L’Espion X. 323 – Volume I – L’Homme sans visage

Chapitre 12LA SITUATION POLITIQUE

 

Elle sortit en me regardant. Un instant, en lasuivant du regard, j’oubliai le garçon qui attendait toujours maréponse.

Cet homme toussa, sans doute pour me rappelerqu’il était la.

– Faites entrer, fis-je sèchement,quelque peu vexé de ma distraction.

Un moment après, sir Lewis Markham entrait.Cette fois, je le voyais en « civil ». Il portait dureste ce vêtement avec une aisance assez rare chez lesmilitaires.

Nous nous serrâmes cordialement la main.

– Allons, allons, fit-il, je vois quenotre blessé va pouvoir bientôt reprendre place dans le rang.

– Certes…

Il me coupa la parole.

– Par exemple, reprit-il, une fois rentrédans le rang, il importe de n’en plus sortir.

Je le regardai d’un airinterrogatif :

– Oui, répliqua-t-il, car le soldat quiveut jouer au général, si valeureux qu’il soit, fait perdre labataille à ses alliés.

Le ton de sir Lewis me choquait. Pourtant, jene me révoltai point.

Je sentais que, pour parler ainsi, il devaitavoir de bonnes raisons.

Sans doute, mon attitude lui plut, car sonaccent se fit moins sévère.

– Si l’on m’avait écouté, on ne vousaurait rien confié de l’affaire ; mais on a tenu à êtreagréable au Times… Cela atténue votre responsabilité… Unjournaliste, épris de sa profession, ne pouvait résister au désirde se rendre au Puits du Maure.

– Quoi ? Vous savez, m’écriai-je,stupéfait de voir le capitaine Markham au courant de mes faits etgestes.

Il me toisa d’un coup d’œilrailleur :

– Vous n’allez pas vous étonner de cela…Vous avez interrogé toute la ville pour découvrir l’emplacement duPuits du Maure… et quand on questionne une cité entière… le malheurest que vous avez éveillé la défiance du comte de Holsbein, qu’ilest sorti de l’Armeria avec vous, sans avoir tiré les documents deleur cachette…

Je ne pus arrêter cette phrasecurieuse :

– Alors, on l’a dévalisé en pureperte ?

– Presque.

– Que signifie ce :presque ?

– Que le papier dérobé à Londresmanquait ; mais que des notes chiffrées nous ontrévélé que le comte se croyait entouré d’ennemis, et qu’il allaittenter une expérience pour s’assurer que personne ne serait capablede rompre les mailles du filet tendu autour de sa personne.

Je songeai au voyage de Wilhelm Bonn ; cevoyage dont Niète m’avait vaguement parlé, mais ma « faimde savoir » fut plus forte, et je murmurai :

– Le filet tendu par X. 323 ?

Et le capitaine, inclinant la tête :

– Vous le connaissez ?

Cette fois, il haussa les épaules.

– Qui le connaît ?

– Pourtant, vous l’avez vu ?

– En dix occasions… Toujours différent delui-même…

Avec un abandon qui me prouva que l’attachémilitaire était aussi intrigué que moi, au sujet du mystérieuxpersonnage, répondant à l’appellation de X. 323.

– Ainsi, reprit-il, j’ai appris votreéquipée par lui… Il est venu à l’ambassade, dans mon cabinet, sousl’apparence d’un boy télégraphiste… d’un gamin de dix-huit ans àpeine… Il a deviné à mes regards dirigés vers la sonnerieélectrique, que je méditais quelque chose contre son incognito.

– Et ?

– Il m’a prévenu que je n’étais pas deforce… que nul ne le suivrait contre sa volonté. Il est sorti demon bureau… J’ai aussitôt téléphoné au concierge de dépêcher un denos agents à la poursuite du boy de la poste.

– Il lui a échappé ?…

– Plus fort que cela. L’agent et leconcierge prétendent qu’aucune personne répondant au signalementdonné n’est sorti de l’hôtel de l’Ambassade.

J’allais insister. Sir Lewis ne me le permitpas :

– Laissons cela, voulez-vous…Promettez-moi de ne plus tenter d’expédition comme celle du Puitsdu Maure… Au surplus, vous sachant mieux, est-ce pour cela que jesuis venu.

Je promis, très mortifié du résultat piteux demes entreprises.

– Bien, fit alors l’officier, sansparaître remarquer ma confusion… Puisque vous êtes raisonnable, jeveux vous faire part de quelques renseignements, qui auront leurplace dans l’enquête que vous poursuivez pour leTimes.

Du coup, j’oubliai tout le reste.

Me promettre des éclaircissements, prouvaitque, malgré les apparences, on ne me tenait pas rigueur d’uneincartade bien excusable.

– Donc, reprit-il, la situationfranco-allemande s’aggrave de jour en jour. Sans doute, legouvernement germanique, auquel les papiers dérobés à Londres fontdéfaut, essaie d’envenimer le débat autrement.

– Cela ne m’étonne pas.

– Moi non plus, car je sais que dans enavenir prochain, la guerre sera un besoin fatal pourl’Allemagne.

Et d’un ton doctoral, que l’on prendvolontiers dans les ambassades, lorsque l’on s’adresse à unprofane :

– Deux périls intérieurs menacentl’empire : le péril socialiste… La Social-démocratie enfièvreles nuits du souverain et de ses conseillers. Or, ce danger réelest sur le point de se voir multiplié par dix, à raison du krachindustriel imminent.

