L’Espion X. 323 – Volume I – L’Homme sans visage

Chapitre 15UNE VISITE OFFICIELLE

 

La nuit emporte les pensées sombres.

Le jour est revenu. J’ai admirablement dormi.Je me sens la tête libre, le corps dispos.

Le docteur est venu « pour la dernièrefois », a-t-il déclaré d’un ton satisfait… Bravedocteur ! Il ne pousse pas à la visite. Il m’adémomifié la tête.

Plus de bandelettes, quelle joie. Je reprendsfigure humaine.

Oh ! je ne suis ni un Adonis, ni unApollon, ni un Antinoüs, pas même un Méléagre. Je reconnais que jepossède cette structure anglaise, très correcte, mais un peuanguleuse, un peu « taillée à la hache » ; seulementj’étais enchanté de retrouver ma structure sans bandelettes.

Certains se réjouissent de ce qu’ilsont ; moi, je suis content de ce que je n’aiplus.

Je fis une toilette soignée, pendant laquelle,je me souviens avoir siffloté une foule d’airs que je croyais avoiroubliés.

J’éprouvais une satisfaction de gamin, à lapensée d’aller rendre visite, après le déjeuner, à cet excellentcomte de Holsbein.

Je me représentais la physionomie hétéroclitede mon « assassin ».

Évidemment, cela le gênerait quelque peu derecevoir les félicitations de sa victime. Ce serait une chose àraconter en vers, très libres et humoristiques, sous un titreapproprié.

Le Meurtrier et son assassiné, fableréaliste.

Au demeurant, ma vengeance serait douce. Et lecomte lui-même devrait reconnaître que si je ne pouvaisoublier les injures, du moins, j’en pratiquaisparfaitement le pardon.

Et je me déclarais avec la plus agréablesatisfaction de moi-même, que j’avais une exquise petite natured’apôtre joyeux ou de « Premier Chrétien » blagueur.

Concepcion arriva par là-dessus aux nouvelles.Et comme elle en venait chercher, ce fut elle qui m’en donna.

Miss Niète et elle-même, dès une heure etdemie, s’en iraient au Parc de Madrid, afin de ne pas se trouver àla Casa Avreda, lors de ma venue. Ma chère engagéecraignait de se trahir, de laisser supposer à son père que j’étaisen tiers dans leur douloureux secret.

– Ah ! mignonne, si vous aviez connule Puits du Maure.

Puis, pareils détails ne pouvant suffire àl’activité de la langue de la camériste, elle me confirma le départde Wilhelm Bonn pour la France, très fière de constater en passantqu’elle avait prévu cela par avance, en lui voyant préparer savalise.

Après quoi, elle m’informa queM. de Kœleritz délirait toujours dans son lit, et que lemédecin du roi avait déclaré que le malade était sûrement unintoxiqué par l’opium ou par quelque substance analogue.

– Un fumeur d’opium ou d’analogue,s’exclamait la bonne fille, prenant le qualificatif pour un poison…Dire que l’on confie le commerce entre les peuples à des genspareils. Santa Maria, c’est à craindre d’ouvrir une confiserie surle Prado.

Elle s’avisa heureusement qu’il était temps deréintégrer la Casa Avreda, si elle voulait déjeuner avantd’accompagner sa jeune maîtresse à la promenade, et elle partit encoup de vent, avec cette allure envolée qu’ont les personnesinexactes, toujours au galop parce que toujours en retard.

Elle m’avait amusé, ce qui ajouté à maprédisposition naturelle, me fit descendre au grill room dans leplus heureux état d’esprit.

Le déjeuner en subit le contre-coup.

Jamais ville assiégée n’eut à soutenir plusvigoureux assaut.

Je fis une hécatombe des divers mets ; jedois ajouter, pour être sincère, que j’aurais été tout à faitincapable de dire ce que j’avais mangé.

Je dévorai… distraitement. Le repas nem’apporta pas une distraction ; mais ma distraction accentuamon repas jusqu’au pantagruélisme… Salut, ô Rabelais, toi qui mepermets d’user d’un mot aussi copieux.

Deux heures moins le quart. En route… Allonsserrer la main à mon assassin.

Je sors du pas d’un flâneur, qui ne souffred’aucune privation, je m’engage dans la Carrera San Geronimo, et, àdeux heures moins trois minutes (mon souci d’exactitude me donne unair de chronomètre à échappement), je me fais annoncer chezM. le comte de Holsbein.

On m’introduit dans son cabinet de travail, oùil s’est retiré aussitôt après avoir déjeuné.

