L’Espion X. 323 – Volume I – L’Homme sans visage

Chapitre 20HEURES TROUBLES

 

Je restais étourdi.

La combinaison qui venait de m’être révéléem’apparaissait devoir aboutir au succès.

X. 323 non prévenu, donnerait tête baisséedans le piège à lui tendu.

Non prévenu… Eh ! by Heaven ! si jesavais où le rencontrer, je le préviendrais, moi… c’eût été mondevoir strict d’Anglais loyal.

Mais où rencontrer ce personnage que l’onn’entrevoyait jamais, s’il ne le permettait point.

Et puis comment même reconnaître un homme quin’a pas un visage habituel, auquel il soit possible d’attribuer sonnom ou son pseudonyme ?

Est-ce qu’il allait être victime de sesprécautions surhumaines ?

Serait-il un mort, parce qu’il lui avait plude vivre Sans Visage ?

Par cette question intérieure, on voit que monintérêt n’allait pas seulement au champion de l’Angleterre. L’hommelui-même en avait sa large part.

Je me sentais affectueux à l’égard dupersonnage mystérieux que je ne pouvais pas me vanter deconnaître.

Vous avez tous éprouvé les souffrancesd’amitié, l’inquiétude que cause la certitude qu’un ami fait unebêtise, s’enfonce dans une entreprise dangereuse ou compromettante,s’enlise dans des relations indignes de lui.

Je me trouvais dans cet état désagréable,pénible ; seulement ceci se compliquait pour moi de ce que masympathie n’avait possibilité de s’exprimer que dans le vide… Monami étant un véritable feu follet, un être insaisissable, unmythe.

Oh ! un ami Sans-Visage… Un ami que notreimagination nous montre mort, avec sur les épaules une tête àtransformations, c’est, je le jure, une impression de folie… Ilsemble que les lobes du cerveau se craquèlent, se fêlent, sedissocient.

Je suis persuadé que, derrière mon buisson, jefus durant un bon moment, absolument privé de raison.

Comment ne me trahis-je pas par un mouvementintempestif ? Je l’ignore… Les fous ont des minutes decalme.

Et puis, je me retrouvai dans ma cachette avecma lucidité renaissante… Ah ! ma raison revenait de loin. Unaérolithe vous tombant sur la tête doit produire des effets de mêmenature.

Le comte et son secrétaire causaientgaîment.

Ils se réjouissaient de l’issue probable deleur combinaison ; M. de Holsbein se rengorgeantsous les compliments sincères de son subordonné.

Et tout à coup, effet de réaction sans doute,luminosité succédant, par le jeu naturel desfonctions, au brouillard… une pensée, où plutôt une série depensées s’épanouirent claires, précises dans mon cerveau.

C’était Minerve sortant tout armée du crâne deJupiter… J’eus même le sourire en me remémorant le contemythologique.

Jupiter, atteint de migraine, à une époque oùl’on ignorait quinine, antipyrine et pyramidon, se faisant donnerun coup de hache sur la tête, ce qui mettait au jour Minerve,déesse de la sagesse.

Oh ! la sagesse humaine, résultat d’unemigraine, comme c’est bien cela !

Mais, voyons ma « Minerve »personnelle.

J’allais tâcher de regagner le salon sans êtreaperçu des causeurs… Je formulerais ma demande de mariagerapproché, dès la rentrée du comte.

Puis je partirais, je me rendrais là, oùj’avais déjà rencontré X. 323, avec l’espoir vague de l’yrevoir.

Je ne me dissimulais pas que ces démarchesprésentaient à peine une chance favorable sur cent… et encoreétais-je généreux en supposant même une chance.

Si tout cela était inutile ; alorsj’entrerais résolument en scène. Je savais le secret du Puits duMaure, donc, rien de plus simple que d’arriver dans le sous-sol del’Armeria. Et là, ma foi, là, je défendrais X. 323… Un Anglais n’apas le droit de déserter son drapeau… Un drapeau qui représentait àcette heure, chose étrange pour un drapeau, la paix del’Europe.

Très bien ! Mais j’avais promis à Niètede l’accompagner le soir au Théâtre Royal. Il était triste derenoncer à cette joie.

Foin de mes convenances individuelles ;le Times, la Great Britain, l’Europe, le Monde et autreslieux comptaient sur moi… Je m’excuserais, ma récente blessure mefournirait un prétexte excellent, pour rentrer à l’hôtel et mecoucher avec le jour. Oui, c’était cela.

Et avec des précautions qu’eût envié un Indiende Fenimore Cooper ou de Mayne Reid Captain, je quittai macachette.

Dieu et mon Droit ! Le Dieu britanniqueprotégeait le bon Droit, en vertu, sans doute, de l’accordintervenu entre les deux parties, lors de la confection de ladevise du Royaume-Uni, qui souligne si magistralement l’Écussonnational.

Et j’étais confortablement installé dans lesalon, lorsque M. de Holsbein se décida à réintégrer lecorps de logis principal.

Notre entrevue fut courte. Il écouta d’un airdistrait ma requête, et sans marquer les résistances que jecraignais, il fixa, à trois semaines de là, le jour où mabien-aimée Niète aurait été l’épouse de Max Trelam.

Évidemment, le meurtre de X. 323 lepréoccupait trop pour qu’il discutât une chose de si minceimportance que le mariage de sa fille.

