L’Espion X. 323 – Volume I – L’Homme sans visage

Chapitre 16LE MIQUELET

 

Pas mal du tout, ce lieutenant, en dépit deson titre de miquelet, qui porte à rire, quand on a vu défiler lestroupes appartenant à cette arme.

Vingt-sept ou vingt-huit ans, le visagerégulier, la taille peu élevée, mais cependant un peu supérieure àla moyenne espagnole, il se présenta fort convenablement.

– Monsieur le comte de Holsbeinm’excusera ; mais un ordre de l’Administration m’obligeait àinsister pour être introduit en sa présence.

– Ne vous excusez pas, lieutenant… etvenez au fait, je vous prie.

L’officier me regarda du coin de l’œil,semblant se demander s’il pouvait exposer son message en maprésence.

– Monsieur est un autre moi-même,s’empressa de déclarer le comte qui ajouta aussitôt, l’inquiétudequi le tenait à cet instant n’étant point suffisante à réfréner sonbesoin de persiflage… un autre moi-même ; nous établissionsjustement un parallèle entre nous, quand on vous a annoncé.

Joli le parallèle, où il me démontrait,qu’après avoir assommé les gens, on est encore capable de les« raser ». C’est je crois l’expression de mes confrèresfrançais.

Le miquelet, lui, ne se douta pas que lesparoles prononcées pussent exprimer autre chose, que leur senslittéral et, de très bonne foi, il me salua respectueusement, avecla considération due à l’autre soi-même du riche comte de HolsbeinLitzberg.

– Je m’explique donc, Monsieur lecomte.

Et posément, narrant avec méthode, endécomposant, indiquant ainsi qu’aux yeux du lieutenant l’artoratoire apparaissait tel un maniement d’armes, ilraconta :

– Ce matin, vers la dixième heure, letrain international express Madrid-Irun-Paris-Cologne-Berlinarrivait en gare frontière d’Irun, avec deux heures trente-cinq deretard seulement, ce qui, je le fais remarquer en passant,constitue le record d’exactitude de l’année.

Je pensai à part moi que le miquelet eût étéplus adroit de ne pas insister sur ce point. J’oubliais qu’enEspagne, la lenteur et l’irrégularité des trains est telle que lepeuple qui ne manque pas d’esprit, a créé ce dicton :

« Si tu es pressé, enfourche unemule ;

« Si l’exercice est nécessaire à tasanté, promène-toi avec tes pieds ;

« Mais s’il te faut te dresser à lapatience, sers-toi du chemin de fer. »

Lui, cependant, progressait dans son récit,avec une lenteur méthodique qui semblait empruntée auferrocaril lui-même.

– Le chef de train courant le long duquai pour avertir les voyageurs qu’à Irun tout le monde descend,sauf les personnes utilisant des places de wagons-spécialisés,découvrit, étendu sur la banquette d’un compartiment de premièreclasse, un señor profondément endormi.

Il tenta de le tirer de son sommeil par desappels réitérés.

– Eh ! señor ! Irun ! Toutle monde descend. Irun, frontière française… etc., etc.

Le voyageur continuait à ronfler de toutes sesforces.

Inquiet de cette faculté excessive de dormir,l’employé en référa à un inspecteur, lequel se précipita chez lesous-chef de gare, qui bondit chez le chef, et ces troisfonctionnaires, après une rapide délibération, décidèrent dedescendre, à bras d’hommes, le dormeur qui ne paraissait point apteà descendre sur ses jambes.

Des hommes d’équipe, requis, transportèrent levoyageur inconnu dans le bureau du chef de station, où les joignitbientôt don Lorenzo Parfaragate, médecin de la Faculté de Séville,docteur ès soins sanitaires, lequel déclara que l’inconnu avait étéendormi par les vapeurs du chloroforme, et que, selon toutevraisemblance, il se réveillerait dans un instant peu éloigné.

Cependant, l’on constatait que le patientavait subi un étrange traitement.

Ses chaussures lui avaient été enlevées. Oneût beau fouiller les wagons remisés alors sur une voie degarage ; on ne retrouva aucune trace de ces souliers que, àson réveil, le dormeur affirma avoir été à ses pieds et être dessouliers molière, lacés, de la pointure 42, en box calf boutverni.