– Un krach industriel… dans ce pays qui asi extraordinairement étendu son champ d’opérations depuis1870 ?

– Parfaitement, avec les cinq milliardsextorqués à la France, après la guerre néfaste de 1870-71,l’Allemagne a créé son industrie de toutes pièces. Elle a le plusbel outillage du monde, parce que complètement neuf. Elle a dessavants, de remarquables ingénieurs, d’excellents ouvriers…Seulement, son capital ayant été dévoré par cette création…elle est aujourd’hui une immense maison de commerce à laquellele fonds de roulement fait défaut, et que la faillite, guette àchaque échéance.

Je restai muet.

La situation que Markham venait de préciseravec une si terrible netteté, m’apparaissait tellement dangereuse,que l’importance du document volé passa pour ainsi dire au secondplan dans mon esprit.

– La faillite ou le krach,puisque la faillite se nomme ainsi pour les États, mettrait sur lepavé trois millions de social-démocrates. Ces gens privés de painet bien enrégimentés, c’est la révolution certaine.

– Mais alors, quoi que l’on fasse, laguerre est inévitable, puisqu’elle est le seul dérivatif à larévolution qui menace le trône des Hohenzollern.

Mon interlocuteur approuva du geste :

– Elle est risquée, la guerre, depuis quenotre vieille Angleterre a amené la coalition défensive des peuplesd’Europe… Elle est un expédient désespéré… Le document serait untremplin… À son défaut, on essayera d’un palliatif…

Et avec un sourire ironique, car il esttoujours agréable à un Anglais de constater les embarras del’Allemagne, sir Lewis continua :

– Si l’on pouvait soutenir l’industrie enlui allouant des primes, peut-être parviendrait-on à lui fairetraverser heureusement la passe difficile. Seulement, on a calculéles sommes nécessaires… Il faudrait créer dans l’empire pour unmilliard d’impôts nouveaux.

– Ce que l’on vient de proposer auParlement.

– Justement.

– Ce projet ne sera pas voté.

– Je le crains, et alors ce sera laguerre.

J’eus une de ces exclamations patriotiques quel’on ne réprime par aucun raisonnement.

– Alors, pourquoi pas de suite ?

– Parce que dans quelques mois, la partiedéjà fort belle pour nos amis et pour nous, le sera devenuedavantage.

Puis, avec ce flegme admirable qui lecaractérise, sir Lewis reprit :

– L’Allemagne sait cela comme nous. Aussiest-elle tiraillée par le désir et la crainte du conflit.Savez-vous ce qu’elle exige maintenant pour l’incident deCasablanca ?

– Les bandelettes qui recollent ma têterépondent pour moi.

– Alors je vous éclaire. La France aaccepté de faire juger le différend par le tribunal arbitral de laHaye.

– Je sais cela.

– Eh bien, le gouvernement allemand exigeque la France exprime auparavant ses regrets des voies defait problématiques dont aurait été victime un employé duconsulat à Casablanca.

La prétention teutonne me stupéfia.

Avoir un procès, cela arrive à tout lemonde ; mais reconnaître que la partie adverse a raison avantde se présenter devant ses juges, cela ne s’est jamais vu.

Et la conclusion de mes réflexions fut cettephrase :

– En ce cas, la guerre estinévitable.

À ma grande surprise, mon interlocuteur nia dela tête.

– Non ?

– Non, parce que la France, sur leconseil ami de notre souverain…

Le capitaine salua avant depoursuivre :

– Va répondre diplomatiquement… Noussommes certains qu’en gagnant du temps, on peut encore retarderl’échéance… Si l’Allemagne perdait l’assurance de posséder bientôtle document dont la publication affolerait les cerveauxd’outre-Rhin, elle se montrerait conciliante… Eh ! eh !sir Max Trelam, vous avez appris à l’Université… je ne sais pluslaquelle… que l’élan moral est un facteur de succès nonnégligeable.

Et sur cette plaisanterie de pince-sans-rire,il acheva :

– Deux personnages peuvent faire parvenirle document : le comte de Holsbein, bien trop surveillé pourréussir… et M. de Kœleritz, cet envoyé extraordinairecommercial accrédité auprès du gouvernement espagnol… Informez-vousce soir de sa santé. Je crois que, d’ici à quelques jours, il nesera pas en état de rendre à son pays le service secret que l’onespère de lui.

– Que prétendez-vous me fairesupposer ?

– Cherchez, informez-vous… Et sur ce, jene veux pas vous fatiguer davantage… Au revoir, sir Max Trelam.Croyez que j’ai la plus sincère estime pour votre caractère.

Il marchait vers la porte.

Une dernière question me monta aux lèvres.

– Et la marquise de Almaceda, vous laconnaissez également ?

La « Tanagra » venait de seprésenter impérieusement à ma pensée.

Pourquoi ?

Était-ce pas association d’idées puisque lapersonnalité de X. 323 avait dominé tout l’entretien ?

Peut-être. En tout cas, la réponse de sirLewis ne me renseigna pas du tout.

– Madame de Almaceda, fit-il… grand nomespagnol ; femme exquise ; grosse fortune.

Et ouvrant la porte, sans attendre que jefusse arrivé près de lui afin de prendre ce soin.

– Ne vous dérangez donc pas… Se fairereconduire par un malade est stupidement cruel… Vivez heureux, sirMax Trelam.

Il était sorti, évitant ainsi lesinterrogations nouvelles que je n’eusse pas manqué de lui adresser,au sujet de l’énigmatique marquise de Almaceda.

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