L’Espion X. 323 – Volume I – L’Homme sans visage

Chapitre 7UNE ÉVASION

 

J’affirmai du geste et je la suivis.

Nous étions dans un couloir à la routecintrée, au sol pavé de larges dalles, dont l’usure attestaitl’ancienneté.

Probablement une galerie du cloître devenurésidence de clercs. Et dans la pénombre, car nous n’étionséclairés insuffisamment que par des becs de gaz largement espacés,j’eus la vision de cette maison, alors qu’elle abritait des hommesayant renoncé aux pompes du monde.

Je sentis peser sur moi la tristesse desrenoncements… Je me représentais les moines austères glissantlentement sur les dalles que balayaient leurs robes de bure.

Nous marchions toujours. La galerie marquadeux coudes à angle droit et soudain je m’arrêtai, retenant macompagne.

À dix mètres de moi, debout devant une portedont la boiserie se découpait en rouge sur la blancheur de lamuraille, je venais d’apercevoir un domestique vêtu de la livrée dela maison du comte de Holsbein.

Mais la marquise l’avait vu avant moi.

Elle me rassura d’un sourire et continuad’avancer vers cet homme.

Le laquais nous observait. Il fit mine de semettre en défense, puis il se ravisa… D’où provenait ce changementd’attitude ?

Les premières paroles de la marquisem’éclairèrent.

Il l’avait reconnue.

Mais malgré cela, la scène qui suivit medemeura d’abord inintelligible.

– C’est toi, Marco, fit-elle de sa voixmélodieuse.

– C’est moi, Madame la marquise.

– Je n’ai pas voulu tarder à te fairepart d’une nouvelle heureuse.

Elle marqua une pause, donnant ainsi audomestique, un Espagnol petit, râblé, à la physionomie naïve etpassionnée, le loisir d’écarquiller les yeux et d’ouvrir la boucheen O, signes évidents d’une curiosité fort surexcitée.

– Tu aimes la jolie Concepcion ?

– Oh ! Madame la marquise, comme laMère de Dieu, avec cette différence pourtant, rectifia-t-il, quej’espère l’épouser, tandis que la Santa Virgen, je ne l’espèrepas.

Concepcion ! mais c’était la camériste dela jeune demoiselle Niète, dont je venais d’apprendre la tragiqueaventure. Fille d’espion, enlevée par un autre espion, avec la mortsuspendue au-dessus de sa tête blonde.

– Je sais, reprenait ma singulièrecompagne, que vous souhaitez tous deux économiser assez pour ouvrirune confiserie sur le Prado.

– Hélas ! notre mariage n’est paspour demain… Il s’en faut de mille pesetas (millefrancs).

– Eh bien, Marco, ce gentleman et moi(elle me désignait de sa main finement gantée), en faisant larécapitulation de notre « bourse debienfaisance », nous avons reconnu un reliquat demille pesetas, et avons résolu de l’employer à assurer le bonheurde deux amoureux… Les voici, les mille pesetas.

Elle présentait devant les yeux du laquaisahuri, une petite liasse de billets del banco real (de la banqueroyale).

– Oh ! señora, balbutia Marco,oh ! señor !

D’elle à moi, il promenait ses regards embuéspar une reconnaissance éperdue. J’avoue que la gratitude de cepauvre diable me gênait, car, en toute équité, je devais m’avouern’y avoir aucun droit.

Mais la mystérieuse jeune femme ne laissa pasà mes sentiments le temps de se faire jour.

– Alors, dit-elle du ton le plus suave,prends ces billetes(billets), Marco, et ne tarde pas uneminute pour annoncer à Concepcion que votre bonheur est assuré.Va…

Marco secoua la tête.

– Ah ! je voudrais, mais…

– Mais quoi ?

– Je ne peux pas quitter cette porte.

Il montrait avec un ennui comique la porteteintée de rouge, devant laquelle il se tenait.

– Qu’est-ce qui te retient là ?

– Les ordres de M. le comte deHolsbein.

– Que me racontes-tu là ?

– Il m’a enjoint de ne pas perdre cetteporte de vue jusqu’à minuit.

– À-t-il peur qu’elle ne s’envole ?Le laquais haussa les épaules en un mouvement dubitatif. Aprèsquoi, il murmura d’un air pensif :

– Peut-être.

À tout autre moment, j’aurais ri de laréplique de ce garçon, mais je m’avisais qu’une sorte de duel étaitengagé entre les deux interlocuteurs, et d’instinct, je souhaitaisque la charmante marquise triomphât.

