L’Espion X. 323 – Volume I – L’Homme sans visage

Chapitre 8L’ŒUF DE LA LÉGENDE

 

Sans hésitation, il s’approcha du puits. Il nesoupçonnait pas qu’on le pût épier, car il ne prenait aucuneprécaution. Rien ne l’avait donc inquiété tandis qu’il effectuaitle trajet de la Casa Avreda au Puits du Maure.

Mais alors, que faisait X. 323 ? Unaccident l’avait-il immobilisé ? C’était probable. Commentexpliquer autrement son absence ?

Ah ! Et dire que si j’étais là siheureusement pour le remplacer, c’était contre sa volonté. Je mepressai les mains avec effusion, vraiment enchanté du rôle que monobstination allait me faire jouer.

J’entrevis bien, confusément, qu’une lutteavec M. de Holsbein pourrait avoir une répercussionfâcheuse sur mes projets de mariage.

Mais quand on est dans l’action, celle-ci vousemporte… Je ne pus m’arrêter à l’idée embryonnaire qui m’auraitpeut-être paralysé.

Au surplus, toute mon attention fut accaparéepar les faits et gestes du comte.

Il se pencha sur la margelle, avec un petitricanement qui s’enfla dans l’intérieur du puits.

Il prononça quelques paroles que j’entendismal. Est-ce qu’il disait les mots magiques du Maure ? L’idéeme fit sourire.

On a de ces pensées enfantines parfois… Moncerveau restait impressionné par la légende des eaux montant ous’abaissant à la volonté du geôlier de la Belle Fille.

Mais à quelle singulière pantomime se livrel’Allemand ?

Il tourne autour du puits, la tête penchéevers le sol.

Il s’arrête, se baisse un instant. Qu’estcela ? Je perçois un déclic métallique… Mes sens m’abusentcertainement…

Un nouveau bruit, aussi peu explicable que lepremier augmente ma perplexité. On dirait un courant liquides’engouffrant dans une conduite d’eau.

Ah çà ! Le puits, le Puits du Maureserait-il tout simplement muni d’un déversoir que l’on peutmanœuvrer du dehors ? Une clef hydraulique serait la parolemagique !

À la bonne heure. Je tiens une légende dansson œuf.

Ma pensée vole. Un ingénieur, un architecte,dont le travail reste incompréhensible pour la foule, sont passéspar là.

L’ignorance les a transmués en messireSatanas ; le propriétaire du puits est devenu le Maurefarouche, qui pour le peuple espagnol, demeure une incarnation dudémon.

Mais alors, les crampons de puisatier, quej’ai remarqués à mon arrivée doivent conduire… ?

Ici, la légende reste obscure.

Qu’est-ce qui remplace le boudoir où gémissaitla Belle Fille ?

Rien ne vient à la traverse de mesréflexions.

Le comte se tenait immobile maintenant. Deloin en loin il se penchait sur la margelle, d’où jaillissaittoujours le ronronnement de la chasse d’eau. Cela dura dix minutesenviron. Il monologuait par intervalles :

– Un instant encore… Ce soir, j’en auraifini avec cette histoire !… En aurai-je fini ?… Oui, oui…Ni lui, ni personne, ne pouvait soupçonner ma ruse… Eh mais,Holsbein Litzberg dépiste ceux qui triomphent de tout…

– Ça, c’est pour X. 323, me dis-je…Seulement, le comte se trompe… Son adversaire sait… et moiaussi.

Une vague inquiétude me faitajouter :

– Pourquoi X. 323 manque-t-il aurendez-vous ?

Quelle catastrophe a pu l’arrêter ? Puisune pensée flatteuse pour moi :

– Dire que la paix de l’Europe dépend duplus ou moins de chance et d’habileté dont je vais disposer tout àl’heure. Le document secret, lorsque le jour renaîtra, roulera àtoute vapeur dans la direction de Berlin, ou bien reposerapaisiblement dans la poche du très digne correspondant duTimes que je suis.

L’homme est doué d’une présomption native dontil ne se corrige pas avec l’âge. L’une des formes de cetteconfiance exagérée en soi consiste à mesurer toutes choses à l’aunede sa petite raison. Ainsi, dans l’espèce, je n’admettais que deuxalternatives pour les papiers dérobés au Foreign-Office. Pourtant,une foule de souvenirs eussent dû me mettre en garde contre desappréciations de cette nature. Que de fois, j’ai constaté, à mesdépens, qu’au moment où notre jugement incomplet disserte gravementsur les seules alternatives possibles, les circonstancesen élaborent mille autres, bien plus possibles encore, car ce sontcelles qui se réalisent.

