L’Espion X. 323 – Volume I – L’Homme sans visage

Chapitre 13LA SANTÉ DE M. DE KŒLERITZ

 

Étais-je mécontent ?… À coup sûr, lemécontentement, s’il existait, fut chassé par le retour de ma chèreNiète.

Comme elle me l’avait promis, elle avaitguetté le départ du capitaine. À présent, elle était près de moi,escortée de l’inévitable Concepcion, qui déroulait sa tapisserie,avec des soupirs aussi formidables que pour la rouler.

Les moulins de Hollande tournaient ànouveau.

Et la conversation chuchotée avait repris,Niète parlant presque toujours.

Moi, je l’écoutais… Je « buvais sonâme », ainsi que le dit si joliment Barneff.

J’appréciais cette image osée, carvéritablement, j’éprouvais la sensation de béatitude que provoquel’arrivée au puits ombragé de palmiers, alors que l’on a chevauchétout le jour à travers le désert.

Oui, oui, jusqu’à ce tournant de monexistence, je le sentais au plus profond de moi, j’avais vécu unevie désertique, désolée, et le bonheur me venait de ce que cetteenfant blonde consentait à laisser tomber son regard bleu sur monindividu.

L’amour des jeunes filles a la fraîcheur dessources.

Il ne brûle pas, n’incendie pas, comme celuides femmes plus avancées dans les années… Il est une douceur, ilfertilise en quelque sorte les landes de la pensée, et dusentiment.

Mais quel est ce redoublement de vacarme, surla toujours bruyante Puerta del Sol ?

Je regarde par la croisée. Niète se pencheégalement. Et Concepcion, heureuse de délaisser sa tapisserie, nousrejoint.

Des crieurs de journaux tracent des sillonsdans la foule en hurlant : La Gaceta, dernièreédition.

– L’Imparcial.

– El Corriere dellaSera.

– Étrange maladie du plénipotentiaireallemand.

– M. de Kœleritz àl’agonie !

– Un attentat anarchiste !

Toutes ces clameurs se croisent, se confondentparfois. Puis tantôt l’une, tantôt l’autre, éclate seule au milieudu silence.

Niète et moi, nous nous sommesregardés :

– M. de Kœleritz,prononce-t-elle.

Je ne réponds pas… Je me rappelle les parolesde Lewis Markham :

– Informez-vous ce soir, m’a-t-il dit, dela santé de M. de Kœleritz.

Mais cela je ne puis le dire à ma doucebien-aimée.

Comme la politique incite à cacher des chosesà celle pour qui l’on voudrait n’avoir aucun secret.

Mais je veux savoir.

Quel tour a pu jouer X. 323 à ce maigreM. de Kœleritz ?

Car, je n’en doute pas une seconde, la maladiea été voulue, préparée, par cet être fugace que chacun voit et quenul ne connaît.

– Concepcion, la Gaceta.

C’est Miss Niète qui donne cet ordre.

Chère petite, c’est encore elle qui vasatisfaire ma curiosité.

Et la camériste sort en courant. On l’entenddescendre en trombe l’escalier, appeler les marchands dejournaux.

Puis, la trombe remonte et la bonne madrilènereparaît, un exemplaire de la Gaceta à la main.

Nous lisons tous deux, Niète et moi, sous la« manchette » sensationnelle, l’information qui, à cetteheure, fait l’objet des conversations de tout Madrid.

« Un incompréhensible malheur vient des’abattre sur M. de Kœleritz, ce diplomate aimable etavisé qui discutait, depuis plusieurs jours déjà, la conventioncommerciale dont tout le monde attend avec impatience la conclusionentre l’empire d’Allemagne et notre pays.

« M. de Kœleritz avait déjeunéavec MM. les délégués du ministère du Commerce, la discussions’étant prolongée ce matin.

« Après le repas, M. l’envoyéallemand se plaignit d’un malaise subit et rentra chez lui.

« À peine rentré, une fièvre ardente sedéclara, compliquée de délire, au cours duquel le malade prononçaitdes mots sans suite :

« Casablanca… Document… Guerre !lesquels démontrent cependant que les rapports difficiles existantentre la France et l’Allemagne préoccupent fort l’envoyéextraordinaire, bien qu’il ait toujours observé à ce sujet uneréserve absolue.

« Notre collaborateur, dépêché par nousaux nouvelles, nous a rapporté que le mal inexplicable qui aterrassé l’honorable M. de Kœleritz, semblait s’aggraverencore, et que, don Fabricio de Huespodi, médecin de la cour,accouru sur l’ordre de S. M. Très Chrétienne, Notre Roi, n’apu que constater le mal, sans lui trouver une explicationscientifique.

« Ce silence significatif doit-il fairepenser que M. de Kœleritz est la première victime d’unfléau inconnu ?

« L’hypothèse émise un peu légèrement parcertains de nos confrères, hypothèse d’empoisonnement, ne sauraitêtre envisagée.

« Les convives qui partagèrent le repasdu plénipotentiaire allemand, n’ont éprouvé aucun symptôme demalaise. Ils sont d’ailleurs au-dessus de tout soupçon.

« Madrid semble, depuis quelque temps,viser le record du mystère.

« Après le drame des jardins del’Armeria, voici l’énigme Kœleritz.

« On remarquera que, dans les deux cas,les Espagnols sont indemnes.

« Les victimes appartiennentexclusivement aux nationalités anglaise et allemande.

« Sans vouloir rien préjuger, nousappelons l’attention des pouvoirs publics sur cettecirconstance. »

Suivaient des considérations variées surl’état de trouble des esprits en Europe ; sur la possibilitéd’une sorte de « Main Noire »[4]politique, etc. etc.

Niète lisait à mi-voix.

Et je m’amusais follement. Rien n’étant plusdoux à un journaliste bien informé, que de voir patauger lesconfrères.

Ceci n’exclut pas la solidaritéconfraternelle, bien entendu ; mais l’émulation de laconcurrence vient tout simplement de sentiments semblables.

Or moi, averti par sir Lewis Markham, jesavais que M. de Kœleritz était une nouvellevictime voulue par X. 323.

Ce dernier avait décidé que le déléguéallemand serait, de plusieurs jours, incapable de transmettre àBerlin le document volé, au cas improbable où le comte de Holsbeinréussirait à le lui remettre, à l’insu de son surveillant.

Et M. de Kœleritz avait été pris defièvre délirante.

X. 323 prenait des proportions monumentalespour moi. Voilà qu’il commandait à la maladie maintenant, comme auxportes closes, aux apparences, à tout.

Cet homme-là devait triompher. Il triompheraitcertainement, et avec lui, la diplomatie britannique.

Hurrah pour l’Angleterre !

Mais en même temps que sonnait ce hurrahinterne, la nuit commençait.

Miss Niète et Concepcion se retirèrent pourregagner la Casa Avreda.

Mais ma chère adorée, mistress future m’avaitpromis, tout bas, qu’elle tâcherait de s’échapper après dîner, pourvenir me donner le bonsoir et s’assurer que je ne manquais de rienpour bien dormir.

La gentille promesse ne devait pas seréaliser.

Ce fut la bruyante Concepcion qui vint, de lapart de sa maîtresse, et qui avec de copieuses exclamations,empruntées au martyrologe spécial des Saints de la péninsule,m’apprit la fureur du comte de Holsbein, en apprenant la maladie deM. de Kœleritz. Fureur telle que Niète, inquiète de levoir en cet état, n’osait le quitter, et s’efforçait, chère petiteâme de charité, d’apaiser ce père par qui elle avait souffert.

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