L’Espion X. 323 – Volume I – L’Homme sans visage

Chapitre 17QUELQUES JOURS IDYLLIQUES

 

Le comte me regarda. Je regardai le comte.

– Eh bien, fit-il carrément. Le filet estbien tendu autour de la Casa Avreda. Je voulais en être certain. Jele suis à présent.

Je n’avais pas à répondre… Ces paroles ne metouchaient pas directement.

Je concevais qu’elles passaient par-dessus matête, qu’elles allaient à l’insaisissable et infatigable X. 323,auquel j’avais attribué sans hésitation la mésaventure de ceWilhelm Bonn, secrétaire de M. de Holsbein.

Vraisemblablement le comte se fit uneréflexion de même ordre, car il reprit place à son bureau et lavoix changée :

– Reprenons là où cet imbécile nous ainterrompus.

Je consentis d’un signe de tête.

– Bien, continua-t-il… Je venais derendre justice à vos qualités réelles, Monsieur Max Trelam, etj’allais arriver à cette conclusion. Intelligent et brave, il doitvous répugner de faire souffrir une enfant innocente.

J’eus un petit sursaut. Si je m’attendais àcelle-là, par exemple !

– Je parle de Niète, poursuivit le comte,dont l’organe se voila… je ne veux pas qu’elle souffre.

– Et où prenez-vous que je la feraissouffrir ?

– Dans ceci. Vous ne l’aimez pas.

– Hein ?

– Vous ne pouvez pas l’aimer,accentua-t-il avec plus de force.

Ah ! oui il m’agaçait. De quel droit cethomme de ruse nie-t-il mon amour. Ne pas pouvoir aimer Miss Niète,père aveugle, tu n’as donc pas regardé la divine mignonne.

Vraiment, certains pères sont atteints d’uneincurable cécité à l’égard des charmes de leurs filles.

Et haussant les épaules, je m’accuse de cemouvement blâmable, mais je ne le pus réprimer, jepersiflai :

– Alors, cher Monsieur, je vous seraisobligé de me faire connaître dans quel but j’ai sollicité la mainde la chère enfant.

Il fit entendre un grondement sourd, peut-êtrececi trahissait-il un sanglot intérieur. Il répondit cependant enhésitant :

– Niète avait dû vous dire… vous laisserentrevoir que je ne me reconnais pas le droit d’influencer sonchoix… Le bonheur de l’un ne serait souvent pas le bonheur del’autre, et alors vous vous êtes décidé à demander sa main…

– Parce que je l’aime…

– Non, parce que vous pensiez avec raisonque j’autoriserais votre cour en vertu de mon affirmation d’êtrerespectueux du choix de Niète… ; ceci vous assurait l’entréede ma maison ; la possibilité sous un prétexte plausible, desurveiller mes actions.

Cela y était. Il m’appelait nettementespion.

– Permettez…

– À quoi bon des protestations… Je nevous accuse pas de cela. La guerre est un assaut de ruses… Il fautatteindre à tout prix un but déterminé… Moi-même, j’aurais réservéma réponse si j’avais pensé alors… Mais je croyais que, dès lelendemain, plus rien ne serait intéressant à surveiller ici… Et jem’amusais, je l’avoue, à l’idée de vous accorder toutes facilitésd’inspecter une maison où il ne se passerait plus rien.

Décidément, dans le Parc de Madrid, avant lamalencontreuse expédition au Puits du Maure, je n’avais pas tropmal deviné les sentiments de mon interlocuteur.

Par malheur, ses paroles ne m’impressionnaientpas suffisamment, alors que, d’après lui, j’eusse dû en ressentirune surprise violente, il en résulta que je protestai, avec unefroideur relative :

– Je n’avais pas la moindre intention desurveiller…

Il ne me laissa pas finir.

– Pourquoi, encore une fois, vous donnerle mal de nier l’évidence ?

– Parce que l’évidence est contraire à lavérité.

– Allons donc !

– Je vous donne ma parole,commençai-je…

Il m’arrêta net.

– Vous oubliez, cher Meinher Max Trelam,que nous nous sommes rencontrés à l’Armeria.

Eh, pauvre moi ! Il avait raison… Ilm’avait surpris là, en flagrant délit d’espionnage, et tout ce queje lui pourrais dire désormais ne le persuaderait pas.

Cette assurance que je fus obligé de me donnerà moi-même, me déconcerta tellement, que je baissai la tête, mesentant incapable de formuler une objection quelconque.

La faiblesse des honnêtes gens, de conduitehabituellement loyale, est d’être sans défense contre uneaccusation logiquement présentée.

La probité crée le devoir de constater lalogique.

Et quand on a procédé naïvement à cetteconstatation, il devient impossible de se défendre contrel’accusation, car on est anesthésié en quelque sorte par le faitqu’étant logique, elle est vraisemblable, et que pour la plupartdes gens, vraisemblance et vérité sont même chose, en dépit duproverbe si sage :

« Le vrai peut quelquefois n’être pasvraisemblable. »

Le triomphe de la calomnie, de la médisance,de toutes les vilenies, ne tient pas à une autre cause.

