L’Espion X. 323 – Volume I – L’Homme sans visage

Chapitre 9L’AGNELET EXPIATOIRE

 

Rien n’est pénible comme de passer, sanstransition, d’une ambiance romanesque à l’atmosphère prosaïque dutrain-train habituel.

La perspective de rentrer à l’hôtel de la Paixme fit frémir d’indignation.

J’avais employé toute une soirée à évoluer aumilieu des récifs d’une intrigue tragique ; un vent de guerreet de massacres avait soufflé autour de moi, me donnant le grandfrisson de peuples en marche vers la mort, de trônes vacillant surleur base, de théories de canons prêts à cracher l’ultimaratio des dissentiments humains, et j’irais m’étendre entremes draps, ainsi qu’un bon bourgeois, lentement, stupide, après unejournée de petit négoce ?

Autant prescrire au Prince Charmant de seprésenter à la Belle aux cheveux d’Or avec un bonnet de coton surle chef.

Ceci, c’est ma vanité qui l’exprima. Au tréfonds de moi-même, uneimpression obscure, informulée, me poussait plus encore à ne pas mediriger vers la Puerta del Sol.

Je ressentais, sans bien m’en rendre compte,un désir intense de me porter dans le voisinage de l’endroit oùMlle Niète d’Holsbein avait été enlevée.

Pourquoi ? Quel intérêt présenterait pourmoi la vue de murs derrière lesquels il s’était passé quelque choseplusieurs heures auparavant ?

Sait-on jamais pourquoi l’on croit vouloirfaire ce qui est écrit ?

Quoi qu’il en soit, je me dirigeai versl’étroite rue de Zorilla.

À ce moment de la nuit, la petite voie étaitsilencieuse, obscure, déserte, ainsi qu’il advient pour tous lespassages qui ne relient pas des artères fréquentées.

Le long mur du parc de la Casa Avreda,continué par celui de la Villa Hermosa voisine, empruntait àl’ombre un aspect sinistre, et par-dessus sa crête, les arbres auxfeuillages jaunis entre-choquaient lugubrement leurs branches.

Dominant la muraille, telle une tourelleminuscule, le pavillon, théâtre du drame, apparaissait, le rayond’une lanterne lointaine éveillant, à sa surface, en unpoudroiement imprécis, les ors et les carmins enluminant lesboiseries. Une tristesse pesait sur les choses mornes. Le cielténébreux, où des nuages pressés se hâtaient, chassés par le vent,ainsi qu’un troupeau fuyant l’ardeur agressive du chien de berger,semblait suinter de la douleur.

Il est cependant fort possible que cessensations provinssent tout simplement de la détente nerveusesuccédant à la surexcitation à laquelle j’avais été soumis depuisvingt-quatre heures.

Je m’étais arrêté en face de la petite portede service, percée à peu près au centre de la muraille du parc,quand un léger déclic me fit tressaillir.

Quelqu’un se trouvait de l’autre côté de cetteporte et l’ouvrait.

Une forme féminine se dessina dansl’encadrement, parut écouter, puis risqua quelques pas prudentsdans la rue.

Un mince rayon de lune filtrant à traversl’écran des nuées me permit de reconnaître Concepcion.

Ah ! ah ! Quelle chose appelait lacamériste dans la ruelle déserte, à une heure aussiavancée ?

En me posant cette question, je fisinstinctivement un pas en avant, sortant de l’ombre qui m’avaitdissimulé jusque-là.

Concepcion eut un cri d’épouvante ; maisaussitôt, elle distingua mes traits et s’approcha vivement.

– Ah ! señor, c’est la bonne Vierged’Atocha qui vous envoie. Je mourrais de peur à être seule, parcette obscurité, dans cette rue qui semble un coupe-gorge.

– Pourquoi y êtes-vous, en ce cas ?Rentrez.

– Je ne dois pas.

– Comment ?

– J’attends la señorita Niète.

– Vous ?…

Elle attendait la captive du X. 323 àprésent !

Par ma foi, c’était une heureuse inspirationqui m’avait amené là. J’allais sûrement apprendre du nouveau. Etd’un ton engageant :

– Je croyais…

La pétulante Espagnole ne me laissa paspoursuivre.

– … Moi aussi, je croyais,bredouilla-t-elle avec volubilité, mais il paraît que je metrompais, la Sainte Madone en soit bénie. J’ai été prévenue que laseñorita rentrerait par la rue de Zorilla entre une heure et uneheure et demie du matin, et d’avoir à tenir la porte de serviceouverte pour la recevoir.

– Prévenue ? répétai-je surpris.

– Oui, señor, par une lettre.

– De qui ?

– Oh ! cela, je n’en sais rien… Jel’ai trouvée dans ma pochette… C’est un peu après que je vous euslaissé dans la chambre de cet ivrogne d’Antonino… Qui l’avaitglissée là ?… Voilà ce que les Archanges pourraient peut-êtrebien dire, mais une pauvre fille de chambre n’en est pascapable.