Naturellement, cette assertion ne pouvait êtremise en doute, car, il était certain que l’homme n’aurait pu gagnerle train et s’y installer en portant seulement à ses pieds leschaussettes, rayées de vert et de rouge, qui les couvraientactuellement.

Je me tenais pour ne point rire.

Le miquelet nous récitait avec un sang-froiddéconcertant le rapport administratif.

Seulement, il parlait depuis cinq bonnesminutes, et ni moi, ni le comte ne savions en quoi nous intéressaitce voyageur déchaussé.

Je voyais les traits deM. de Holsbein marquer une impatience grandissante, maisil jugeait probablement qu’interrompre un bavard n’a d’autrerésultat que de prolonger son bavardage. Et il se contraignait àlaisser le miquelet enfiler des phrases, les unes au bout desautres.

Celui-ci, du reste, montrait par ses gestesétudiés, ses expressions de physionomie, qu’il considérait, de parsa prose, nous offrir un régal littéraire tout à faitexceptionnel.

Très digne il reprenait :

– On devait donc supposer que leou les malfaiteurs, l’emploi du chloroforme entraînel’hypothèse criminelle, car vous savez mieux que moi-même, sansdoute, señores… encore que mon expérience personnelle me donne voixau chapitre ; vous savez, dis-je, qu’en dehors des casd’intervention chirurgicale, le chloroforme n’est point uncondiment dont l’homme assaisonne son existence.

Or, dans l’espèce, il était évident que lachirurgie n’avait point eu à intervenir. Tout au plus, un bottiereût pu être mêlé à l’affaire, puisque le dormeur se trouvait privéde ses souliers.

– Mais enfin, s’exclama le comte, pousséà bout par l’intarissable et monotone discoureur, en quoi tout celame concerne-t-il ?

À la bonne heure… Voilà une question sensée…Moi aussi, je désirais savoir.

Mais le lieutenant ne se troubla point pour sipeu.

– Vous le saurez, señor comte, vous lesaurez quand le moment sera venu ; mais un personnage de votreimportance ne peut vouloir qu’une communication administrativemanque de méthode. En toute chose, il importe de commencer par lecommencement et de progresser ensuite logiquement vers laconclusion.

– Alors, progressez, lieutenant,progressez… En ce moment, nous marquons le pas.

La réflexion amena un sourire sous lamoustache noire de l’officier.

– Très judicieux, fit-il d’un tonapprobateur, je progresse, comme vous le désirez.

Et imperturbablement, il reprit son récit, làoù il l’avait laissé.

Ah ! quand un Espagnol se mêle d’êtreflegmatique, il recule les limites du flegme tolérable.

– Nous disons donc que des criminels ontassurément « chloroformé » notre voyageur.

Ce qui militait encore en faveur de cettehypothèse somnifère, c’est que non contents de l’avoir déchaussé,les malfaiteurs s’étaient amusés à découdre les doubluresde ses gilet, veston, pardessus ; à enlever la coiffe de sonchapeau, celle de sa casquette à oreillettes, destinée au voyage,bouleversé le contenu de sa valise. Le nombre et la complication deces opérations démontrent péremptoirement la volonté de lachloroformisation. En effet, sans le secours de cet anesthésique,on n’eût pu procéder à pareil remue-ménage.

– Mais c’est un homme que l’on a fouillé…Peut-être le jugeait-on porteur de papiers importants, qu’il eût pudissimuler dans les doublures, chaussures, et autres endroits où iln’est point d’usage de placer des paperasses, grondaM. de Holsbein décidément mis hors des gonds.

Ce me fut un trait de lumière.

Je comprenais le « motif » del’incident du chloroforme.

Mon « beau-père », sous l’influencede l’événement, avait dévoilé la pensée qui, depuis le début ;du récit du lieutenant, tenaillait son cerveau.

