L’Espion X. 323 – Volume I – L’Homme sans visage

Chapitre 1UN PUITS OUBLIÉ

 

J’arrive à l’hôtel de la Paix et pénètre aubureau des renseignements.

La jolie fille, qui imprime à ses hanches,lorsqu’elle marche, un mouvement de pendule, est là, collationnantdes comptes avec l’aide d’un autre employé.

Elle roule des yeux mourants, sa voix semblevibrer de tendresse contenue, tandis qu’elle prononce :

– Cinq et quatre, neuf… Et huit,dix-sept… et six, vingt-trois… C’est exact.

Oh ! ces Espagnoles qui trouvent le moyende réciter une addition d’un ton passionné !

J’interromps ce récital chiffré.

– Pas de lettres pour moi ?

– Non, señor.

– À propos, dites-moi donc où se trouvele Puits du Maure ?

La jeune personne me coule un regardpâmé ; l’employé lève les sourcils en accents circonflexes, ettous deux murmurent entre haut et bas :

– Ah ! le Puits du Maure !… LePuits du Maure !… Connais pas.

– Vous êtes sûr du nom, reprendl’Espagnole, en imprimant à ses prunelles un mouvement giratoireanalogue à celui de la terre tournant autour du soleil ?

– Sûr… Oui, ma foi… La personne qui m’ena parlé, a coutume d’être bien renseignée.

– En ce cas, señor, nous allons nousinformer.

– Je vous serai obligé. Je me tiendraidans le salon de lecture ; quelques lettres à écrire ;veuillez m’y envoyer le renseignement.

– À la disposicion, module moninterlocutrice de sa voix la plus tendre.

Et j’entre dans la salle que j’aidésignée.

Il est dix heures moins le quart. Voilàl’avantage de se lever de bonne heure. En trois heures, j’ai vécude quoi remplir une quinzaine de la vie d’un être moyen.

Je bâcle mes lettres ; simples souvenirsà des amis, des connaissances, au « patron ».

Puis je prends un journal.

On y parle toujours de l’incident deCasablanca.

Les négociations diplomatiques en cours entrel’Allemagne et la France y sont envisagées de la façon la pluspessimiste.

Dignes confrères ! Ils ne savent pas ceque je sais. Ils ne soupçonnent rien de ce qui va se passer, lanuit prochaine, au Puits du Maure ; et j’assisterai àl’affaire, moi, en dépit de tous les X. 323 du monde ; et jecoopérerai peut-être à la solution du problème angoissant dontfrissonne l’Europe.

Quelle joie profonde que de se sentir mieuxrenseigné que les autres.

Ah ! voici, la demoiselle du bureau« renseignements », plus ondulante que jamais.

Elle vient à moi d’un air plein desous-entendus et elle murmure, comme si elle craignait qu’un jalouxsurprenne ses paroles, bien anodines pourtant :

– Señor, le señor a dû se tromper ;personne ne connaît le Puits du Maure… Depuis M. le Directeurjusqu’au dernier marmiton, en passant par les garçons d’étage etles femmes de chambre, j’ai interrogé tout le personnel. Aucun n’aentendu parler du Puits du Maure.

– Voyons, ce n’est pas sérieux, ce doitêtre aux environs de l’Armeria.

– Oh ! proteste-t-elle, cela n’estsûrement pas. Ma famille habite tout près du Teatro Real(théâtre royal), à deux pas de l’Armeria… J’ai grandi là et jesaurais.

Elle m’agace avec ses minauderies incessantes.Je la congédie avec un remerciement sec.

Décidément, dans les hôtels on ne peut jamaisobtenir ce que l’on souhaite.

Où ai-je eu la tête de vouloir me renseignerici ?

Le premier agent de la police madrilènem’indiquera l’emplacement du Puits.

Comment n’y ai-je pas songé de suite… C’estpourtant l’A. B. C. du reportage, interroger le policeman,le cabby (cocher), le roulant,mendiant ou autre,et enfin le boulanger, ce négociant en rapport avec toutesles classes de la société.

Oui, mais je devais m’apercevoir que l’A. B.C. ne suffisait pas lorsqu’il s’agissait du Puits du Maure.

Les agents de la police municipale madrilènesont fort aimables, chacun est muni d’un petit livret contenantl’énumération des rues, boulevards, impasses, plazas(places) et plazuelas (petites places). Ils lefeuilletaient avec complaisance pour répondre à ma question.

– Le Puits du Maure, nous disons… Voyons…Puits… Puits… Je ne vois pas cela. Vous êtes certain du nom… Ce neserait pas le puits de Cristal, que vous cherchez ?

Et autres suppositions aussi saugrenues. Autroisième agent interrogé, j’abandonnai tout espoir d’êtrerenseigné par la force publique.

Au tour des cochers, en ce cas. Cesindustriels sont également aimables. Le ton n’est plus le même. Ilse mélange d’une familiarité affectueuse.

– Le señor Inglese est forcément unclient. Tous les Inglese sont la providence des cochers… C’est undevoir de les renseigner… Seulement, je n’ai jamais entendu parlerdu Puits du Maure.

Et le brave automédon hèle un collègue quipasse « en maraudeur » à quelques mètres de nous.

– Eh ! petit frère, le señor veutque je le conduise au Puits du Maure… Tu connais ça ?

L’autre gonfle ses joues, retient son chevald’une traction sur la bride, puis rendant la main avec unhaussement d’épaules :

– El señor s’amuse… Le Puits du Maure,c’est le petit collier de rayons de soleil.

