L’Espion X. 323 – Volume I – L’Homme sans visage

Chapitre 18LE NUAGE OÙ S’ÉLABORE LA FOUDRE

 

On frappa à la porte. Avant que j’eusserépondu, une main impatiente actionnait le bouton commandant lagâche.

À cette précipitation, je devinaiConcepcion.

C’était elle en effet, mais plus grave qu’àl’ordinaire.

– Que ce jour vous soit heureux, señor,fit-elle d’un ton pénétré… et qu’il soit doux aussi pour lademoiselle !

Elle me fixait de ses yeux noirs, avec uneinsistance qu’il me fut impossible de ne pas remarquer.

– Qu’avez-vous donc ce matin, ma bonneConcepcion, on penserait que vous n’êtes pas dans votre assietteordinaire.

– Oh ! fit-elle, prenant à la lettrela locution imaginée, je ne suis ni dans une assiette, ni dans unplat ; mais la señorita a le cœur gros.

– Niète !

– Elle-même… Je crois que vous n’êtes pasfautif ; seulement, M. le comte lui a dit des choses dontelle est très affectée.

– Quelles choses ?… Vous parlez parénigmes…

– Que la Vierge Sainte vous donne lapatience de m’écouter jusqu’au bout, señor. Je suis venue pour vousexpliquer ; mais une langue n’est qu’une langue, et elle nepeut prononcer qu’un mot à la fois.

– Cela est évident, Concepcion, encorepeut-elle choisir les mots utiles.

Elle parut chercher le sens de ma réflexion.Il ne lui apparut pas sans doute, car elle eut le geste de jeterpar-dessus son épaule un objet embarrassant, et posément, siposément qu’elle m’impressionna, tant elle était différented’elle-même :

– La señorita a pleuré tout àl’heure.

– Pleuré ?

– Quand un homme ne fait pas rire, ilfait verser des larmes, fit-elle sentencieusement.

– Merci de cet axiome flatteur… pourtant,dites-moi de quel homme vous parlez ?

– De vous, señor.

– De moi ? C’est moi qui ai faitpleurer…

– Ma petite Madone… C’est vous, et cen’est pas vous, c’est à cause de vous et de ce que lui a dit leseñor comte.

Je fus sur le point de m’exclamer. Je mecontins. Avec une fille comme Concepcion, le mieux est d’écouter.La laisser aller devient le meilleur moyen d’arriver vite aubut.

– Ils causaient tous deux, reprit lafille de chambre. La douce petite fleur, elle, me l’a racontéensuite, exprimait le suc de son cœur. Elle dit son vœud’être bientôt l’épouse du señor.

J’inclinai la tête pour approuver. Ah !moi aussi j’aurais voulu avancer l’instant où Niète n’aurait plusrien de commun avec le nom de Holsbein.

– Et savez-vous ce que répondit sonpère ?… Il y a vraiment des pères qui aiment désoler leursenfants. Il répondit : « Niète, ne vous leurrez pasd’espoirs peut-être mensongers… » Et comme elle le regardaitébahie. « Mon expérience, continua-t-il, est moins crédule quevotre jeunesse. Êtes-vous bien certaine d’être aimée ? »Elle protesta, vous pensez, señor… Douter de l’amour qu’inspire unejeune fille, c’est mettre la main sur le trésor del’avaricieux.

Mais el señor comte reprit :

– Votre fiancé m’évite, Niète… Je ne veuxpas rechercher pourquoi… Mais en admettant que ma vue lui soitdésagréable, il aurait un moyen certain de ne pas me voirlongtemps… me faire fixer au plus tôt la date du mariage que voussouhaitez. Doux moyen, s’il vous aime, mon enfant… Eh bien, jem’étonne que cette idée si simple ne lui soit pas venue ; etje crains, je crains pour vous, mon enfant chérie, que votre cœursoit plus pris que le sien.

– Voilà, señor, pourquoi la señoritapleure… Oh ! elle croit bien à votre tendresse, le pauvrepetit agnelet ne saurait admettre le mensonge d’amour. Mais unefille s’attriste toujours quand on lui dit qu’elle n’est pointbelle ou qu’elle n’est point adorée. On m’affirmerait pareillechose à l’égard de Marco, que je lui arracherais les yeux… C’est mamanière à moi, la señorita se brûle ses pauvres yeux àlarmoyer ; c’est la sienne.

Comment ne pas sourire. Cette Concepcion avaitsur toutes choses des aperçus par trop originaux.

Elle s’offusqua de mon hilarité, encorequ’elle fût réduite au minimum… Ses prunelles noires se piquèrentd’une étincelle rageuse.

– Cela vous amuse, la douleur de laseñorita ?…

– Non, c’est la pensée que je vaisréduire à néant la méchanceté de M. de Holsbein ;car c’est méchanceté pure d’avoir parlé ainsi à la chère aimée.

– C’est possible ; mais comment leprouver au petit agnelet ?

– Aussitôt après le déjeuner, je doisvenir vous prendre pour la promenade…

– Cela est convenu, en effet…

– Eh bien, avant de nous mettre en route,je prierai le comte de fixer la date… du plus heureux jour de mavie.

Du coup, Concepcion battit des mains.

– Ah ! comme vous avez bien ditcela, señor… Ma chère maîtresse aurait retrouvé la joie, si elleavait pu vous entendre.

Elle reprit sa physionomie grave :

– Seulement, cela ne sera pas comme vouspensez, car le señor comte déjeune avec ce vieil échalas deM. de Kœleritz, et il ne sera pas rentré probablement,quand nous nous en irons en promenade.

– Qu’à cela ne tienne, Concepcion… Voussortirez sans moi, j’attendrai le comte.

– La promenade sera dans la bruine, en cecas, modula la soubrette.

Comme ces dictons populaires sontexpressifs.

– Que non pas… la date fixée,officiellement fixée, rien ne s’opposera à ce que nous passions lasoirée au Teatro real (théâtre royal).

Cette fois, les traits de Concepcion sedéridèrent définitivement.

– Ah ! comme cela, c’est autrechose… Je cours conter ceci à la petite Madone… Et je luidirai : votre père est vieux, señorita… il voit l’amour avecdes antiques besicles… Vous serez heureuse, car le galant quitrouve tout de suite ce qui nous fera plaisir, est celui qui nousaime véritablement.

Cette Concepcion avait la plus parfaite dessagesses : celle qui ne s’acquiert pas. Mais cela ne diminuaiten rien sa promptitude de décision.

Dans une envolée de jupes, elle bondit versmoi, me jeta ses bras autour du cou, fit sonner sur mes joues deuxbaisers sonores, tout en s’écriant :

– Tant pis ! Je suis trop contentede vous… Le señor excusera et Marco également… Ouf ! celasoulage… À présent, je vais sécher les beaux yeux du petit agneletblanc.

Pfuit ! la porte s’était ouverte,refermée ; la soubrette avait disparu, et je restais toutinterloqué, sentant encore sur mes joues la fraîcheur des lèvres del’exubérante et familière créature.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer