, inexplicables, crée à l’homme engrené dans le grandreportage une mentalité spéciale. C’est une sorte d’indifférence àla conclusion des événements, avec l’intérêt passionné d’un match,dont l’enjeu est d’arriver bon premier à l’explication du problèmeoffert à la sagacité ; explication qui, du reste, n’acquierttout son prix que lorsqu’elle est présentée, en caractèrestypographiques, dans le journal auquel le publiciste appartient. Lereportage, en un mot, est si je puis m’exprimer ainsi, unpatriotisme supplémentaire, qui nous fait citoyens dévoués d’unefeuille de papier quotidienne, soixante-trois centimètres surquarante-cinq ou autres dimensions… Ce patriotisme là, d’ailleurs,ne se mesure pas plus à la superficie du journal, que l’autre, legrand, à l’étendue du territoire.

Sa pensée dominante est d’assurer la« primeur » des informations à son journal. Il porte unintérêt de déchiffrage aux énigmes mondiales, mais elleslui demeurent, par définition étrangères. Il agit pour son compte,sans être jamais un acteur du drame. Il est spectateur et critique,dominé par la volonté de comprendre, le désir de la vision claire,vivant normalement sa vie, en face des existences bizarres,grotesques, douloureuses, en dehors de toutes les règles sociales,qui étonnent, provoquent le rire ou les larmes sur la scènetragi-comique où se heurtent les puissances du monde.

Eh bien, j’avais l’impression, non pas nette,mais confusément perceptible, comme d’une chose élaborée par monmoi inconscient, au fond même de mon être, que mon âme de cespectateur « reporter » avait subi une soudainemodification.

J’avais assisté aux massacres deConstantinople ; j’avais contemplé la banque ottomane aumilieu des jets de bombes et de la fusillade. Je m’étais trouvébloqué parmi des Arméniens, vivant avec eux ce que je pensais êtremes dernières heures ; tout cela dans un ruissellement desang, dans une atmosphère emplie de cris d’agonie, de détonations,du souffle horrible des haines fanatiques. Plus tard, j’avais connules terribles faucheursde la Macédoine, ces assassinssinistres, qui semblaient avoir reçu des dieux cruels la mission detransformer la malheureuse province en désert.

Puis ç’avait été la campagne de Mandchourie,avec le choc formidable de la Russie et du Japon.

Tous les spectacles de carnage, de misère,d’épouvante, avaient défilé devant mes yeux… Toujours, que lesvictimes fussent turques, arméniennes, albanaises, ruthènes, ousujets du Mikado, l’homme que je retrouvais en moi était d’abord lecorrespondant du Times, un bipède particulier, chez lequella pitié s’éveillait seulement alors que l’envoi de la« Copie » au journal avait été assuré.

Jusqu’à cet instant précis, pourquoi ne pasavouer la vérité, les belligérants, bourreaux ou victimes, ne metouchaient guère plus que de simples marionnettes, dont j’aurais euà conter les faits et gestes.

Or, le matin, à l’hôtel de la Paix, en melevant, je n’avais pas envoyé le moindre télégramme auTimes, j’ignorais à quel moment il me serait permis de lefaire, et cependant je ressentais un émoi tout à fait en dehors demon état habituel parfaitement pondéré.

Pourquoi cet incompréhensibletrouble ?

Certes, la possibilité d’un conflit européenétait une grave hypothèse ; mais en somme la guerre esttoujours la guerre. Les uniformes varient, le spectacle resteidentique. Pendant la guerre russo-japonaise, j’avais supporté avecune parfaite philosophie les revers des uns, les succès desautres ; je crois même avoir eu des joies profondes àtransmettre au Timesdes nouvelles de désastresinédits.

En Europe, il en serait de même.

Et puis au fait, la guerre n’était pas aussifatale que cela.

Il faudrait, avant qu’elle éclatât, quej’eusse adressé au Timesl’un de ces deux télégrammessensationnels :

« Le document volé auForeign-office est en route pour Berlin. »

Ou bien :

« X. 323 a repris au cambrioleur ducoffre-fort de lord Downingby, le document dangereux. »

Mais alors d’où naissait monapitoiement ; d’où venait cette lourdeur, cette gêne quej’éprouvais dans la région du cœur ?

Eh ! sapristi cela tenait au « dramemoral » qui s’était déroulé à la Casa Avreda.

À mes oreilles sonnait le cri de fanatiqueorgueil de l’espion comte de Holsbein. J’entendais l’Allemand,égaré par un amour patriotique odieux, jeter àM. de Kœleritz ce cri de fauve :

– J’ai donné la vie de ma fille, de Nièteà l’Empire.

On eût cru qu’à ces paroles répondait enmoi-même le ricanement de X. 323, autre mystère humain, joué hierpar son adversaire.

Et brusquement, il y eut une clarté dansl’obscurité de mon examen de conscience.