Le comte se pencha une dernière fois sur lerebord du puits. Il marmonna :

– Le niveau a suffisamment baissé…Admirable en vérité, ce vieil appareil oublié… Nul ne se rappellecela… Heureusement que le peuple a de ces fissures de mémoire…Allons, agissons… Dans vingt minutes l’eau aura remonté parinfiltration… La route sera fermée aux indiscrets improbables quis’égareraient de ce côté.

Je distinguai nettement le son d’un gested’évidente satisfaction. Il se frottait énergiquement lesmains.

Puis, d’un mouvement brusque, il se baissa denouveau vers le sol herbeux.

Un déclic, analogue au premier, claque dans lesilence. Le bruit de chasse d’eau cesse aussitôt.

Tout m’apparaît clair à présent. Le comte atout uniment refermé le déversoir qui conduit l’eau dans quelquepuisard éloigné.

Il est debout. Il enjambe la margelle.

Bravo… Mes déductions se confirment. Il vadescendre au moyen des échelons de fer scellés dans la paroiintérieure.

C’est là un exercice gymnastique facile. Unepersonne même étrangère aux sports, l’accomplirait sans la moindredifficulté.

Mais où va-t-il ?

C’est l’obsession de la légende qui metenaille le cerveau de cette question dont la réponse n’est pas enmon pouvoir.

Au bas de l’échelle, il n’y a sûrement pas deboudoir-prison pour les Belles Filles ; mais alors qu’y a-t-ildonc ?

Un peu de patience, Max Trelam. Tu le saurastout à l’heure ; car, je te connais, mon brave ami, tu nesauras pas résister au désir d’aller explorer le fond de ce trèscurieux Puits du Maure.

Je m’amusais tout à fait de la situation.

Le comte s’était enfoncé dans l’orifice, telun piston dans le cylindre d’une machine à vapeur.

Il s’agissait de le suivre, allât-il jusqu’auxentrailles de la terre. Cette réminiscence d’AnneRadcliffe traversa mon esprit à ce moment. Pourquoi ? Je penseque le décor qui m’entourait en fut cause.

En certains endroits mal éclairés, on serallie aux expressions amphigouriques des conteurs demélodrames.

Je quittai ma cachette, non sans de nouvellesestafilades provenant des ronces… Les ronces sont des griffesinsatiables. Ce sont les tigres du règne végétal.

À pas de loup, j’approchai du puits. J’ycoulai un regard prudent. Plus personne. Le comte avait disparu,mais l’eau beaucoup plus basse qu’à mon arrivée, avait démasqué uneouverture étroite découpée dans la paroi. Je la discernai à sateinte plus sombre. À présent mes yeux, accoutumés à l’obscurité,distinguaient assez facilement les détails.

C’était évidemment par là queM. de Holsbein avait passé.

C’était donc par là que j’allais passer à montour.

Je levais le pied pour enjamber lamargelle ; mais je me ravisai. Des étrangetés de cette nuitféconde en aventures, je ne voulais rien ignorer.

Il ne suffit pas de voir, il fautcomprendre.

Comment mon « beau-père » avait-ilobtenu la baisse du niveau de l’eau tout à l’heure ?

Je supposais bien qu’il existait une clef,mais je tenais à le pouvoir affirmer. À ceux qui s’étonneraient deme voir arrêté à ce menu détail, je répondrai qu’une enquête dereportage est composée de « détails ». Et l’enchaînementdes faits s’obtient presque toujours en ne négligeant aucun deceux-ci, si futiles semblent-ils à première vue.

J’avais remarqué l’endroit où le comte s’étaitbaissé, où ses mains avaient fouillé l’herbe.

Et comme le glou-glou de l’eau courante avaitcoïncidé avec ce geste, je cherchai à la même place.

Presque aussitôt, mes doigts rencontrèrent lapoignée d’une de ces clefs fixes en T, qui commandent la manœuvredes appareils hydrauliques.

Je m’y attendais, mais il me fut agréable deconstater que mon raisonnement ne m’avait pas égaré. De plus, monexplication de l’avatar en légende du fait réel devenaitrigoureusement exacte. La clef, muée en formule magique,déterminant l’écoulement ou l’endiguement de l’eau.

Mais le temps n’est pas propice aux colloquesintérieurs où l’on ratiocine avec soi-même… Il court, le comte,pendant que je philosophe sur une clef en T. Rattrapons-le… Car jeveux savoir où il court… Je veux surtout l’empêcher de mettre ledocument britannique sur la route d’Allemagne.

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