Et, continuant avec un redoublement devivacité :

– L’important est que la lettre soitarrivée à son adresse, et que la porte soit ouverte pour la chèreet douce señorita. Si le señor, qui déjà a été si bon pour Marco etpour moi, voulait attendre jusqu’au retour de la chère petitefleur, je lui serais reconnaissante comme au Seigneur lui-même, carje n’aurais plus peur et je ne sentirais plus mon cœur se crispercomme un picador boulé par le taureau.

Il y a des minutes où un gentleman pense toutnaturel de veiller sur la tranquillité d’une maid (fille,domestique) avec laquelle, en temps ordinaire, il dédaignerait dese commettre.

Il avait suffi à Concepcion de prononcer cetteparole magique :

– La señorita va venir.

Pour me faire oublier l’incorrection,l’impropriété de ce tête-à-tête nocturne avec uneservante.

Je me figurai de bonne foi que j’agissaisuniquement comme correspondant du Times… Depuis, je mesuis demandé souvent si, à cet instant déjà, Max Trelam, gentlemanpitoyable au sort d’une jeune fille inconnue, frappée horriblementpar la fatalité, ne subissait pas une inexplicable attractiontélépathique.

Que soit vraie l’une ou l’autre de cessuppositions, le fait certain est que je m’improvisai le garde ducorps de Concepcion, laquelle, dans sa satisfaction, se laissaemporter jusqu’à me promettre l’accès gratuit de la futureconfiserie sur le Prado.

Voilà à quoi l’on s’expose quand on obéit à lacuriosité professionnelle, ou sentimentale.

Au surplus, sauf ce léger inconvénient, jedois rendre à la soubrette ce témoignage qu’elle ne m’obligea pas àprendre part à la conversation.

Elle en fit tous les frais, utilisant cetteprodigieuse faculté qu’ont certaines femmes et beaucoup d’hommespolitiques de parler comme dix sans penser comme un.

Cela dura, je n’en ai pas la notion exacte, lebavardage incessant de la fille me plongeant dans une sorted’engourdissement. Je ne m’étonnais même pas de la confiancequ’elle me témoignait.

La fatigue, sans doute, obscurcissait monjugement ; sans cela il m’eût paru au moins étrange qu’ellem’eût parlé de la disparition de Niète, alors que la foule accourueà la réception du comte de Holsbein avait dû se contenter del’excuse vague d’une indisposition subite, expliquant l’absence dela pauvre enfant.

X. 323 ne me l’a jamais avoué, mais je crois,aujourd’hui, que ce profond analyste des hommes placés sous sonregard m’avait percé à jour, qu’il avait prévu, avec unecertitude absolue, les actes auxquels me conduiraient mon caractèreet mon tempérament, et qu’à ce moment même, j’obéissais, sans m’endouter, à ce qu’il avait jugé plus utile.

J’étais une unité dans la comédie douloureusedont cet homme était seul à régler les péripéties. Et nul nem’ôtera de l’idée qu’il m’avait choisi pour créer un motif dedistraction, d’erreur à son adversaire,M. de Holsbein.

Et je suis son ami, plus que cela, jel’admire ! Je m’incline devant cette force, ainsi que le marinse courbant sous la tempête, tellement conquis par la puissancerévélée, que la critique ou le reproche n’ose plus se formuler. Unchuchotement.

– La voici !

C’est Concepcion qui me désigne, là-bas, uneombre s’avançant lentement.

J’ai comme un choc à la poitrine, et jeregarde, je regarde, sans un mot, sans un geste.

Je ne distingue qu’une silhouette à peineestompée : le visage, la taille, la tournure, me demeurentinvisibles, et pourtant jamais je n’ai ressenti aussi nettementl’impression de la douleur.

Autour de cette ombre, progressant dansl’ombre des choses, flotte, impalpable et cependant poignant,quelque chose de déchirant, de fatal. Il y a là une agonie d’âmeque l’âme devine.

Je crois que Concepcion elle-même est en proieà une sensation analogue, car la suivante s’est immobilisée.

Elle reste figée, le cou tendu ; oncroirait qu’elle hésite à présent à reconnaître sa jeune maîtresse,qu’elle doute du témoignage de ses yeux.

D’un geste machinal, elle m’enjoint de rentrerdans la zone des ténèbres qui ourle le mur.

Pourquoi ? À quel instinct obéit cettefille simple ? Et j’obéis avec le sentiment qu’elle a raison,que ma présence est déplacée. Je m’éloignerais si cela m’étaitpossible sans me faire remarquer.

Niète se rapproche. Tout près, elle a ungémissement.

– Concepcion !

– Señorita !

La voix de la jeune fille a secouél’indécision de l’Espagnole. Son exubérance reprend le dessus. Ellebondit auprès de sa maîtresse, l’enlace éperdument, avec des motssans suite, qui caressent celle que ses bras emprisonnent, quimenacent ceux par lesquels elle a souffert.

Et, sous la clarté de la lune, réapparue commepour jeter une auréole bleuâtre à cette scène touchante, Niète deHolsbein se montre à mes yeux. Le corps de ténèbres devientlumière, le spectre imprécis se fait femme.

Le pâtre génois qui assista à la métamorphosede l’écume des flots en la divine incarnation de Vénus, dutéprouver un saisissement analogue.

Tout à l’heure, elle n’était rien, qu’unetache plus noire dans le noir. Maintenant, ses cheveux blonds, sonmignon visage parlent, ses yeux de pervenche semblent rayonner dela lumière. Une petite étoile terrestre venait de s’allumer en facede moi.

Ô puissance du décor, puissance des effets duclair et de l’obscur opposés !

C’est sous cet aspect que je la reverraitoujours.

– Venez, venez vite, señorita. Laréception dure encore. Votre père sera ravi…

– Mon père !

Dire ce qu’il y eut d’épouvante dans ses deuxmots est impossible.

La jeune fille s’était rejetée en arrière,toute sa personne raidie en une résistance soudaine.

Et brusquement, elle éclata en sanglots,laissa tomber son front sur l’épaule de sa servante, avec desexclamations déchirantes.

– Mon père !… Oh ! monpère !

Cette plainte me pénétra… je ne trouve pas decomparaison sortable pour exprimer à quel point je souffrais de lasouffrance qu’elle révélait.

Je me précipitai vers les deux femmesenlacées. Sans trop savoir ce que je disais, tant était grand monémoi… je bredouillai.

– Max Trelam, du Times… Je nesuis pas pour vous effrayer… Conception a raison. Vous devezrentrer, chercher l’oubli de cette journée dans le sommeil.

Elle avait levé la tête. Ses yeux se fixaientsur moi avec une expression affolée.

– L’oubli ! redit-elledésespérément.

Puis brusquement, comme frappée parl’inexpliqué de ma présence :

– Quelle honte ! quiconque se croitautorisé à m’adresser la parole !

À quelle pensée intime correspondait cettephrase. Je compris qu’elle sentait que le reproche ne m’atteignaitqu’indirectement… Il était prononcé d’une voix douce, commeabsente… Cela était pénible et suave, et triste infiniment.

Mais Concepcion essayait de l’entraîner.

– Venez, señorita, venez…

Et se tournant de mon côté :

– Oh ! señor, si j’osais… je vousprierais de traverser le jardin… M. le comte est encore dansles salons…

Elle n’acheva pas. Avec une énergie sauvage,Niète disait :

– Je ne le veux pas ! Je ne veux pasque mon père me sache là !

Puis une crise de larmes… Elle s’affaisse dansles bras de la fille de chambre qui m’appelle à son secours.

À nous deux nous transportons la jeunepersonne à demi évanouie… Un banc de pierre se trouve à quelquespas de la porte, auprès du perron accédant au pavillon.

Niète y est déposée.

Je devrais partir, laisser à cette douleurimmense l’apaisement de la solitude, et je ne m’en sens pointl’énergie.

Nous restons ainsi… elle assise, Concepcionpenchée sur elle, moi debout en face de ce groupe désolé.

De temps à autre, la servante veut décider sajeune maîtresse à regagner ses appartements. Celle-ci refuseobstinément.

– Non, non, plus tard… Quand tout seraéteint.

Quel drame est au fond de cetteobstination ?

Et cependant l’obscurité envahit peu à peu lafaçade de la Casa Avreda que l’on aperçoit à travers les arbres.Une à une, les fenêtres s’obscurcissent. On dirait des yeux qui seferment.

La façade à présent est toute noire.Concepcion la montre à la jeune fille. Celle-ci se dresse sur sespieds, s’appuyant au bras de sa suivante.

Et je murmure la phrase banale, alors qu’enmon être bouillonne une émotion surhumaine.

– Mademoiselle, permettez que, demain, jevienne prendre de vos nouvelles et obtenir une présentation pluscorrecte.

Elle fait non de la tête… Non, non,obstinément.

– Je vous remercie de votre intérêt,Monsieur, mais nul ne doit s’inquiéter de moi… Elle s’arrête, commeprise de peur devant des paroles informulées.

– Pourtant…

Elle s’éloigne, secouant toujours la tête,dans une négation machinale, sans fin… Elle disparaît à travers lesfeuillages. Je suis seul.

Le mieux est de rentrer à l’hôtel de la Paix…Et je sors, je tire la porte de service sur moi.

Je regagne la rue San Geronimo, la Puerta delSol, sans me douter que je viens de donner tout mon cœur à cettepetite fille blonde qui pleurait.

La fille d’un espion ! Moi, MaxTrelam !

Non, pour moi, elle ne le sera plus désormais…Elle sera seulement la victime expiatoire du crime auquel elledemeura étrangère ; elle sera l’agnelet blanc, dont le sangcoule sur les autels farouches, pour apaiser la colère de divinitéssans justice et sans pitié.

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