Des mensonges assemblés avec vraisemblancedeviennent articles de foi pour les sots… Je ne parle pas desenvieux malfaisants, car pour ceux-ci, la vraisemblance même n’estpas nécessaire.

Le comte se méprit sur la cause de monsilence.

– Nous sommes d’accord, reprit-ildoucement en abaissant involontairement la voix… La visite de notremiquelet n’aura pas été mauvaise. Par son récit, vous avez pu jugerque… vos amis m’enserrent dans un réseau d’espionnage, à traversles mailles duquel aucun des miens ne saurait passer.

J’inclinai le chef, enchanté de pouvoirapprouver cette chose si agréable à mon cœur britannique.

– C’est votre avis, n’est-cepas ?

– J’avoue, qu’en effet, il me semble…

– Parfait ! dès lors, croyez-vousindispensable d’avoir à demeure un surveillant de plus dans cettemaison ?

– Avouez que ce surveillant, puisque voustenez absolument à me flétrir de ce titre, ne vous a pas gênébeaucoup, ces jours derniers.

Il consentit à rire de ma proposition.

– J’avoue volontiers. Vous étiez malade.C’était très bien ainsi.

– Je vous remercie.

– Ne prenez pas la peine. Je continue.Maintenant vous êtes rétabli ; naturellement, un fiancé doitvenir faire sa cour… Alors, vous serez sans cesse à la CasaAvreda.

– Ma foi, balbutiai-je, je pense celabeaucoup plus convenable pour me rencontrer avec Miss Niète.

Il fronça les sourcils, mais vite se signe deressentiment s’effaça.

– Précisément, je souhaite vous prier decesser de voir Niète.

Je me levai tout droit :

– Ne plus la voir.

Mais cela, je ne le pourrais pas. Le col sousla hache, je ne promettrais pareille chose à personne.

Et il reprit avec une tristesse qui metoucha :

– Hier, j’ai causé avec l’enfant… J’aicompris qu’elle avait pris votre amour supposé au sérieux… Et ehadversaire loyal, je vous demande de ne point entraîner ma chèrepetite au désespoir.

Maintenant, être séparée de vous, lui seradéjà une douleur ; mais avec des distractions, du mouvement,un long voyage, elle oubliera.

En poursuivant plus longtemps, le mal seraitirrémédiable.

Et c’est une mauvaise action de condamner à lasouffrance de pauvres êtres, étrangers aux luttes que les hommesdoivent subir.

Ma parole, il me remuait, ce damné espion.

Il me révéla la fleurette bleue de son âme demensonge. L’amour paternel restait pur, dévoué, dans cet esprit quiadmettait sans révolte de jeter le brandon des discordes surl’Europe en armes.

Ne plus voir Niète, impossible… Il fallait lerassurer.

– Ce serait en effet, comme vous ledites, une mauvaise action, et une action lâche.

Son visage s’éclaira.

– Ah ! je suis content que vouspensiez aussi cela.

– Attendez… J’ai dit, ce serait.Ce serait si, en sollicitant la main de Miss Niète, j’avais obéisimplement aux désirs indiscrets que vous me prêtiez tout àl’heure.

Il marqua un geste impatient.

– Ah ! m’écriai-je avec colère…Veuillez me laisser parler… Je vous ai écouté sans vousinterrompre… À mon tour de m’expliquer.

Et en phrases hachées, rapides, précises commedes flèches de vérité, je lui dis, sans toucher à quoi que ce fûtconcernant X. 323, comment je m’étais trouvé, le soir de laréception, dans la rue Zorilla, lors du retour deMlle de Holsbein.

Je continuai. Ma matinée du lendemain, monimmense pitié de la jeune fille innocente pleurant sur son père. Etma présence dans ce pavillon du jardin, lors de la scène tragiqueentre le père et la jeune fille.

Enfin, j’expliquai le Puits du Maure, enl’arrangeant un peu…

Une vieille gitane et sa complainte, macuriosité des vieilles pierres et des vieilles légendes ; mavisite nocturne à l’enclos du puits, un rêve miltonienm’immobilisant dans ce romanesque désert de verdure. Ensuite, masurprise en reconnaissant la silhouette du comte, mon effarement dele voir disparaître dans le puits, ma découverte de l’échelle defer, ma descente.

– Vous savez le reste ; vous avezcru être suivi par un espion ; c’était un simple correspondantdu Times, un peu trop curieux, je vous l’accorde, maisqui, en venant au Puits du Maure, souhaitait uniquement, en uncadre approprié, rêver à la lune ainsi qu’il convient à unclassique amoureux.

Il m’écoutait, hochant la tête… Les coins demon récit, que j’arrangeais un peu, pour ne pas trahir mesrelations avec X. 323, la marquise de Almaceda ou Lewis Markham, seconfondaient si étroitement avec la partie scrupuleusement vraie,que je devinais sur ses traits la propension à croire.

Je voulus porter un dernier coup à ses doutestenaces.