Ma pitié, le « flottement moral »qui, pour la première fois de ma carrière, me faisait penser enhomme, en dépit du reporter, avaient une cause blonde, et pâle, etdésolée.

Niète, dans mon esprit, avait pris le pas surle mystère, sur la conflagration pouvant sortir de la luttesouterraine, ignorée, des deux athlètes :

Holsbein ; X. 323.

Comment X. 323 ne l’avait-il pas mise à mort,en s’apercevant qu’il n’avait emporté de la Chambre Rouge que despapiers sans valeur ?

Il lui avait rendu la liberté, et cependant,elle pleurait.

Quelle torture lui avait-il doncinfligée ?

Hier, je faisais des vœux ardents pour letriomphe de ce champion de la politique de l’Angleterre.Aujourd’hui, je le maudissais d’avoir fait jaillir des larmes desyeux bleus d’une jeune fille inconnue… Mais oui inconnue, de parles griffes de Nick (le diable) ; inconnue, car je ne pouvaisraisonnablement me considérer comme étant de ses amis, par le seulfait que je me fusse trouvé, à une heure du matin, rue Zorilla,alors qu’elle rentrait, lamentable et désespérée, dans l’hôtel oùresplendissait la fortune, la puissance de son père.

Déjà, j’étais bien plus atteint que je ne lesupposais, car je ne m’étonnai même pas de l’intérêt… fraternel (jeprononçai le mot fraternel sans rire) que je portais à la jeunelady.

Pourtant, quand un homme bien équilibré,accoutumé à juger les choses avec une sage impartialité, en arriveà reconnaître loyalement que deux yeux azurés, mouillés de larmes,ont amené en son personnage intellectuel et moral unetransformation radicale, il ne serait pas bien difficile à lui deconclure.

Hélas ! quand on doit souffrir, on neconclut jamais. La conclusion nous ferait nous écarter du cheminqui mène à la souffrance et la destinée ne veut pas, sans doute,qu’il en soit ainsi.

Au lieu de réfléchir, j’agis… comme unétourneau.

Je m’habillai et, sans répondre au domestiquequi répétait sur un ton lamentable :

– Le señor ne prend-il rien avant desortir… Thé, chocolat, café, rôties, sandwiches…

Je gagnai la Puerta del Sol, abandonnant ceserviteur zélé aux charmes de son énumération gastronomique.

Sept heures à peine.

La place est encore à peu près déserte.Quelques arrierossont près de la fontaine centrale,devisant avec deux gallegos, se livrant à unegesticulation expressive.

Ceux-là se lèvent de grand matin. Leurprofession ouvre de bonne heure, comme ils le disent.

Mais Madrid sommeille encore. Cela me réjouit,je m’en souviens, alors que je dirigeais mes pas vers la CarreraSan Geronimo.

Rares étaient les habitants que jerencontrais.

C’étaient des artisans, des ouvrières, devagues gitanos… les uns se rendant au travail quotidien ; lesautres regagnant les bouges où ils dorment le jour.

Je passai devant le portail de la Casa Avredaet, comme la veille, je contournai le massif de constructions, medirigeant d’instinct vers la rue Zorilla. D’instinct, oui certes,je crois en toute franchise que mon raisonnement fut étranger àcette direction de ma promenade.

Bref, je me trouvai en face de la petite portedu jardin avoisinant le pavillon à terrasse, où s’était opérél’enlèvement de la malheureuse Niète.

– Qu’est-ce que je viens faire ici ?me dis-je un peu sévèrement.

En même temps, je dévorais des yeux la peuimportante ouverture, découpant dans la muraille un modesterectangle… je saluais les arbres, dont les feuillages dorés parl’automne annonçaient l’hiver tout proche.

Et je me répondis d’un ton détaché :

– Mon bel ami, je viens ici, parce quecela me plaît. Il faut que tu n’aies aucune poésie dans l’esprit,pour ne pas goûter le charme impressionnant de cette ruelle quiserpente entre deux murs grisâtres.

On a des arguments de cette force, quand lesbons arguments font défaut.

Qu’espérais-je de ce pèlerinagematinal ?

Avais-je supposé que ces arbres, ces pierres,témoins de la venue de Niète, me révéleraient le secret de ce quila faisait pleurer ?

Est-ce que je sais, moi… et puis, vous êtestrop curieux.

J’avais obéi à une inspirationirrésistible.

Je la jugeais stupide, et je ne me serais pasexpliqué que j’y eusse résisté.

Bien plus, je me félicitais de m’être décidé àune visite ridicule à une porte fermée.

Si vous ne comprenez pas encore, c’est qu’iln’y eut jamais, dans votre existence, des yeux bleus. Vous mefaites l’effet de ces navigateurs d’eau douce plaisantant latendresse du marin pour le phare ami, qui jette des lueurs deréconfort dans la nuit.

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