En d’autres dispositions d’esprit, j’auraisjugé sévèrement son indifférence ; mais je me sentais moi-mêmesi impatient d’agir que je lui fus reconnaissant de m’épargnerl’ennui d’un entretien prolongé.

Je le quittai, le priant d’avertir Mlle deHolsbein que je souffrais de ma blessure, et que je croyais prudentde m’imposer un repos absolu.

Il haussa légèrement les épaules, comme pourdire :

– Reposez-vous autant qu’il vous plaira.Cela m’est parfaitement égal.

Mais il promit de transmettre mes excuses àNiète ; lui-même s’excusa sur des travaux urgents et allas’enfermer dans son cabinet de travail.

Il avait hâte de ne plus être en face de moi.Je concevais ce besoin d’être seul, vis-à-vis de sa pensée.

Allons, je pouvais me mettre à la recherche deX. 323.

Mais sous le vestibule accédant à la Carrerade San Geronimo, je me trouvai face à face avec Niète.

Elle n’avait pu supporter l’attente, etrentrait de meilleure heure avec Concepcion, afin de connaître plustôt le résultat de mon entretien avec son père.

La réponse la réjouit.

Puis elle s’inquiéta quand, avec un peud’embarras, je lui déclarai ressentir de violentes douleurs detête.

Pauvre chère mignonne… L’idée du mensonge nepouvait naître en elle. Elle fut la première à me conseiller derentrer, de ne pas sortir le soir même. Elle irait au Théâtre Royalavec Concepcion et son père…

Je fus sur le point de lui dire :

– Ne comptez pas sur lui.

Mais je retins à temps la phrase imprudente.J’abrégeai la conversation et je m’éloignai, en redisant après lachère douce enfant.

– À demain !

Ô chers yeux bleus ! chers yeuxbleus ! Pourquoi ne vous ai-je pas considérés pluslongtemps ; pourquoi n’ai-je pas pénétré mon âme de vosscintillements de saphirs ?… Regret subtil, facettedouloureuse dans les mille facettes du désespoir !

Le Salon du Prado, la maisonnette de la rueZorilla me virent successivement, anxieux, fureteur… Pas de X. 323,naturellement.

Je m’y attendais.

Un moment, j’eus la pensée de me présenterchez la marquise de Almaceda… J’y renonçai… Savais-je maintenantquels étaient les liens l’unissant à X. 323… Le connaissait-ellemoins superficiellement que je ne le connaissaismoi-même ?

Dans ces sortes d’affaires, on ne sauraits’entourer de trop de précautions.

Et enfin, le correspondant du Times,puisqu’il faut tout dire, n’était pas autrement fâché de jouer unrôle dans l’aventure.

Quel encens si je sauvais X. 323, et du mêmecoup la paix européenne. Le Times me tresserait descouronnes… d’or, car le « patron » est généreux pour ceuxqui servent bien le journal.

Plus il rentrerait d’or dans mon escarcelle,plus doux serait le nid que je bâtirais à ma bien-aimée« engagée ».

Ah ! fou ! pauvre fou ! lesphtisiques, lit-on, rêvent ; la vie impossible à l’heure mêmeoù elle s’éteint. Hélas ! ils ne sont point les seuls. Tous,tant que nous sommes, nous nous épuisons en projets, oubliant quel’avenir, ce collaborateur sans lequel rien ne se fait, ne nousappartient pas.

Je regagnai l’hôtel de la Paix. Je me munis dequelques sandwiches, d’un petit flacon d’Alicante et, la nuitprotectrice ayant étendu sa cendre sur Madrid, je m’engageai dansle dédale de rues devant me conduire à la Taberna Camoëns et auPuits du Maure.

J’arriverais à l’Armeria bon premier, en m’yprenant si longtemps avant l’heure fixée par le comte.

Peut-être, si X. 323 obéissait à unraisonnement analogue, me serait-il permis de le prévenir. Et c’estnous qui surprendrions le comte, oui l’immobiliserions sans,d’ailleurs, lui faire de mal.

Il est mal porté d’occire son beau-père, etcette idée ne se présenta même pas à mon esprit.

Je traversai la taberna sansencombre. Je me trouvai seul dans l’enclos du Puits. Le déversoirfonctionna dans la perfection… ; j’eus bien soin de lerefermer avant de descendre, afin que le niveau remontât à sondegré normal ; – il fallait vingt minutes pour cela, jel’avais appris lors de ma dernière expédition.

De la sorte, ceux qui me suivraient par lavoie souterraine, ne se douteraient pas qu’un représentant duTimes les y avait précédés.

Le couloir parcouru, je soulevai la dallemobile. Je la remis soigneusement en place, après qu’elle m’eûtlivré passage ; puis, à tâtons, dans le sous-sol obscur,j’allai me blottir derrière un caparaçon de guerre, admirableembuscade pour un curieux.

Et confortablement assis par terre, jedégustai mes sandwiches, raisonnablement arrosés d’alicante.

Quand on est de faction, il est sage derenouveler ses forces.

J’avais longtemps à attendre… Mais j’y étaispréparé. Le caparaçon s’accompagnait d’une housse somptueuse develours frappé et brodé… Je l’étendis sur le sol, sans respect poursa valeur historique, ni pour le haut personnage ignoré qui l’avaitautrefois chevauchée.

Je m’allongeai mollement sur cette couvertureimprovisée. Je me sentais désormais une patience inlassable.

Sur une housse, royale peut-être, je medéclarai que je commençais une faction de sybarite, et cela medonna véritablement un grand courage.

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