Nous sommes en présence.

J’aime mieux vous dire tout de suite qu’il nemanifesta pas le moindre embarras.

C’est un homme de bronze, ou bien il estimeque ma vie est une quantité négligeable qui n’est pas matière àpréoccupation.

J’aime mieux le croire en bronze, c’est moinsblessant.

– Monsieur Max Trelam… Prenez donc lapeine de vous asseoir.

Pas plus compliqué que cela, son accueil.

Il est assis devant son bureau aux cuivresempire. Il s’est soulevé à mon entrée, s’est laissé retomber surson siège.

Ma parole, je crois que je suis le plusinterloqué de nous deux.

L’assassiné est gêné devant son assommeur.

Décidément, toute velléité d’amour-propreécartée, il est en bronze… Plus dur encore, en acier chromé, voussavez, cet acier dont on cuirasse les navires de guerre et que lesobus de 305 ne parviennent pas à entamer.

La réflexion me remet d’aplomb. Un reporter duTimes est un être, raisonnable, qui ne saurait avoir laprésomption de faire mieux qu’un obus de 305.

– J’ai su, reprit-il, par ma fille, quevous alliez de mieux en mieux, et je m’en suis réjoui.

– Ah !

On serait surpris à moins, n’est-cepas ?

Un monsieur vous assomme d’un coup à abattreun bœuf, et il vient vous dire ensuite, avec le sourire :

– Je me réjouis de voir que cela vamieux.

– Vous n’en doutez pas, j’espère,insista-t-il avec le mauvais goût le plus évident.

Il se moquait de moi. Un moment, il me semblaqu’entre sa face moqueuse et ma main, il n’y avait que l’épaisseurd’une gifle…

Mais je me souvins à temps qu’il était le pèrede Niète, que de ce rhinocéros était née une fleur (quellesingulière botanique !) et ma main, très surexcitée, me pinçaoutrageusement la hanche… La pauvre, il fallait bien qu’elle passâtson irritation sur quelque chose.

Se douta-t-il jamais que le bon ange qui, à ceque m’enseigna jadis ma nourrice, veille sur chacun de nous, avaitpris les traits chéris de Niète pour lui épargner une partie degifling, où le tour de main britannique eût certes infligéà l’Allemagne une cuisante défaite.

Peu importe ! Je trouvai l’énergie desourire, comme si son amabilité avait été du meilleur aloi, et duton le plus amène :

– À ce propos, permettez-moi de vousremercier d’avoir autorisé Miss Niète à venir au chevet d’unblessé. Une telle infirmière ferait rendre grâce à un assassin.

Attrape… Cela est un coup droit,j’imagine.

Eh bien, il n’est pas non plus en acierchromé… C’est pire encore… je ne connais pas le métal dont il futforgé.

Avec une tranquillité parfaite, ilplaisanta :

– Ne dépensez pas inutilement vos« grâces », je vous ai envoyé ma fille, non commegarde-malade, mais comme messagère.

Ah ! il allait carrément au but, lecomte.

Cet homme est un abîme d’inconscience, quedis-je, deux abîmes, trois abîmes, une chaîne d’abîmes.

Il ne m’eût pas rappelé un coup de bridge, depoker ou autre, avec plus d’indifférence polie.

Et, influence de la dimension en quoi que cesoit, je me surprenais à m’étonner devant cette gigantesqueinsouciance du crime comme devant une vertu anormale.

Je n’allais pas jusqu’à songer pour lui à unprix Montyon ; mais, en vérité, c’était tout juste.

Il profita de mon indécision. D’un ton pleinde désinvolture, il poursuivit :

– Donc, l’incident est réglé… Sans doute,il en peut naître d’autres. Vous êtes Anglais, je suis Allemand…Nous ne considérons pas l’archéologie du même côté de labarricade.

Audace ! audace ! il répétait mêmeles mots de notre conversation dans le sous-sol de l’Armeria… Ilallait toujours.

– Ceci n’est pas pour mepréoccuper ; la lutte, le struggle for life, comme vous ditesvous autres, les insulaires, est la nécessité même de l’existence.Donc, le sage est sur la défensive. Garde-toi ; je me garde.Je n’y insiste pas… Mais vous avez tout à l’heure parlé de mafille… Vous m’avez l’autre jour demandé sa main… et c’est de celaque je veux vous entretenir.