– Et j’aime cette enfant que vousm’ordonnez de fuir. Le pourrais-je maintenant que, de votre bouchemême, j’ai entendu que la séparation lui serait unesouffrance ? Je l’aime saintement, comme celle qui sera laMistress de mon foyer, la jolie maman de mes enfants, lerayonnement d’amour de ma vie.

Un instant, les yeux du comte redevinrentmauvais.

– Vous savez que je ne donne pas de dot àma fille.

– Ah ! cela. Je vous en prieimpérieusement.

La réplique précipitée était quelque peublessante… Elle parut le réjouir complètement.

Et je compris son arrière-pensée. Il avaittenté la suprême épreuve, l’épreuve de l’argent, avec la convictionqu’une tendresse simulée ne tiendrait pas contre l’absence dedot.

Ma foi, je sortais de l’épreuve à monavantage.

Il eut un grand geste d’abandon.

– Qu’il soit donc fait ainsi que vous levoulez.

Il s’était dressé sur ses pieds, m’indiquantainsi qu’il me rendait la liberté.

– Nous n’avons plus rien à nous dire,murmura-t-il…

Puis après un silence :

– Où irez-vous en me quittant ?

– Au Parc de Madrid.

– Niète vous y attendpeut-être ?

– Oui.

Il me frappa rondement sur l’épaule.

– Allons, allons, ne la faites pasattendre… Je me trompais voyez-vous. À présent, je crois bien quevous ne lui causerez aucune peine.

Comment cela se fit-il, je ne me le suisjamais expliqué, mais nos mains se serrèrent cordialement.

Moi, dont le loyalisme anglais est absolu,j’échangeai le shake-hand avec cet espion au service de l’Allemagneennemie, de cet homme qui avait cambriolé le coffre-fort de notrePremier !

– Pauvre chère Niète, fit-il encore… Ellea les idées d’une jeune fille… Elle ne comprend pas les nécessitésde l’existence, l’engrenage d’une vie humaine… Oui, oui, l’amourseul pouvait effacer sa grande tristesse… Je suis satisfait quevous vous soyez trouvé là pour soutenir sa détresse.

Il ouvrait la porte.

– Ne la faites pas attendre,répéta-t-il.

Et plus bas :

– Et puis… ces fillettes ont une justicerude, ignorante des circonstances atténuantes… Tâchez qu’elle meles accorde ; c’est tout ce que je souhaite, puisque je nepuis l’amener à ma façon de voir.

*

**

Vingt minutes plus tard, j’avais rejoint madouce chère petite chose, et je réjouissais mon regard de la vue deses adorés yeux bleus, qui semblaient, sous ses paupières, desfleurettes animées.

Oh ! les six jours qui suivirent, quellesjournées idylliques.

Les journaux, les documents secrets, laguerre, le Times,voilà des choses dont j’avais oubliél’existence.

De longues courses en voiture nous emportaientautour de Madrid, nous visitions les castels, ruines, points devue, et partout nous voyions la même chose : nous.

En vérité, j’ai beau fouiller dans ma mémoire,la seule vision que me rappellent ces jours heureux, est unevoiture, attelée de grandes mules, pomponnées de rouge.

Dans cette voiture, Niète est auprès de moi,et nos mains sont unies ; leurs légers frémissements nousindiquent nos mouvements d’âme.

Sur le siège, Concepcion trône auprès ducocher.

Elle jacasse sans arrêt, sans trêve, à lavisible admiration de l’automédon qui s’excuse de couper sesphrases, lorsqu’il veut exciter son attelage.

– Le pardon sur moi, señorita !… Huedonc ! fille de Satan !… Doucement, tout doux, petitemule aimée de la Madone !

Du reste, mon esprit n’a gardé aucunetrace.

Quand, le soir, je regagne l’hôtel de la Paix,j’apprends confusément que l’état de M. de Kœleritzs’améliore, que le délégué allemand se lève, sans pouvoir sortirencore.

Puis, c’est la réponse de la France auxprétentions allemandes.

La France a admis que l’incident de Casablancafût soumis à l’arbitrage.

Si les arbitres la condamnent, elle accorderaà l’Allemagne toutes les satisfactions désirables.

Mais elle ne saurait consentir à présenter desregrets avant la sentence, car ce serait en quelque sorte préjugerde celle-ci.

Et les cerveaux s’exaltent en Europe.

La presse est unanime à accuser l’empiregermanique de chercher la guerre.

Des dépêches du Times, félicitationspour mon rétablissement, anxiété de la marche des événements, mejettent aussi quelques échos du dehors.

Mais tout cela glisse sur mon cerveau, commeun léger traîneau sur la glace.

Je vis un rêve… adorable… Un rêve rose qui secontinuera dans le noir.

J’aime Niète.

Et Niète est mon univers.

Et je crois que je suis tout autant pourelle.

Ses yeux bleus, sa douce âme qui exprime sapureté, sans avoir conscience de la rareté de cette expression,voilà tout ce que Max Trelam apprécie au monde :

Six jours de bonheur infini… Le septièmehélas ! allait commencer.

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