Je comprends ce que signifie la locution. LeCollier de Soleil est un conte populaire, dans lequel un« loustic » s’amuse aux dépens d’un garçon simpled’esprit en l’incitant à ramasser des rayons de soleil pour enfaire un collier à sa fiancée.

J’ai, par bonheur, affaire à un cocher debonne composition.

– Non, non, je ne crois pas cela… leseñor n’a pas cherché à rire à mes dépens… Seulement, si Alfredo,c’est mon collègue, ne connaît pas le puits du Maure, c’est qu’iln’existe pas… On aura noué le petit collier au señor,probablement.

Aux yeux de ce chevalier du fouet, je passepour un imbécile, et je dois le remercier de ne point m’invectiverpar-dessus le marché.

C’est exquis.

Eh ! s’il ne s’agissait pas du documentde lord Downingby, j’abandonnerais la recherche du Puits duMaure.

Mais le moyen, quand on est correspondant duTimes ?

Puis, il convient d’être franc vis-à-vis desoi-même… Une forte dose de curiosité personnelle me pousse àm’acharner à la poursuite de ce puits qui semble me fuir.

J’arrête les mendiants crasseux qui, moyennantle don d’une peseta,me déclarent ironiquement ignorerjusqu’au nom de mon puits.

J’achète des cerillas, à desmarchands d’allumettes… Ils se confondent en graciasseñor ; mais s’ils vendent de quoi m’éclairerphysiquement, ils n’ont à ma disposition aucune lumièreintellectuelle au sujet du Puits du Maure.

Un boulanger, avisé dans une rue adjacente, medéclare noblement que assurément mon puits n’est pas quelqu’undu quartier.

Bref… il est onze heures et demie à présent,j’ai questionné cinquante personnes appartenant aux professions lesplus diverses, et je ne suis pas plus avancé qu’à ma sortie del’hôtel de la Paix.

C’est trop fort vraiment.

Il y a quelque part, à Madrid, un puits…M. de Holsbein le sait ; X. 323 ne l’ignore pas nonplus. Selon toute vraisemblance, M. de Kœleritz le tientégalement pour réel.

Et l’on dirait que, dans la cité madrilène,ces trois étrangers sont seuls à connaître ce puits espagnol.

Ah ! je comprends le sourire ironique deX. 323 avant de me fausser compagnie.

L’homme étrange était assuré qu’une fois horsde portée de ma vue, il me serait impossible de le joindre àl’endroit indiqué par le comte de Holsbein.

Tout en procédant à mon enquête, j’avaismarché, et me trouvais dans cette bande de terrains, bâtis enpartie seulement, qui avoisine le Mançanarès.

Une baraque en planches, sorte deposada (débit de boissons) provisoire, édifiée pourl’usage des ouvriers occupés à une construction voisine, attira monattention.

Les maçons étaient attablés au dehors,déjeunant.

Pourquoi m’arrêtai-je à regarder ces ouvriersdévorant avec l’ardeur de gens qui peinent depuis le lever dujour ?

Le sais-je.

Peut-être mon estomac m’avertissait-il que lemoment était venu de regagner l’hôtel de la Paix.

Ou bien encore obéis-je à cet instinct dureporter, comparable à celui du chien de chasse, qui pousse celuiqui en est détenteur à explorer les endroits les moins susceptiblesde receler la vérité !

La vérité, dans l’espèce, c’était le puits, lePuits du Maure.

Car mes déboires n’avaient en rien altéré maconviction.

Cette conviction était que X. 323 ne m’avaitpas berné. L’ironie de ses propos, ironie évidente, n’impliquait enrien l’idée d’une mystification. Il m’avait donné« la lanterne » sans feu pour l’allumer. Cen’était pas une raison pour nier la lanterne.

Ce Puits du Maure, pouvait être autrechose qu’un puits… Cette appellation convenue pouvait désigner, parassociation d’idées, une tour… un puits en hauteur.

Ceci est un souvenir du Caucase. Le puits duKhan, dans un faubourg de Tiflis, est en réalité une tour carréequi sert de prison… C’est d’ailleurs la maison la plus habitée dela ville.

Même, en admettant que ce puits futvéritablement un puits, il avait pu être oublié par les éditeurs decartes postales… et ne se trouvant pas dans le commerce, être connuseulement de gens particulièrement renseignés commeMM. de Holsbein et X. 323.

C’était cela même ; cette suppositionexpliquait tout. Grâce à elle, je comprenais la bonne grâce del’énigmatique et mystérieux adversaire de l’espion allemand, merévélant le nom du Puits du Maure, nom qui en réalité nem’apprenait rien ;… à moins encore que cet homme prévoyanttoutes choses, disposant flegmatiquement des personnalités humainesqui se trouvaient sur son passage ; – (voir son opération surle domestique du comte de Holsbein) n’eût attribué à ma lancinantecuriosité, un rôle impossible à deviner dans l’une des combinaisonsauxquelles se livrait le terrible jouteur.

Décidément, la vue des maçons à table medonnait trop d’appétit.

Au diable mon enquête. Il faut vivre d’abord,disaient les philosophes anciens qui, pour une fois, dirent ainsiune chose raisonnable.

– Allons déjeuner, car je me sens uncreux, que le Puits du Maure, si profond soit-il, ne sauraitégaler.

Je pivote sur les talons, tel un volontaire àl’exercice et en route vers la Puerta del Sol.

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