Il ferma le poing d’un air menaçant, peut-êtresans se rendre compte de ce mouvement réflexe de ma pensée, et lavoix soudainement durcie, il ajouta :

– Car je l’aime, ma Niète, elle est mêmele seul être que j’aime au monde, et je ne veux pas qu’elle souffred’une situation… Il hésita un instant et enfin acheva d’un accentvoilé… qu’elle n’a pas créée.

Il y avait du fauve dans l’expression de latendresse de cet individu.

Son torse robuste se cambrait, sa têtepuissante se rejetait en arrière, on sentait tous ses musclestendus vers le désir de broyer celui qui lui apparaissaitennemi.

À tout hasard, je me renversai légèrement dansmon fauteuil, et je croisai la jambe droite sur la jambegauche.

Dans cette position, en cas d’attaquebrusquée, je possède une certaine parade du pied, de bas en haut,qui asseoit un adversaire, ainsi que disent lesprofessionnels de la lutte, avec une puissance irrésistible depersuasion.

Je me repentais maintenant d’avoir mis à lalaisse le soufflet que, tout à l’heure, ma main brûlait dedétacher.

Dans le combat, il y a avantage etsatisfaction à frapper le premier.

Nous nous regardions comme deux, coqs decombat.

Il me sentait sur la défensive. Préparer laguerre, c’est semer la paix.

Ses nerfs se détendirent, il prit une poseabandonnée et riant d’un rire, où un reste de colère jetait un sonfaux :

– Allons, allons, expliquons-nouspaisiblement… On n’ajoute rien à la clarté avec une tête fêlée.

– Une ou deux, rectifiai-je en appelantsur mes lèvres, le plus gracieux de mes sourires.

– Une ou deux, comme vous l’exprimez,consentit-il sans difficulté.

Et se couchant presque sur son siège,allongeant les pieds sur le paravent de cuivre déposé devant lacheminée pour l’abriter du rayonnement direct de la flamme, ilm’indiqua d’un coup d’œil qu’il se mettait volontairement dansl’impossibilité de me surprendre par une attaque soudaine.

C’était clair, précis, évident.

Pour ne pas être en reste de confiance, jedécroisai mes jambes et repris une attitude plus correcte,mouvement qu’il accueillit par un hochement de têteapprobateur.

– Fumez-vous ? fit-ilgracieusement.

– Oui, j’ai ce vice… Je brûle un nombreincalculable de cigarettes.

– Veuillez donc allonger le bras… Dans laboîte de Spa, à l’angle de la cheminée. Je ne vous la passe pasmoi-même, parce que je suis assis dans une position qui m’interditde bouger.

Je m’étais levé. J’avais pris une cigarette,je l’allumai.

Et comme il faut toujours montrer à sonadversaire que l’on ne craint rien de lui, je laissai tombernégligemment :

– En effet, votre attitude n’est pasnaturelle. Et si elle ne vous est pas commandée par une infirmitéquelconque, je serais ravi de vous en voir changer. C’est du purégoïsme… Je me fatigue à vous voir ainsi.

Il ne se le fit pas répéter.

Un instant après, il s’était installécommodément dans son fauteuil de bureau, et d’un ton où plus rienn’apparaissait de la rage passée :

– Causons, voulez-vous ?

– Très volontiers.

– Vous êtes intelligent.

Je m’inclinai, parce que l’on s’inclinetoujours devant une appréciation flatteuse. Ce fut involontaire,mais l’habitude a une telle emprise sur nous.

– Vous êtes intelligent… certainementbrave… Reporter du Times, excellente référence qui ouvretoutes les portes et permet toutes les curiosités.

J’allais me récrier, trouvant l’ironie un peuforte, il me prévint.

– Je ne plaisante plus. Je livre mapensée sans détours. Prenez mes paroles comme elles sontprononcées. Je sais rendre justice même à mes ennemis.

– Ennemis est beaucoup dire.

– C’est dire simplement ce qu’il estimpossible de ne pas affirmer.

– Pourquoi ?

– Vous êtes Anglais.

Diable d’homme. Comme Anglais évidemment, dansles circonstances actuelles, je ne pouvais que lui être ennemiirréconciliable. Toutefois, j’essayai de lui faire admettre un« distinguo ».

– Permettez, ennemi, en tant qu’unité derace différente, je n’en disconviens pas… Mais l’homme que je suisn’est pas hostile de propos délibéré à l’homme que vous êtes ;et de cela vous devez être certain… Je fais pour vous tous les vœuxque mon loyalisme et mon amour me permettent de concilier,parce que vous avez à mes yeux un titre sacré. Vous êtes le père deMiss Niète.

Il secoua violemment la tête, ses yeuxs’animèrent.