L’officier, lui, n’y vit que la marque d’uneperspicacité supérieure, et avec une nuance de respectueuseconsidération :

– Le señor comte a mis le doigt dans le« mille ». C’est bien là en effet ce que les premièresconstatations ont paru tendre à démontrer ; seulement…

Il fit une légère pause, sans doute pouraccentuer l’effet de la phrase suivante, puis acheva :

– Seulement, à son réveil, le voyageuraffirma n’avoir jamais eu en sa possession de papiers pouvanttenter la cupidité des voleurs. Il rentrait dans sa famille, et necomprenait absolument rien à l’attentat dont il avait étévictime.

– Passons, passons, ordonna le comte,avec une nervosité que décelait toute sa personne.

– C’est ici, señor comte, repritl’impitoyable miquelet, que j’aurai enfin l’honneur de vousapprendre en quoi toute cette affaire vous intéresse. Vousreconnaîtrez que j’y suis arrivé par le chemin le plus normal, car,sans les explications préliminaires, la fin de ma narrationn’aurait aucun sens.

Eh bien ! le voyageur interrogé par moncollègue Vélorez, lieutenant de la 3e compagnie dubataillon miquelet du district de San Sébastian, la Perla delOceano, déclara répondre aux nom et prénom de Wilhelm Bonn, natifde Hambourg (Allemagne), âgé de trente-sept ans, célibataire,exerçant la profession de secrétaire particulier de VotreExcellence !

J’attendais cette conclusion depuis unmoment.

Elle ne provoqua chez moi aucune surprise.

Mais le comte fit une grimace rageuse, serrales poings et d’un ton où tremblotait la rage :

– C’est pour me conter tout cela, quel’on vous a dérangé, lieutenant.

L’autre persista à sourire aimablement.

– Pour cela et pour contrôler les diresde Wilhelm Bonn. Il a repris le train pour Madrid, mais lagendarmerie veille sur lui. Et l’on m’a chargé par letelegrafo (télégraphe), de m’enquérir auprès de vous de laréalité de la personnalité en question.

– Tout ce qu’a dit ce brave garçon estl’exacte vérité.

– Alors, on le laissera paisiblementdébarquer en gare de Madrid et gagner votre demeure, señor. Fautede votre affirmation, on l’eût appréhendé à la descente du train,car il ne suffit pas de se poser en victime, pour tromper l’œiltoujours ouvert de la police ; il faut encore faire la preuved’un état civil indiscutable.

Il se levait, saluait, multipliait les« gracias, señor », s’excusait du temps précieux dérobéau señor comte ; mais les exigences du devoir, la discipline,l’intérêt majeur de la sécurité publique, les lois et règlementsrégissant les chemins de fer…

Ah ! les bavards. C’est alors qu’ilsn’ont plus rien à dire, qu’ils se montrent le plus résolumentdiserts.

N’eût été sa qualité de messageradministratif, je crois bien que M. de Holsbein l’eûttranquillement jeté par la fenêtre.

C’est ce que je crus comprendre auxpalpitations furibondes des narines de « beau-père », etaux regards sournois qu’il jetait vers la croisée.

Enfin, le lieutenant se décida à laretraite.

Au seuil de la porte, il marqua l’intention denous régaler d’une nouvelle succession d’excuses.

Mais le comte en avait décidément assez.

Il coupa court à l’averse oratoire quel’attitude de l’officier faisait prévoir, et poussantirrésistiblement la porte, de façon à interposer son épaisseurentre sa propre personne et le visiteur, il prononça d’un ton sansréplique :

– Merci, lieutenant… Voici cinq pesetaspour votre peine.

Le miquelet saisit la pièce d’argent, la portaà ses lèvres ; la solde est faible, en Espagne, et biencertainement le pauvre officier remerciait la Madone de sonaubaine.

Mais la porte se ferma, nous séparantdéfinitivement du lieutenant, qui en fut probablement réduit àréciter sa reconnaissance pour lui tout seul.

Oh ! il n’était pas à plaindre. Noussavons qu’un bavard n’a cure d’être écouté. Parler lui suffit. Ilparle comme le hanneton bourdonne, d’instinct… C’est le mouvementde la langue qui le passionne, et non pas, l’attention de l’oreillequi lui est totalement indifférente.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer