L’Espion X. 323 – Volume I – L’Homme sans visage

Chapitre 16J’AI COMMIS UN CRIME

 

J’avais tressailli.

Holsbein, Kœleritz, ces noms évoquaient en moides souvenirs que la scène du crime m’avait un instant faitoublier.

Est-ce que je rentrais dans le drame politiqueque je devais, à un moment donné, raconter aux lecteurs duTimes ?

Et j’éprouvai un soulagement à sentir cettepensée traverser mon esprit. Le meurtre n’était plus un acte demalfaiteur vulgaire… C’était un épisode brutal, mais explicable,d’un duel mondial.

Mais alors, le personnage brun était doncennemi du comte de Holsbein ? Par suite, ami de X. 323.

Il ne me permit pas encore de l’interroger. Ilexaminait la lettre et monologuait :

– Une simple feuille repliée surelle-même, et fixée par deux pains à cacheter. Un jeu del’ouvrir.

Un canif à lame aiguë se trouva dans sa main,sans que j’eusse vu d’où il l’avait sorti.

Il plongea l’acier dans l’eau bouillante, ettandis qu’il attendait sans doute qu’il fût suffisammentéchauffé :

– Le pain à cacheter humidifié perd touteadhérence et peut se recoller le plus aisément du monde.

Il daignait m’expliquer ses actions. Ilcontinua :

– Avec un cachet de cire, cela eût été unpeu plus long… Mais, avec une empreinte que j’ai prise sur lecachet même du comte de Holsbein-Litzberg, le travail eût été faittout aussi proprement.

– Vous saviez donc que cette lettreallait passer à votre portée ?

Il eut un sourire.

– Naturellement. Naturellement !Mais cela n’est point naturel du tout. Mon interlocuteur compritprobablement ce qui se produisait en mon esprit, car il ajoutatoujours souriant :

– Tandis que M. de Holsbein setrouvait tout à l’heure dans le kiosque…

J’eus une exclamation involontaire.

– Dans le kiosque, vous savez ?…

L’étrange individu haussa les épaules, avec undédain aussi complet que si je lui avais demandé :

– Usez-vous d’une cuillère pour manger dela crème ?

Et poursuivant, sans même tenir compte par uneparole de mon interruption :

– Pendant ce temps, un messager de M. deKœleritz était arrivé à l’hôtel d’Avreda. –M. de Kœleritz est impatient, toutes les lenteurs deM. de Holsbein l’ennuient, et puis il ne serait pas fâchéd’arriver au bout de ses relations avec le comte…M. de Kœleritz est un fonctionnaire de « grandjour » ; l’autre est un fonctionnaire« d’obscurité ». Eh ! eh ! ricana l’inconnu, onsert le même maître, mais on se méprise… Bref, ce digneM. de Kœleritz qui aide les espions, en s’essuyant lesmains, pressait son correspondant de lui remettre le document.

J’écoutais bouche bée. Le personnage prenaitles proportions d’un être ubiquiste et féerique.

À la même minute, il semblait avoir assisté audrame moral se déroulant dans le kiosque et à l’arrivée de lamissive de M. de Kœleritz.

Ma stupeur me fit prononcer à hautevoix :

– Mais comment savez-vous cela ?

– Comment ? mais comme on sait toutechose. En voulant savoir.

Puis changeant de ton :

– Nous reprendrons tout à l’heure ;lisons d’abord la réponse de ce brave comte.

Il reprenait son canif à la lame humide, etl’introduisait délicatement entre les plis du papier que retenaientles pains à cacheter.

Un glissement d’une dextérité inouïe, lepapier est ouvert.

L’inconnu y jette les yeux.

– Une lettre, un plan, fait-il àmi-voix.

Puis, avec une ironie presqueamicale :

– Je n’ai pas de secrets pour vous, sirMax Trelam, je vous connais, je sais votre amour du Timestempéré par votre loyalisme. Écoutez ce que mande à son… complice,le comte de Holsbein.

Et il lut :

« Excellence.

« La nuit prochaine, j’irai prendre lapièce secrète là, où par bonheur je l’ai dissimulée. Donnez l’ordrequ’à toute heure, je sois introduit auprès de vous… Et après,après, veillez, car l’être infernal qui agit contre nous estredoutable… »

– X. 323, prononçai-je à voix basse.

Il me regarda d’un air railleur, puisexaminant le plan annexé à la lettre :

– Le plan du quartier avoisinant le muséede l’Armeria, fit-il d’un air tout pensif… Et ici un point marqué àl’encre rouge… qu’est ce point ?

Brusquement son regard s’éclaira :

– J’y suis… le Puits du Maure !…Oh ! oh ! monsieur le comte, vous connaissez bien Madrid…Seulement, je le connais tout comme vous-même !

Il exposa un instant la lettre à la vapeurs’échappant du réchaud.

Je compris qu’il amollissait les pains àcacheter de manière à refermer le billet sans laisser de traces desa violation.

Et la simplicité des procédés employés meremplissait d’étonnement. Une fois de plus, je constatais que lesadversaires les plus à craindre sont ceux qui ne se perdent pas encomplications inutiles.

Mais que fait donc mon singuliercompagnon ?

Il replace la lettre dûment cachetée dans lapoche du mort… Maintenant il a une petite fiole à la main ;dans cette fiole tremblote un liquide verdâtre.

Il introduit le goulot entre les lèvres ducadavre, et comme je le considère avec effarement, il s’exclamegaiement :

– Dans cinq minutes, il reprendra sessens et ne se doutera pas de l’intéressante expérience à laquellenous venons de nous livrer.

J’eus un cri naïf :

– Il n’est donc pas mort !

Qui m’attira cette répliquemoqueuse :

– S’il était mort, il lui seraitimpossible de remplir la mission dont son maître l’a chargé… Et jetiens à ce qu’il la remplisse à la satisfaction de tous.

Mais reprenant un ton moins badin :

– Seulement, pour qu’il ne soupçonnerien… il faut qu’il se retrouve à l’endroit où il est tombé.Voulez-vous m’aider à l’y reporter.

Du moment que le mort ressuscitait, l’aventuredevenait plaisante et digne d’amuser un reporter duTimes.

Sans me faire prier donc, j’exécutai avecl’aide de l’inconnu la manœuvre inverse de celle de tout à l’heure,et le domestique, mollement étendu sur le trottoir, je rentrai dansla chambre où je venais de passer par les émotions les pluscontradictoires.

Avec son flegme déconcertant, mon compagnon medésigna une chaise :

– Prenez place, M. Max Trelam, etcausons.

Certes, il allait au-devant de mes désirs,mais il m’eût été impossible de trouver un mot… mes idées seressentaient encore des impressions subies depuis mon lever.

Heureusement, l’inconnu avait conservé, lui,tout son sang-froid.

– M. Max Trelam, vous êtes un loyalsujet anglais ; cela seul suffirait à expliquer mon estimepour vous ; mais de plus, vous m’avez rendu à la Chambre Rougeun service signalé.

– Vous, c’était vous !

– De plus, depuis cet instant, vous vousêtes conduit comme un gentleman plein de cœur… Votre nobleintervention auprès d’une pauvre enfant qui pleure…

L’image de Niète se présenta à mes yeux.

– Ah ! m’écriai-je, emporté par lesouvenir rétrospectif de la scène du pavillon… Pourquoi avoirfrappé cette innocente victime… ?

Mon interlocuteur sursauta.

Ses paupières clignèrent à plusieurs reprises,une expression de souffrance passa sur sa physionomie, et d’uneintonation grave contrastant avec l’accent enjoué qu’il avaitaffecté jusqu’à ce moment :

– Les savants prétendent, dit-illentement, qu’agir c’est tuer. À chaque pas, nous écrasons despeuples d’êtres microscopiques. Nous ne sommes cependant pascoupables de ces hécatombes, dont nous n’avons pas conscience etque nous ne pourrions empêcher. Dans la partie engagée, il y aaussi des victimes qu’il ne m’est pas loisible d’épargner, sanscela…

Il secoua violemment la tête etreprit :

– Laissons cela… à quoi bon affirmer cequ’il est interdit de démontrer… J’ai voulu que vous viviez auprèsde moi un excellent article pour le Times… Ceci pour vous démontrerque vous n’avez pas obligé un ingrat. Que voulez-vous savoir ?Comment j’ai réduit l’envoyé du comte de Holsbein à l’état d’où ilva sortir ?

Il se pencha vers sa fenêtre, regarda audehors à travers les carreaux brouillés de poussière.

– Il ne va plus tarder à revenir à lui.J’ai pourtant le temps de vous renseigner. Connaissez-vous lecurare ?

– Ce poison végétal dontcertaines peuplades sauvages imprègnent leurs flèches… un poisonmortel.

– Non, pas toujours ; dilué dans uncomposé d’éther et d’eau, le curare devient un simplestupéfiant temporaire, dont l’antidote est la caféine, combinée ausuc de certaines plantes. Une sarbacane, une pointe imbibée decurare, l’homme tombe mort. Quelques gouttes de caféine… il seredresse et repart, convaincu qu’il a été pris d’un simpleétourdissement.

Et m’attirant auprès de la fenêtre :

– Voyez vous-même.

Je regardai dans la rue.

L’homme s’était redressé.

Il était là, assis sur le trottoir, se tâtantmachinalement d’un air stupéfait.

De toute évidence, il cherchait pourquoi il setrouvait dans cette situation.

Enfin, le souvenir lui revint… Au regardcirculaire dont il fouilla le sol, je jugeai qu’il cherchait lacause de sa chute.

Ne trouvant rien, il haussa les épaules avecdépit et se remit sur ses pieds. Encore un regard inutile. Unnouveau mouvement d’épaules ; et il se décida à se remettre enmarche.

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