Mon souhait devait être exaucé.

– N’est-ce que cela ? modula-t-elle…Cours auprès de Concepcion… Je t’attendrai ici avec le señor. De lasorte, quatre yeux seront fixés sur la porte et tu pourrasloyalement certifier au comte que des regards vigilants ne l’ontpoint quittée de la soirée.

– Madame la marquise consentirait…

Elle prit une mine attendrie, prononçant avecune mélancolie que la situation présente ne justifiaitpas :

– Donner aux autres le bonheur, c’est madestinée…

Marco, lui, ne remarqua point l’étrangeté deces paroles qui semblaient un cri de détresse échappé à l’âmeendolorie plutôt qu’une réponse à la question du laquais.

– Je me hâte, pour abréger la station deMme la marquise.

Et de fait, il partit en courant.

Mme de Almaceda s’étaitdéjà ressaisie. Elle entama soudain une dissertation sur lesconfiseries du Prado, et les chances qu’avait le ménage futur deMarco et de Concepcion, d’arriver à l’aisance.

Je l’écoutais, ou mieux, j’écoutais la musiquede sa voix. Je venais de me déclarer qu’il se passait en ce momentune chose dont l’explication me serait refusée, et je me résignaissans trop de peine.

Ma première idée avait été que ma compagneéloignait le domestique pour pouvoir pénétrer dans la Chambre Rougeet enlever le document qui s’y trouvait.

J’avais fait fausse route, car rienn’indiquait qu’elle eût eu semblable pensée.

Elle parlait vite, pour parler. Évidemment illui importait peu de dire des choses intéressantes.

Je tournais le dos à la porte de la ChambreRouge. Peut-être, sans que je m’en aperçusse, la marquiseavait-elle manœuvré de façon à m’amener insensiblement à cetteposition.

Tout à coup, il me sembla percevoir derrièremoi, le glissement léger d’une porte ouverte avec précaution.

Je voulus me retourner d’instinct, sansréflexion, obéissant à cette attraction machinale qui mène lesregards vers un son inattendu.

Et ce fut la surprise nouvelle, après toutescelles de la soirée.

D’un geste brusque, prompt comme l’éclair, lamarquise jeta ses bras en avant, ses mains s’appliquèrent sur mesjoues, immobilisant ma tête, tandis que ses doigts, qui couvraientmes oreilles, exécutaient un rapide battement, dont l’effet fut deremplir mon appareil auditif d’un bourdonnement continu,m’interdisant d’entendre tout autre bruit.

Je crois que, toute autre lady, agissantainsi, j’aurais estimé sa tenue schocking au dernierpoint… Ici, je n’eus même point la pensée de juger l’acte de lamarquise inconvenant.

Pourquoi ? je l’ignore.

Est-ce que, dans sa manière, mon moi intimesentait l’absence de tout sous-entendu ? Est-ce que lescirconstances plaidaient pour elle ?

Je le répète, je ne saurais élucider ceci.

Mais je pense que les gens qui établissent desrègles de tact et de bienséance, dans lesquelles ils ordonnent àtout le monde de circuler absolument comme le public s’engage dansles balustrades à circonvolutions aux guichets du Métropolitain, setrompent grossièrement.

Ce qui doit et peut se faire, varie selonl’individualité.

Le tact est une saveur personnelle, et non ununiforme que l’on impose à tous.

Mais je divague, je veux toujours voir clairau fond de mes impressions, et j’oublie que le fond de Max Trelamvous est sans doute totalement indifférent.

Malgré les mains qui me retenaient captif, jepus couler un coup d’œil fugitif à ma gauche.

Disparaissant à l’angle du couloir, il mesembla distinguer confusément la silhouette d’un homme qui disparutaussitôt.

La marquise comprit que j’avais vu, oh sipeu !

Elle me lâcha aussitôt, et me menaçant dudoigt :

– Enfant terrible, vous m’obligez àm’expliquer encore…

Et avec un rire charmant qui me prouvait àtout le moins que je ne l’avais point trop fortementirritée :

– Le commissionnaire qui, tantôt, aapporté la lettre menaçante de X. 323, était X. 323 lui-même.

– Lui ! m’écriai-je abasourdi, il aeu l’audace…

L’audace était bien le mot. Venir dans lamaison de l’homme dont on a ravi la fille, auquel on jette unemenace de mort.