– C’est précisément comme« père » que je veux vous entretenir pendant que je voustiens, pendant que cette visite, non cherchée par moi, m’assurecontre les interprétations inquiètes de… mon entourage.

Puis, effaçant toute trace de l’émotionintérieure que ces dernières paroles m’avaient laissé deviner, ilreprit d’un accent enjoué, plein de bonhomie :

– Nous nous sommes vus tous deux àl’Armeria, n’est-ce pas ?

– Je ne saurais en disconvenir,approuvai-je.

Et me passant comiquement la main sur lanuque, en évitant d’appuyer… car l’endroit était encore le sièged’une douleur que le plus léger contact réveillait, je m’en étaisbien aperçu le matin, en me brossant les cheveux.

– Je le saurais d’autant moins que lesouvenir est gravé là.

Il daigna saluer la plaisanterie d’un rireépanoui.

– Bon ! bon ! on ne grave quesur les temples. Jamais les graveurs ne se sont exercés sur desmasures.

Le comte décidément avait une façon originaled’envisager les choses, et gagné par sa jovialité, jeripostai :

– Merci pour mon temple ;mais, entre nous, je préfère qu’il n’y soit ajouté aucun ornement.J’invite les sculpteurs ou autres à des travaux éloignés de monsanctuaire.

– Oh ! déclara-t-il, ils sont bienloin, et jamais même l’idée ne leur serait venue d’ajouter à uneœuvre qui se suffit à elle-même. – On n’est pas plusgracieux ! – si les circonstances ne leur en avaient fait undevoir impérieux…

– Oh ! impérieux !…

Je me récriais, vous pensez… Ce devoir de mecasser la tête !

– Mais si, mais si, vous avez tort deprotester contre l’évidence.

– L’évidence n’est point évidente pourmon intellect.

– Mais si, vous allez être de mon avis.Nous nous rencontrons à l’Armeria. Avant même d’avoir échangé uneparole, nous savions qu’en archéologie, nous représentions deuxécoles rivales.

Ceci, je ne pouvais le nier. J’acquiesçai d’unsigne de tête. Le geste lui sembla suffisant, car il continuapaisiblement :

– Un choc était inévitable ; ilfallait, suivant l’expression maritime, être abordeur ou abordé.Vous-même, je pense, agitiez des pensées de cet ordre, quand, jem’en excuse, j’allai un peu plus vite que vous.

Ah ! qu’en termes galants ces chosesétaient dites.

Vraiment, le crime perd toute son horreurquand il est exprimé ainsi.

Aller un peu plus vite que moi, délicieuxeuphémisme pour énoncer que j’avais été assommé, et que moninterlocuteur sans doute ressentait un certain mécompte à constaterqu’il ne m’avait pas plus assommé que cela.

– Soit ! j’admets tout ce qu’il vousconviendra. Mais, je vous avoue en toute franchise, que je neperçois pas du tout vers quel but tend ce préambule… De l’esprit,des mots heureux, mais pas d’indication nette.

– Nous y arrivons, fit-il plus gravement,nous y arrivons.

Mais au moment où il ouvrait la bouche pourreprendre le fil de son discours, la porte s’ouvritbrusquement.

Un laquais parut, et comme le comtes’exclamait d’un ton de mauvaise humeur :

– J’avais ordonné que l’on ne medérangeât pas…

Le domestique répliqua :

– On aurait observé comme ; toujoursles ordres de Monsieur le comte mais un lieutenant demiquelets est là… il désire voir Monsieur le comte, à quiil a à transmettre une communication de l’Administration.

Nous sursautâmes tous deux.

Les sourcils de M. de Holsbeins’étaient contractés… Une même pensée avait rebondi sous nos deuxcrânes.

Sa qualité d’espion avait-elle été révélée àl’Administration ?

Cependant, il se domina et congédia le laquaispar ces mots :

– C’est bien. Veuillez conduire ici cetofficier de miquelets.

Je crus devoir me lever et me retirer, mais lecomte me retint.

– À quoi bon. Je n’ai plus rien à vouscacher maintenant. Ce brave militaire ne vous apprendra rien quevous ne sachiez déjà.

– Votre confiance m’est agréable,mais…

Il m’interrompit sans façon :

– Ma confiance ?… Allons, ne vousgaussez pas de moi à votre tour… Ma confiance !… Nous n’avonspas fini de causer, voilà tout.

Le laquais reparaissait, s’effaçant pourlaisser passer l’officier de miquelets avec, ce qui caractérisel’uniforme de cette troupe spéciale, ses gants verts.

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