Pourtant, paraît-il, j’avais des idéeserronées sur les actions téméraires, car ma compagne coupa maphrase stupéfaite :

– Attendez donc, pour parler d’audace.(Dans son accent, il y avait une vibration d’orgueil). X. 323,resté seul pour attendre la réponse, profita de l’inattention dupersonnel, absorbé par les ultimes préparatifs de la fête,décorations, etc. Il se glissa jusqu’ici, pénétra dans la ChambreRouge, et se dissimula sous la vaste cheminée qui occupe presquetout le panneau de gauche.

J’écoutais.

X. 323 prenait pour moi les proportions d’unhéros de la fable.

– Il avait bien jugé Holsbein. Il luiavait tendu un piège, de nature à frapper terriblement, nonseulement sa propre imagination, mais encore celle des espions àcombattre dans l’avenir. Paraître avoir le don de l’impossible estune force terrible, parce que les hommes sont tous enclins à aimerle merveilleux. Sans cela, la raison leur dirait quel’impossible n’est pas possible, et que la réalisation d’unechose réputée impossible a toujours, pour qui la recherche sansparti-pris, une explication simple et naturelle…

Et, baissant la voix, comme si elle craignaitque ses paroles ne se propageassent autour de nous :

– Vous venez de voir comment X. 323 aquitté la Chambre Rouge, emportant le document dérobé auForeign-Office. Eh bien, Holsbein sera affolé, lorsqu’il trouverala chambre vide, lorsque ses factionnaires lui affirmeront n’avoirpas bougé de leur poste. Je dis factionnaires au pluriel, parcequ’un autre domestique croise devant la fenêtre, dans le jardin… Etil ne viendra pas à l’idée de ce lourd Allemand que lecommissionnaire, nous, et une fausse clef agissant avecentente, aurons tout fait le plus simplement du monde.

– C’était X. 323 ? trouvai-jeseulement la faculté de dire.

– Oui.

– Pourquoi n’avoir pas eu toute confianceen moi ?… Mon loyalisme…

– Ne fait pas doute, interrompit-ellevivement ; seulement X. 323 ne jugeait pas que vous dussiez levoir encore.

– Encore ? Voilà un mot qui me faitsupposer que je le verrai.

– Je le crois. À présent que le documentest revenu à ses légitimes propriétaires, il est probable qu’iltiendra à vous remercier de la discrétion du Times et deson correspondant. Mais silence, voici Marco.

Et elle reprit sans transition sa petiteconférence sur les confiseries.

Marco en effet arrivait tout essoufflé.

Ce fut une avalanche de remerciements,d’exclamations. Conception était folle de joie. Sa vie, celle deMarco seraient désormais à la disposicion de usted.

La marquise coupa court à l’exubérance del’amoureux ravi et derechef m’entraîna dans son sillage.

Elle connaissait admirablement les aîtres, carau lieu de regagner le petit salon d’où nous étions partis, nousdébouchâmes en arrière du « buffet ».

Conception avait-elle pressenti que nousopérerions notre rentrée de ce côté ? Peut-être. En tout cas,elle se trouvait là, se précipita sur nous, nous prit les mains,les baisa, fit mine de s’agenouiller, tout cela au milieu d’un fluxde paroles où la Vierge, les Bienheureux, la confiserie, notresalut éternel, son amour, se mêlaient dans cet inextricabledésordre dont l’âme catholique espagnole a le secret.

Processions et sérénades, encens etcastagnettes, ces choses qui, pour nous, représentent des idéessituées aux antipodes de la pensée, forment chez le peupletranspyrénéen un amalgame dont une señora me disait un jour, nonpas avec le scepticisme du Nord, mais bien avec, la foi profonde dela Péninsule :

– Nous autres, pauvres mortels, nousmêlons tout ensemble, le bon et le mauvais ; mais, voyez-vous,Dieu et le Diable sont de puissants seigneurs : chacun arriveà retirer sa part.

Cependant, la marquise de Almaceda consentaità ce que Concepcion l’accompagnât au vestiaire, où elle avaitdéposé son manteau, et elle me tendait sa main fine avec cesmots :

– Je vous remercie, sir Max Trelam, sansvous j’aurais été fort embarrassée.

Elle se moquait sans doute… Embarrassée,elle !… J’avais conscience d’avoir, durant toute la soirée, eul’importance d’un petit garçon.

Elle s’était éloignée.

Je restais là, à quelques pas du buffet, lesidées cavalcadant sous mon crâne. Oh ! idées pas désagréables.Le document était reconquis, la paix assurée, l’Angleterrevictorieuse… All right ! Dieu et mon Droit. La vieille devisebritannique se justifiait une fois de plus.

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